décembre 2024
Christophe Al Kurdi Chargé de recherche au Groupement romand d'études des addictions (GREA)
Parce ce que, depuis les années 1960, nous faisons moins d’enfants et vivons nettement plus longtemps, notre société occidentale vieillit : la proportion de jeunes diminue alors que celles des retraités et des personnes très âgées ne cesse d’augmenter. Ce vieillissement démographique concerne également les personnes qui consomment des substances psychoactives (SPA). Depuis 1998 et la publication de lignes directrices de l’administration américaine (the Substance Abuse and Mental Health Services Administration ou SAMHSA) qui alertait de « l’abus de substances chez les personnes âgées» [1], cellesci sont régulièrement au centre de l’attention de nombreux organismes publics (p. ex. EUDA [2], [3], [4], RCPSYCH [5], ONUDC [6], OICS [7]). Qu’elles soient issues de la génération des baby-boomers (nés entre 1946 et 1964) ou de la génération X (1965-1980), ces personnes d’âge mûr interrogent depuis quelques années déjà les pratiques des institutions spécialisées dans la prise en charge des addictions. D’ici peu, l’ensemble des services dédiés aux soins des personnes âgées, à la prise en charge des troubles neurocognitifs ou à l’accompagnement en fin de vie devrait être concerné par cette population.
Cet article introductif, issu d’une recherche exploratoire réalisée par GREA pour le compte de l’Office fédéral de la santé publique suisse [8], rappelle quelques faits et survole différents enjeux liés au vieillissement des personnes qui consomment des SPA.
TROUBLES DE L’USAGE DE SUBSTANCES (TUS) ET VIEILLISSEMENT
Éléments de compréhension Spécificités cliniques : en raison d’un métabolisme plus lent, les personnes âgées sont affectées par les SPA différemment des adultes plus jeunes, et de plus petites quantités peuvent avoir un impact plus important. Les SPA peuvent également aggraver les maladies chroniques préexistantes et, parce que les seniors prennent souvent plus d’un médicament, augmenter les risques d’interactions médicamenteuses dangereuses.
Consommation précoce / tardive : les cliniciens distinguent les personnes âgées dont la problématique addictive a débuté tôt dans la vie et se poursuit jusqu’à un âge avancé, des personnes âgées qui, en réaction à des évènements critiques du parcours de vie ou de problèmes de santé, glissent tardivement d’une consommation non problématique vers un TUS. En cas de consommation précoce, les processus de vieillissement sont accélérés par la consommation, la tolérance diminue et les comorbidités augmentent. Lorsque la consommation est tardive, les personnes ont tendance à être plus stables, mieux intégrées socialement et mieux préparées au traitement.
Substances concernées : les substances légales (alcool / tabac) et les médicaments prescrits (sédatifs / antalgiques) sont les principales substances consommées par les aînés. L’alcool, qui concerne 57% des patients de plus de 65 ans hospitalisés pour un TUS en Suisse, est la substance la plus problématique, devant le tabac (19%), les sédatifs (19%) et les opiacés (3%). Pour cette tranche d’âge, les prises en charge en raison d’autres substances (cannabis, cocaïne, etc.) restent actuellement anecdotiques.
Problèmes connexes2 : en plus des maladies bien connues, comme la cirrhose, l’hypertension, le diabète ou le cancer, la consommation excessive de substances est reliée à d’autres problématiques de santé. À titre d’exemples, le tabagisme, une consommation excessive d’alcool ou encore un usage prolongé de sédatifs (benzodiazépines et médicaments Z) sont associés à un risque augmenté de développer des problèmes neurocognitifs (p. ex. démences vasculaires, maladie d’Alzheimer) La prescription d’antidouleurs opioïdes complique la prise en charge antalgique. Quant aux troubles psychiatriques (p. ex. dépression, troubles de la personnalité), ils sont surreprésentés chez les consommateurs excessifs.
Enjeux
Repérage : l’identification d’un TUS chez les personnes âgées n’est pas simple. Les signes et symptômes d’une consommation excessive peuvent facilement être confondus avec les manifestations d’un vieillissement normal, de troubles physiques, mentaux ou neurocognitifs courants chez cette population
Diagnostic : les deux outils communément utilisés pour diagnostiquer un trouble de l’usage de substances (DSM-5 / CIM-10) sont mal adaptés aux personnes âgées. Celles-ci peuvent rencontrer des problèmes significatifs qui requerraient une prise en charge addictologique, sans toutefois remplir les critères diagnostics d’un trouble.
Prise en charge : en cas de consommation tardive, une simple intervention brève peut suffire si celle-ci est repérée suffisamment tôt. Lorsque la consommation est précoce, des soins centrés sur la personne sont recommandés. Ils mettent l’accent sur la réduction des risques et l’amélioration de la qualité de vie. La personne concernée est encouragée à déterminer le rythme, les buts et l’orientation du traitement.
Sevrage : les personnes âgées sont particulièrement sensibles aux effets du sevrage en raison de la combinaison d’une réserve physiologique plus faible, d’un plus grand nombre de maladies prémorbides coexistantes et d’une plus grande sensibilité aux médicaments couramment utilisés pour traiter les symptômes de sevrage. Tout comme l’intoxication, le sevrage peut provoquer des symptômes qui peuvent être imputés à des troubles chroniques.
Lieux de vie inadaptés : les maisons de retraite médicalisées (Établissements Médico-Sociaux ou EMS) se transforment de plus en plus en lieux d’accueil de personnes d’un grand âge, voire en fin de vie. La diversité des maladies dont souffrent les résidents très âgés conduisent de plus en plus d’EMS à se spécialiser ou à dédier l’un de leurs services aux personnes atteintes de démences, de troubles psychiatriques ou requérant une prise en charge palliative. À l’encontre de ce mouvement général, très peu d’EMS se sont adaptées aux besoins complexes d’une population de consommateurs de substances psychoactives vieillissante. En effet, malgré le vieillissement prématuré qui affecte cette population, l’âge d’admission en EMS reste fréquemment celui de la retraite. De plus, trop peu d’EMS accueillent des personnes ayant une consommation problématique d’alcool, des besoins relatifs à leur traitement par agonistes opioïdes (TAO) ou encore celles qui ne souhaitent pas, ou n’arrivent pas, à stopper leur consommation de substances.
Suicide : pour l’OMS, tous les troubles liés à la consommation de substances psychoactives augmentent le risque de suicide. Les troubles liés à l’usage de l’alcool et d’autres substances sont présents dans 25 à 50% de tous les cas de suicide. Au total, 22 % de tous les décès par suicide peuvent être attribués à la consommation d’alcool, ce qui signifie qu’un cinquième des suicides ne surviendrait pas si la population ne buvait pas d’alcool. La dépendance à d’autres substances psychoactives, notamment le cannabis, l’héroïne ou la nicotine, constitue également un facteur de risque du suicide. Ce risque est encore majoré en cas de troubles cooccurrents.
Implications pratiques
• Malgré l’existence d’outils de screening adéquats, le repérage des consommations problématiques semble une mesure peu pratiquée par les institutions chargées des personnes âgées. L’encouragement de cette pratique permettrait une prise en charge simplifiée et économique des consommateurs tardifs.
• Au regard du droit à l’autodétermination, il est important de disposer de suffisamment de lieux de vie destinés aux aînés qui ne veulent ou ne peuvent arrêter de consommer, ainsi que de structures intermédiaires destinées à les accueillir momentanément lors de crises. Des modèles existent d’ores et déjà.
• En raison des prévalences élevées de consommation chronique d’alcool chez les hommes âgés et de benzodiazépines chez les femmes, et du fait que leur sevrage est susceptible d’engager le pronostic vital, un dépistage routinier des SPA lors des admissions dans un nouveau lieu de vie ou de soins pourrait s’avérer pertinent.
• Depuis peu, il existe des directives médicales sur les TUS impliquant des personnes âgées. Il s’agit de les faire connaître auprès des publics concernés.
TROUBLES DE L’USAGE DE SUBSTANCES (TUS) ET DOULEURS
Éléments de compréhension
Prévalence de la douleur : alors que 22% de la population sont concernés par des douleurs persistantes, cette proportion est bien plus élevée chez les personnes souffrant d’un TUS et concerne aussi bien les consommateurs chroniques d’alcool que les personnes utilisatrices de drogues illégales, en particulier les usagers d’opioïdes (48 à 60 %). Cette prévalence plus importante concerne également les patients suivant un TAO et se situerait entre 37 % et 61,3 %. Autrement dit, les personnes souffrant d’un TUS et les patients en TAO sont deux à trois fois plus exposés à la douleur que le reste de la population.
Prise en charge antalgique insuffisante : les douleurs des personnes qui consomment des SPA sont souvent mal dépistées ou sous-estimées par les médecins, la prescription de médicaments opioïdes dans un but analgésique pose souvent problème lorsqu’elle les concerne et les refus semblent fréquents. Les réticences proviendraient principalement de la crainte des effets indésirables tels que les surdoses, du refus d’alimenter un comportement addictif, ou encore de la peur d’être manipulés par des personnes cherchant à se procurer des médicaments dans un but d’abus ou de revente.
Automédication : l’une des conséquences bien connues d’une prise en charge antalgique insuffisante est l’acquisition et la consommation par les personnes concernées de médicaments (revendus dans la rue) ou de drogues (comme l’héroïne) pouvant les soulager.
Enjeux
Prise en charge insuffisante de la douleur en cas de traitement par agonistes opioïdes (TAO) : TAO : contrairement aux idées reçues, partagées par un grand nombre de professionnels de santé et qui sont à l’origine du sous-traitementdont sont l’objet les patients suivant un TAO :
1) l’agoniste opioïde (méthadone / buprénorphine) n’assure pas l’analgésie ;
2) l’utilisation d’opioïdes pour l’analgésie n’entraîne pas de rechute de la dépendance ;
3) les effets additionnés des analgésiques opioïdes et de la TAO ne conduisent pas à une dépression respiratoire et du système nerveux central ;
4) la plainte douloureuse n’est pas une manipulation pour obtenir des médicaments opioïdes, ou une recherche de drogue, en raison d’une dépendance aux opioïdes.
Hyperalgésie (OIH) : un autre problème réside dans l’hyperalgésie induite par un usage prolongé d’opioïdes (OIH — opioid induced hyperalgesia). Il s’agit d’une réaction paradoxale qui, lors de l’administration de ces molécules, ne conduit pas à une diminution de la douleur, mais à une augmentation de celle-ci. Les usagers réguliers d’héroïne, les patients bénéficiant d’un TAO, mais également les patients auxquels ont été prescrits sur une longue durée des antalgiques opioïdes, sont potentiellement concernés par cette problématique. En raison d’un accroissement généralisé de la prescription d’antidouleurs opioïdes à l’étranger, comme en Suisse (+ 42 % entre 2013 et 2018), la problématique de l’hyperalgésie pourrait se poser avec beaucoup plus d’acuité ces prochaines années.
Suicide : selon l’OMS, la douleur et les maladies chroniques constituent d’importants facteurs de risque des comportements suicidaires. On a constaté que les comportements suicidaires sont deux à trois fois plus élevés chez les personnes atteintes de maladies chroniques qu’au sein de la population générale. Toutes les maladies associées à la douleur, au handicap physique, aux troubles du neurodéveloppement et à la détresse augmentent le risque de suicide. Sont entre autres concernés le cancer, le diabète et le VIH/sida.
Implications pratiques Parce qu’ils pensent protéger leur patient (par manque de connaissance) ou parce qu’ils le suspectent de vouloir abuser (par stigmatisation), certains professionnels de santé n’administrent pas les antidouleurs opioïdes que la situation des personnes utilisatrices de substances psychoactives requerrait.
• Les professionnels de santé devraient appliquer aux personnes souffrant d’un TUS la même prise en charge de la douleur, basée sur les paliers de l’OMS et les déclarations de ces derniers, qu’avec les autres patients.
• La prise en charge antalgique des patients suivant un TAO est maintenant bien documentée. En cas de doutes sur les dosages (ces derniers pouvant être très élevés), les professionnels de santé peuvent s’adresser à un service spécialisé en addictologie ou à un réseau douleur.
• La question de la douleur des personnes souffrant de TUS, en particulier la problématique de l’hyperalgésie, devrait être incluse aux formations de base/ continues des médecins et du personnel soignant.
POLYPHARMACIE
En raison du vieillissement démographique et de la multiplication des pathologies liées à l’âge, une proportion toujours plus importante de la population suisse se voit prescrire simultanément plusieurs médicaments. Or, l’augmentation du nombre de médicaments s’accompagne d’un accroissement du risque d’interactions dangereuses (entre médicaments et alcool) et de conséquences négatives sur la cognition.
Éléments de compréhension Multimorbidité :
les polypathologies augmentent fortement avec l’âge. En Suisse, si 13% des 50-64 ans présentent simultanément deux ou plusieurs maladies chroniques, ils sont 25 % chez les 65-79 ans et plus de 41 % chez les 80 ans et plus. Avec un âge moyen d’entrée en EMS de 84,9 ans, les résidents multimorbides, c’est-à-dire souffrant de plusieurs maladies chroniques, constituent la règle plutôt que l’exception.
Polypharmacie : cette apparition successive de différentes maladies se traduit par la multiplication des prescriptions médicamenteuses. Alors que 6 % de la population suisse consommerait plus de cinq médicaments simultanément (polypharmacie), cette proportion atteindrait 50,4% pour la population de plus de 65 ans. Elle s’élèverait même à 85,5 % pour les résidents d’EMS. Ces derniers prendraient 9,3 médicaments par jour en moyenne, soit approximativement quatre médicaments de plus que la population de plus de 65 ans (5,6 médicaments par jour).
Sédatifs : la prescription de benzodiazépines et d’analogues tels que la zopiclone, le zaleplon et le zolpidem (dits médicaments Z) augmente drastiquement avec l’âge et sur des périodes excédant largement la durée recommandée. Cette pratique comporte non seulement un risque important de développer un TUS, mais peut également induire des troubles cognitifs voire une démence de type Alzheimer. De plus, les interactions avec l’alcool sont particulièrement dangereuses et le risque de chutes est significativement augmenté.
Risques associés à la polypharmacie : la polypharmacie augmente la probabilité d’interactions médicamenteuses, d’emploi incorrect des médicaments, de confusion entre médicaments, de mauvaise adhésion au traitement et surtout d’événements indésirables médicamenteux. Chaque médicament supplémentaire augmente le risque de dégradation des fonctions cognitives, d’hospitalisation et de mortalité.
Enjeux
Prescription médicamenteuse inappropriée (PMI) : les personnes âgées sont particulièrement exposées aux PMI. À titre d’exemple, on estime que le taux d’admissions à l’hôpital liées aux effets indésirables des médicaments est de 16,6% chez les personnes âgées, contre 4% chez les patients plus jeunes. Pas moins de 88 % de ces épisodes sont considérés comme évitables. Dans les EMS suisses, en 2016, 79,1 % des résidents se seraient vu prescrire, au moins une fois, un médicament potentiellement inapproprié au regard de leur âge. De manière plus préoccupante, parce qu’elle ne saurait être expliquée par des situations individuelles exceptionnelles, une prescription réitérée – à trois reprises au moins – de tels médicaments a été observée chez plus de la moitié des résidents d’EMS (56,2 %).
Consommation simultanée d’alcool et de médicaments : la polypharmacie augmente également la probabilité d’interactions dangereuses entre médicaments et alcool. Cela est particulièrement vrai pour les personnes âgées dont la consommation quotidienne d’alcool est presque deux fois plus fréquente (20,6 % | 37,1 % H, 17,5 % F) que parmi le reste de la population (10,9 %) et auprès desquelles on observe, en raison d’un métabolisme plus lent (fonctions hépatiques et rénales amoindries), une diminution de la dégradation des médicaments et de l’alcool.
Cognition et troubles neurocognitifs : la polypharmacie, en particulier lorsqu’elle englobe des psychotropes et des anticholinergiques, est associée à des troubles cognitifs dans de très nombreuses études. Elle serait à l’origine du délire chez 11 à 30 % des patients âgés hospitalisés et occasionnerait des troubles cognitifs auprès de 10% de la patientèle des centres de mémoire. Une étude récente de grande ampleur a démontré que la polypharmacie est associée au développement de la démence et que le risque de démence augmente proportionnellement au nombre de médicaments prescrits.
Implications pratiques
• Avec les «Beers Criteria», la problématique des prescriptions médicamenteuses inappropriées (PMI) auprès des personnes âgées a été prise en compte dès les années 1990 par l’American Geriatrics Society. D’autres listes ont été développées depuis, telles les «STOPP/START Criteria v2», « The PRISCUS list » ou encore « The EU(7)-PIM list ». Elles sont régulièrement mises à jour et peuvent constituer une aide à la décision pour les praticiens.
OUVRIR LE DIALOGUE
Cet article introductif avait comme ambition de dresser un rapide tour d’horizon des problématiques de santé publique soulevées par les consommations de SPA dans le cadre d’une société vieillissante. Bien qu’il s’adresse en priorité aux professionnels de santé (non spécialisés dans le domaine des addictions), il pourrait s’avérer utile aux spécialistes aguerris en leur rappelant la nécessité de renforcer le dialogue autour des quelques enjeux évoqués plus haut.