décembre 2024
Muriel Allart Co-directrice de l’association Santé mentale et exclusion sociale (Smes)
Il est ici proposé à partir du vécu d’une équipe « Housing First » qui accompagne, à partir du logement, des personnes sans-abri chroniques souffrant d’addictions et de problèmes psychiatriques. Ils et elles font chaque jour l’expérience d’un métier qui ne peut faire abstraction de la mort, de son risque omniprésent et parfois de son irruption.
Les causes de décès chez les personnes consommatrices de substances psychoactives et âgées sont nombreuses. Certaines sont volontaires (suicide), d’autres plus involontaires (surdose) ou sur le fil, quand la personne a trop accumulé les risques ou sous-évalué la dangerosité de ses pratiques. Le décès peut être inattendu (chute) ou au contraire s’annoncer à l’avance (cancer). Il est parfois difficilement explicable, de cause inconnue ou déclarée comme telle.
Souvent, la question de la mort survient d’abord en tant qu’anticipation, lorsqu’un téléphone ne répond pas, qu’une porte reste close, qu’une douleur inhabituelle se déclare. Certains éléments peuvent renforcer la crainte : il ou elle allait mal, consommait beaucoup, avait des idées suicidaires ou ne donnait plus de nouvelles.
Jusqu’au dernier moment subsiste l’espoir que la personne soit toujours en vie.
La confirmation du décès est donc un choc, un moment d’arrêt qui se traverse souvent de manière plus instinctive que rationnelle.
Quelle réflexion déployer lorsque l’on est touché au plus profond de notre rôle de professionnel·le par un événement qui nous relie comme rarement à la corporalité des personnes ? La mort qui survient renvoie à la conception que l’on en a dans la sphère privée.
Elle peut être une fin ou un début, une souffrance ou une libération.
On peut être touché en tant qu’être humain, souffrir de la perte d’une personne que l’on voyait parfois depuis plusieurs années, avec qui on avait créé un lien, partagé de nombreux moments.
Ressentir des émotions nous éloigne-t-il de notre travail ? Est-ce honteux, signe d’un manque de “distance professionnelle” ? Est-il même possible de séparer nos compétences professionnelles et privées ? Que faire de cette matière qui surgit, sinon apprendre à la reconnaître et à l’utiliser comme un élément indicatif de la relation et du sens que l’on donne à son travail ?
Certaines émotions signalent parfois le début d’un processus de deuil. La mort peut être vécue comme un événement inattendu et injuste. À la colère se mêle souvent la tristesse. Il peut y avoir un sentiment d’échec ou d’inachevé.
A contrario, le deuil peut être marqué par la sensation d’avoir accompagné la personne jusqu’au bout, d’avoir été présente à ses côtés dans chaque moment, y compris les derniers.
Au-delà du deuil, qui marque la relation à la personne, il y a aussi une série d’émotions et de questionnements qui concernent davantage la relation au travail. Est-ce que cela aurait pu se passer différemment ? Est-ce que j’ai fait mon possible ? Est-ce que j’aurais pu le ou la sauver ?
Lorsque l’on choisit d’intervenir dans le champ des addictions, c’est toujours un peu dans l’idée que l’on peut améliorer les choses et infléchir la direction d’une vie. Et pourtant, on ne peut le faire qu’humblement, en sachant que notre impact est réduit, et que c’est sans doute préférable.
Bien sûr, bien souvent, se limiter à appliquer les règles ne suffit pas à débloquer des situations de vie complexes. Le travail de première ligne montre chaque jour qu’une mobilisation active est nécessaire pour rendre effectif l’accès aux droits pour les personnes. Mais vouloir en faire toujours plus, plus loin et plus vite, prendre la responsabilité à la place de l’autre, met l’intervenant·e dans une position de toute-puissance et de sauveur, intenable, illusoire et conduisant souvent à la déception ou au burnout.
Cette proximité avec la mort est dense et complexe, et l’on peut vite s’y perdre si l’on n’est pas entouré·e par une équipe, une institution, et guidé·e par un cadre qui anticipe et soutient. Etre conscient de sa place, forcément limitée, et en même temps faire de son mieux. Voilà le difficile équilibre à tenir. »