mars 2018
Peter Gasser (médecin spécialiste en psychiatrie et psychothérapie, Soleure)
En médecine et en psychothérapie occidentales, une prise de conscience croissante s’est développée ces quatre dernières décennies autour de l’importance d’apporter un traitement psychologique et un accompagnement professionnel aux personnes, qui souffrent et qui doivent faire face à leur mort prochaine. Il va sans dire que la culture, à laquelle nous appartenons aujourd’hui, est une culture marquée par la haute technologie, qui ouvre les portes de méthodes époustouflantes pour prolonger la vie et lutter contre la maladie, si bien que nous tentons souvent de refouler le rapport direct avec la normalité des processus de décès et leur fin naturelle, la mort, et que nous préférons nous réfugier dans une obsession de jeunesse et de santé débordante.
A d’autres époques et dans de nombreux autres endroits du globe, il en était et est encore toutefois autrement. Le Bardo Thödröl, le Livre des morts tibétains, ou encore l’Ars moriendi, l’ouvrage médiéval sur la préparation chrétienne à une belle mort, sont autant de témoins marquants d’une culture riche en ce qui concerne la façon d’aborder la réalité certaine et quotidienne de la mort. Par ailleurs, de multiples cultures pratiquent depuis des siècles des rituels traditionnels qui permettent, au moyen de substances altérant l’état de conscience (p. ex. la mescaline ou la psilocybine chez les peuples autochtones d’Amérique centrale, ou l’ayahuasca chez les Indiens du bassin amazonien), de se faire une idée du monde de l’au-delà, d’établir le contact avec des personnes décédées, ou de se préparer à sa propre mort.
Pour nous autres Occidentaux, il n’est pas si simple de comprendre la fonction que ces substances peuvent avoir pour la vie de tout un chacun. Nous sommes habitués à ce que les principes actifs des remèdes entraînent une diminution des symptômes, comme un comprimé contre le mal de tête, contribuent à libérer le corps d’influences néfastes, comme avec les antibiotiques, ou encore le renforcent contre des attaques futures, avec un vaccin par exemple. La fonction du LSD et d’autres substances psychoactives est très différente. Ces psychotropes font office de catalyseurs pour un processus psychique ; ils sont capables de transformer le quotidien et la normalité de façon utile et jusqu’à présent inconnue. Ils œuvrent pour ainsi dire comme un microscope pour les processus psychiques, comme un caléidoscope d’une réalité quotidienne que l’on croirait autrement immuable.
On connaît l’histoire fameuse de la mort de l’auteur Aldous Huxley. 1 Peu avant son départ, sa femme, Laura, lui a donné sur son lit de mort deux fois 100μg de LSD à un bref intervalle. Il avait émis ce souhait à plusieurs reprises lors de discussions antérieures. Une fois sur son lit de mort, il ne pouvait cependant plus communiquer clairement avec elle, et elle a été confrontée à des débats internes violents, se demandant si ce qu’elle faisait était juste. Ceci est la seule anecdote que je connaisse d’une personne ayant absorbé au moment précis du passage entre vie et mort une substance favorisant l’expansion de conscience. Laura Huxley a décrit en détail les circonstances du décès de son mari dans une longue lettre à des amis. En voici un extrait: « Ces cinq personnes ont toutes assuré qu’il s’agissait vraisemblablement de la mort la plus paisible et la plus belle que l’on puisse imaginer. Les deux médecins et l’infirmière ont quant à eux indiqué qu’ils n’avaient encore jamais vu une personne en aussi mauvaise forme partir ainsi, absolument sans lutte ni douleur. Nous ne saurons jamais s’il s’agissait uniquement d’un vœu pieux de notre part, mais, d’après les apparences extérieures et les ressentis personnels, ce départ a été beau, serein et léger. »
Le psychologue et spécialiste en science des religions américain, Bill Richards, a écrit dans son ouvrage, « The Sacred Knowledge », que ce dernier geste de Laura ressemblait, à ses yeux, à la volonté de rapidement humecter quelqu’un juste avant qu’il ne plonge dans l’océan. 2 Voilà une image parlante et la formulation élégante d’un doute quant au sens de l’action de la femme de Huxley. Quoi qu’il en soit, ce geste n’a visiblement pas rendu le passage de la vie à trépas plus difficile pour Aldous Huxley – au contraire, même, semblerait-il. Richards estime qu’il est préférable de vivre une expérience d’état modifié de la conscience à un stade en amont, lorsqu’il reste encore du temps pour intégrer, faire évoluer et mettre en œuvre ces expériences parfois tellement extraordinaires.
Le premier lien direct entre le diéthylamide de l’acide lysergique (LSD) – substance fortement psychoactive découverte au début des années 1940 – et son effet potentiellement apaisant chez les patients atteints de cancer a été établi non par un psychothérapeute mais par un anesthésiste. Au milieu des années 1960, Eric Kast, médecin anesthésiste américain, a étudié l’effet de différents médicaments sur les douleurs liées aux tumeurs. 3 Il a, entre autres, examiné le LSD et a observé, outre l’efficacité antalgique, du moins temporaire, de cette substance, que les patients qui s’étaient vu administrer du LSD développaient souvent une attitude bien moins anxieuse face à leur maladie potentiellement mortelle. A noter que ces observations reposent uniquement sur la prise d’une dose de LSD, sans traitement psychothérapeutique. Dans les années qui ont suivi, Eric Kast, Walter Pahnke, Bill Richards et d’autres chercheurs ont mené plusieurs études sur le sujet. Toutes ont abouti à des résultats encourageants, voire très positifs. Malheureusement, l’interdiction totale d’utiliser le LSD comme un médicament, introduite en 1967, a mis un terme au recours à cette substance comme option de traitement. Cette interdiction mondiale du LSD, de la psilocybine et de la mescaline (d’autres substances ont été ajoutées à la liste par la suite), mise en place sous la pression des Etats-Unis, était censée durer 30 ans. C’était l’une des conséquences des bouleversements sociaux qui ont chamboulé les Etats-Unis et d’autres parties du monde occidental. La société bourgeoise s’est sentie de plus en plus menacée par les mouvements de protestation, hippies et marginaux, et le LSD était un symbole important et un catalyseur de cette contre-culture, ce qui a conduit à sa prohibition. Dans le cadre de la recherche et des traitements, il ne s’était produit aucun incident qui aurait justifié une réaction aussi draconienne que l’interdiction totale des substances. Ce n’est qu’à la fin des années 1990 que la recherche et les traitements ont repris. Un groupe de chercheurs à Baltimore (E.-U., dirigé par Roland Griffiths et Bill Richards, mentionnés précédemment), a commencé à utiliser de la psilocybine avec des patients souffrant d’un cancer. Les chercheurs ont administré à ces derniers, à une ou à plusieurs reprises, de la psilocybine dans une atmosphère agréable, en compagnie d’un binôme de thérapeutes (femme/homme) bien formés. Leurs résultats ont été concluants. 4 Une autre étude sur la psilocybine, menée à Los Angeles par Grob, a également abouti à des résultats encourageants en ce qui concerne la diminution des symptômes d’anxiété, les déclarations subjectives des patients sur la maladie et la sécurité du traitement. 5
Sur la base des résultats des années 1960 de Kast et d’autres chercheurs et de ceux, plus récents, de Griffiths, de Richards et de Grob, j’ai également sélectionné des personnes confrontées à des maladies potentiellement mortelles pour une étude pilote, ayant pour but de fournir des indications sur la sécurité et l’efficacité du traitement. Je me suis également heurté au préjugé selon lequel les patients que je choisirais comme « cobayes » auraient de toute façon un pronostic tellement mauvais que les exigences éthiques ne seraient plus tellement élevées.
Mis à part le fait que cet argument est cynique, et qu’il ne répond aucunement à la détresse psychique et au besoin d’assistance de ces personnes, la réalité était précisément tout à fait contraire. La commission d’éthique des Cantons d’Argovie et de Soleure, qui a donné son feu vert, a posé des exigences particulièrement rigoureuses, et tenait à s’assurer que chaque patient possède une capacité de discernement suffisante pour accepter ou rejeter le traitement, ce qui correspondait d’ailleurs aussi pleinement à ma conception de la psychothérapie. Les patients suivent un processus utile et bénéfique pour eux, qui se traduit également par un changement dans leur vie. Mon intention n’était pas de proposer un accompagnement en fin de vie comme Laura Huxley.
Le projet a été autorisé fin 2007 et s’est déroulé entre 2008 et 2012. Dans l’évaluation scientifique des traitements, 6 7 nous avons pu démontrer, comme le montrent les exemples ci-après, que les traitements comportant une psychothérapie assistée par du LSD se sont révélés positifs et efficaces pour les patients. Il va de soi que les douze patients qui ont participé à l’étude forment un groupe trop restreint pour tirer des conclusions statistiquement fiables et généralisables. Il ne s’agissait d’ailleurs que d’une étude pilote avec un petit nombre de traitements. Néanmoins, les dix patients interrogés un an après la fin de la thérapie ont déclaré toujours avoir l’impression de ressentir un bénéfice du traitement, et que, si l’occasion de présentait, ils y auraient à nouveau recours et le recommanderaient à des proches.
Des études complémentaires avec davantage de patients fourniront des renseignements encore plus probants concernant la psychothérapie assistée par du LSD chez les patients atteints d’un cancer ou, de manière plus générale, chez les personnes souffrant de maladies mortelles et développant de ce fait des angoisses existentielles et d’autres problèmes.
Les expériences des séances sous LSD sont allées dans le sens de ce que suggère Bill Richards. Presque tous les participants ont évoqué des questionnements tels que : Que vais-je faire du temps qu’il me reste ? Avec qui ai-je envie d’être et, surtout, qui est-ce que je n’ai plus envie de voir, ou pas trop ? Quelles expériences ai-je encore envie de vivre ? Or, se pencher sur ces questions suppose effectivement un certain temps.
Par ailleurs, de nombreux patients ont éprouvé une forme d’apaisement par rapport à l’idée qu’ils se font de leur propre mort, malgré les incertitudes qui demeuraient quant à l’évolution de leur maladie et du chemin à parcourir jusqu’à cette mort. Peut-être qu’il comportera des souffrances aiguës, la sensation d’être sans défense et une absence de tout contrôle. Ces pensées restent présentes comme des menaces réelles. Ces épreuves difficiles à surmonter sont effectivement susceptibles de se présenter, et une thérapie au LSD ne permet pas de simplement les faire disparaître.
A noter qu’aucun des patients n’a demandé ce qui se passait après la mort, ou si le LSD lui permettrait de jeter un coup d’œil sur l’autre rive. Au vu du petit nombre de personnes traitées (12), cette observation n’est sûrement pas représentative, mais il semblerait néanmoins que la question de ce qui arrive après la mort n’est pas la question centrale, ou du moins la seule qui importe, aux yeux des personnes dont la fin de vie est proche. L’extrait ci-après, tiré d’un protocole d’une femme souffrant d’un cancer du sein métastatique, montre à quel point les expériences étaient liées à la vie : « Depuis combien de temps n’avais-je plus dansé ? Alors que j’aimais vraiment danser, avant. J’ai été incroyablement heureuse de danser dans le cabinet du médecin. Je n’ai pas ressenti de honte, contrairement à ce que l’on pourrait penser. Par contre, j’ai remarqué que je n’avais pas suffisamment expérimenté l’extase durant ma vie… Je caresserai encore sûrement le cul chaud d’une vache de mon vivant, et verrai peut-être même aussi la pyramide de Gizeh. » Un an après cette séance, j’ai reçu de cette femme une carte postale du Cap Nord et, l’année d’après, elle est décédée.
La thérapie psycholytique ne constitue pas une méthode de soins palliatifs ou psycho-oncologique au sens strict. Elle a été utilisée presque par hasard comme une méthode psychothérapeutique pour des personnes souffrant d’un cancer à une époque où la psycho-oncologie, qui offre la possibilité d’un accompagnement psychothérapeutique ciblé pour les personnes gravement malades, n’existait pas.
En son temps, elle a été accueillie favorablement dans la mesure où elle a permis de proposer un accompagnement thérapeutique et d’ouvrir une réflexion sur les maladies mortelles et la mort dans la médecine occidentale. Si, depuis sa réapparition officielle vers la fin des années 1990, la thérapie associée à des substances psychotropes se concentre à nouveau sur les patients en oncologie, cela est peut-être dû à des raisons historiques, mais aussi à son utilité au regard des réflexions existentielles et des expériences spirituelles.
Il est certain que de nos jours, d’autres approches thérapeutiques proposent des processus utiles pour les patients atteints de maladies graves, et il serait erroné de prétendre que la thérapie au LSD permette d’obtenir quelque chose qu’aucun autre traitement ne pourrait obtenir. D’un point de vue psychothérapeutique, je suis un partisan de la diversité et de la pluralité des méthodes ; par exemple, seul un thérapeute avec une vision très étroite pourrait s’opposer à la psychanalyse, en arguant que la thérapie comportementale est efficace, et que le patient n’a donc besoin de rien d’autre. Toute forme de thérapie acquiert sa légitimité de par le fait qu’elle répond sûrement et efficacement à une indication donnée, et il ne devrait pas en être autrement pour la psychothérapie associée au LSD.
Outre son efficacité psychothérapeutique au sens strict, qui peut se démontrer par la réduction des symptômes psychopathologiques, cette thérapie présente selon moi l’avantage majeur que les patients vivent très souvent des expériences dites spirituelles telles qu’une communion intime avec tout ce qui les entoure, une sensation de plénitude, etc. Ces expériences surviennent spontanément sans qu’il y ait besoin de préparer les patients d’une manière spécifique. La plupart du temps, les personnes qui vivent ces expériences ressentent une sensation d’accomplissement profond, d’apaisement complet et de construction de confiance.
Un des participants à l’étude a confié lors de l’entretien douze mois après la fin de la thérapie : « La lumière blanche, la vive lumière blanche constamment en arrière-plan était là pour ça. Le soleil brillait d’en haut dans cette pièce, j’étais surtout assis et me trouvais pour ainsi dire dans la lumière blanche. Ce n’est pas de la lumière. Les Tibétains parlent de ‘cent mille soleils qui brillent sur la montagne’. C’est une lumière spéciale qui m’a totalement fasciné. »