mars 2018
Marc-Antoine Berthod(Haute école de travail social et de la santé – éésp, Lausanne)
Dans les années 1950-1960, un ensemble de transformations ont mis à l’épreuve sinon bouleversé les comportements face à la mort et ses représentations. Beaucoup parmi les commentateurs de cette époque ont associé ces transformations à l’existence d’un ‘déni’ ou d’un ‘tabou’ de la mort dans les sociétés occidentales. Ce ‘déni’ résulterait de la disparition présumée des rituels et de l’effacement des prises en charge collectives de la mort, par contraste avec d’autres sociétés – en particulier africaines – où la mort y aurait une place beaucoup plus vivante si l’on peut dire.
Or cette idée du déni de la mort a été avancée au moment même où ces transformations – démographiques, économiques, technologiques, médicales et sociales – ont affecté en profondeur la temporalité du mourir et les pratiques qui l’accompagnent. S’il est désormais acquis que cette idée de déni doit être relativisée, elle aura néanmoins permis d’alerter l’opinion publique sur ces transformations que bon nombre d’études ont véritablement commencé à analyser de manière empirique dès les années 1980.
Au fond, ce qu’il convient de prendre en considération pour comprendre le rapport actuel à la mort tient moins à la notion de ‘déni’ ou de ‘tabou’ qu’à l’émergence d’une période de la vie qui a gagné en consistance et a commencé à être définie pour elle-même dès le milieu du vingtième siècle : la ‘fin de vie’. Les individus ont progressivement pris acte de cette temporalité spécifique qui est conditionnée par plusieurs facteurs : les progrès de la médecine ont permis une meilleure prise en charge des maladies. Le paternalisme médical a perdu en influence au profit de l’autonomie des patients.
Dans cette perspective, la prise de décision et l’anticipation sont devenues déterminantes. Les avis médicaux et les traitements qui en résultent se négocient dans une temporalité nouvelle, qui ne correspond plus à la seule agonie ni à l’imminence de la mort. Il en résulte souvent auprès des patients et des proches qui les soutiennent une impression de mourir soit trop tôt, soit trop tard. Cela s’explique par la tension qui se fait ressentir entre certitude et incertitude dans l’approche de la mort. Cette tension caractérise ce temps de la ‘fin de vie’ qui s’allonge et se chronicise parfois ; de cette temporalité qui se vit avec plus ou moins d’intensité, en fonction des options thérapeutiques qui se présentent à la personne malade et à ses proches.
Le profil des défunts a par ailleurs changé. Les sociétés contemporaines ont connu une chute spectaculaire de la mortalité infantile et font désormais face à un vieillissement considérable de la population. Une forte augmentation du nombre des défunts, surtout très âgés, adviendra : environ 60’000 décès sont actuellement recensés en Suisse par année contre 90’000 attendus en 2050. La ‘fin de vie’ devient par conséquent un véritable enjeu de santé publique. De plus, avec l’allongement de l’espérance de vie en bonne santé, un plus grand nombre de générations se côtoient ; parfois, les premiers deuils de personnes très proches surviennent seulement à l’âge adulte. Le nombre de deuils s’élève au sein de la famille ascendante et descendante, alors que les structures familiales connaissent d’importantes modifications avec les taux élevés de divorces et les recompositions familiales. Tous ces éléments combinés ont contribué à modifier les rapports à la mort, du temps du mourir à celui du deuil.
En un peu plus d’un demi-siècle, les lieux de décès ont aussi connu une véritable mutation. Ils sont passés du domicile aux structures hospitalières et institutionnelles : seule une petite minorité des décès survient à domicile de nos jours. La plupart des secteurs de prise en charge du mourir, de la mort et du deuil se sont dès lors professionnalisés, institutionnalisés, voire médicalisés. Entre expertises médicales qui permettent d’attester la mort d’une personne avec la signature d’un acte de décès et industrie funéraire qui propose ses services aux familles, de nouveaux acteurs sont apparus et proposent des pratiques innovantes qui prennent en considération les souhaits des familles tout en les formatant.
Ces transformations sociales – qui ont contribué à façonner cette nouvelle temporalité de la fin de vie – requièrent une capacité à négocier les décisions adéquates qui la jalonnent. Ces négociations peuvent être plus ou moins bien vécues. Elles correspondent à la nécessité de résoudre de multiples questionnements très pratiques et organisationnels au fil de la maladie grave et de la phase terminale de la vie : anticiper la qualité de vie en fonction de l’option thérapeutique choisie ; réorganiser les rôles et les dynamiques familiales ; combiner du mieux possible activité professionnelle, vie privée et accompagnement, tout particulièrement du point de vue des proches. Cela se traduit dans l’importance accordée désormais, notamment par les professionnels, aux directives anticipées (Brzak, Papadaniel et Berthod 2016).
Ces aspects sont d’autant plus complexes à gérer qu’ils s’inscrivent dans des contextes institutionnels, où survient la majorité des décès. Il s’agit en effet d’y coordonner un ensemble de services et de prestations impliquant une pluralité de corps professionnels en dehors du domicile des mourants ; d’en faire des lieux de vie jusqu’au décès des résidents et de respecter la volonté de ces derniers et de leurs proches. Le rapport de synthèse du programme national de recherche sur la fin de vie (PNR 67, www. pnr67.ch) souligne à ce propos que « la probabilité de mourir dans une institution augmente pour les personnes qui vivent dans une région comptant de nombreux établissements médico-sociaux et qui sont célibataires ou veuves. Le genre joue lui aussi un rôle : alors que les hommes meurent proportionnellement plus souvent à la maison ou à l’hôpital, presque la moitié des femmes passent la dernière phase de leur vie dans un établissement médico-social, alors que ce n’est le cas que d’un quart des hommes » (Zimmermann et al. 2017 : 14).
Au-delà de ces variations géographiques et sociologiques, il est intéressant de noter que la plupart des institutions confrontées au vieillissement de leurs résidents et à leur fin de vie ne délèguent plus systématiquement la prise en charge aux établissements médico-sociaux, aux hôpitaux ou aux maisons de soins palliatifs. Elles développent désormais des réflexions et des savoir-faire ciblés sur les spécificités de leurs prises en charge. Nous pouvons non seulement mentionner les institutions qui accueillent des personnes en situation de handicap (Chazelle 2015), mais aussi les prisons (Marti et al. 2017) ou encore les couvents (Anchisi et al. 2016). Les récents travaux menés au sein de ces différents contextes institutionnels montrent comment ces derniers intègrent les réalités de la temporalité de la fin de vie dans leurs propres murs, en s’adaptant aux nécessités des soins et en innovant dans leurs pratiques ; ou ils relèvent au contraire l’absence d’un cadre propice à gérer les fins de vie et invitent alors les institutions concernées à entreprendre des démarches à cet égard.
Pour leur part, les institutions et associations prenant en charge les différentes formes de dépendance commencent à engager des réflexions similaires, en offrant par exemple des journées de sensibilisation et de formation. Cela dénote le renouvellement très actuel d’une thématique pourtant vieille comme le monde – la mort – sous l’angle de la fin de vie comme enjeu de santé publique dans la plupart des contextes institutionnels, y compris celui des dépendances. La littérature francophone reste toutefois quasi inexistante en la matière ; il est néanmoins possible de trouver quelques ressources utiles dans la littérature anglophone, à l’instar de l’ouvrage de Bushfield et DeFord (2010).
Dans tous les lieux de vie institutionnalisés, l’un des défis constants des professionnels consiste à articuler – pour chaque activité de la vie quotidienne – les logiques organisationnelles et normatives aux besoins et envies des personnes prises en charge. Ce défi est particulièrement saillant durant cette temporalité de la fin de vie car un idéal du ‘bien mourir’ la sous-tend régulièrement : pouvoir offrir l’accompagnement le plus personnalisé possible aux bénéficiaires de prestations.
C’est en partie pour cette raison que la question de la mort a régulièrement été abordée sous l’angle de la gestion de la diversité d’un point de vue institutionnel, notamment sur les pratiques rituelles à mettre en œuvre à la suite d’un décès. L’objectif consiste à adapter de manière opportune les soins et les prises en charge aux valeurs, croyances et modes de vie des personnes et de leurs proches, en particulier celles issues de cultures, de religions ou de communautés spécifiques, à l’instar des populations migrantes. Cette préoccupation vaut désormais pour la temporalité du mourir.
Si ce point est bien sûr important, il est moins courant d’appréhender – dans une perspective symétrique – la diversité des valeurs, croyances et points de vue sur la fin de vie et la mort que les professionnels véhiculent, de manière plus ou moins affichée, dans leurs interventions respectives. Prendre en considération l’hétérogénéité des représentations liées à la fin de vie, à la mort et au deuil dans la mise en œuvre de ‘bonnes pratiques’ institutionnelles constitue certainement l’un des principaux enjeux pour articuler de manière adéquate prise en charge institutionnelle de la vie quotidienne et personnalisation de l’accompagnement durant la fin de vie.
Cela permet d’anticiper les risques de ‘culturalisation’ des prises en charge et de prévenir la potentielle stigmatisation relative à certains bénéficiaires ou à certaines demandes singulières, au-delà de la gestion des symptômes et du traitement de la douleur. Il est possible de mentionner à ce propos les difficultés auxquelles font face les personnes homosexuelles ou transsexuelles dans les situations de fin de vie (Marie Curie 2016), ou les réactions très vives et contrastées que peuvent susciter les demandes d’assistance au suicide.
Les personnes concernées par une dépendance sont exposées aux mêmes risques, sachant que les professionnels tardent parfois à prendre en compte – voire sous-estiment – le rôle que jouent la consommation et l’abus de drogue et d’alcool dans les situations de fin de vie. Il importe par conséquent d’encourager le développement et la diffusion des connaissances en la matière, en traitant la question de la diversité simultanément du point de vue des bénéficiaires et du point de vue des professionnels, tout particulièrement dans les prises en charge institutionnelles du mourir.