mars 2018
Jean-Pierre Fragnière (éditeur, Lausanne)
Nous sommes relativement nombreux à avoir frôlé la mort, et de près. Pour des raisons fort diverses et dans des circonstances chaque fois singulières.
Et nous l’avons repoussée, cette mort qui semblait devoir s’imposer ! Le plus souvent, pas tous seuls ; nous avons bénéficié de solides coups de main. Mais nous l’avons écartée, et c’est très bien. Nous voilà bien vivants et engagés dans une nouvelle tranche de vie. Il reste peut-être quelques séquelles, mais nous ne les montrons pas trop, nous sommes fort occupés à « vivre encore ».
Les transformations majeures des conditions de vie associées à des innovations spectaculaires dans les techniques de soin ont multiplié les situations de « survie » inattendue. Concrètement, des catégories de malades que l’on considérait généralement comme condamnés ont vu leur horizon s’éclaircir, une porte de sortie assimilable, si ce n’est à une guérison, au moins à un important sursis, s’est ouverte à eux.
Ainsi, autour de nous, on observe une forte augmentation des personnes frappées par des maladies lourdes, qui côtoient la mort et sont « sauvées » par des interventions complexes de l’art médical. Elles sont conduites à entrer dans une « nouvelle vie » marquée du sceau de l’incertitude, et exigeant un suivi thérapeutique à très long terme, voire « à vie ».
C’est en particulier le cas des personnes ayant bénéficié d’une transplantation d’organe ou qui ont survécu à un cancer classé comme très avancé. C’est aussi le cas des personnes atteintes par le sida ; au milieu des années 1980, elles étaient considérées comme « condamnées », en marche vers une mort certaine. Vingt ans plus tard, de solides perspectives de survie ont vu le jour.
Toutes proportions gardées, un phénomène similaire est en train de s’esquisser, pour les personnes atteintes de diverses formes de la maladie d’Alzheimer. Quelques plans thérapeutiques se révèlent prometteurs et un vaccin est annoncé.
Entre ces « malades sauvés », les institutions de santé, les institutions sociales, des rapports permanents doivent se construire, des interdépendances se développent ; plus généralement, de nouveaux rapports s’établissent entre les organismes de soins, les services sociaux, l’hôpital et la société. Une telle évolution engendre des effets sur l’organisation des prestations, sur les pratiques soignantes et sur de nombreuses institutions sociales.
Pour les soignants, les accompagnants, les spécialistes de tout genre et les proches, l’horizon se transforme également de manière radicale. Bien sûr, ils accompagnent quelques-uns vers la mort, ils assistent à des interventions thérapeutiques qui se révèlent être inopérantes. Mais ils connaissent aussi cette forte satisfaction de voir les espoirs renaître et les horizons s’habiller de cette question : « Et maintenant, que vais-je faire ? »
Retenons le fait que ces situations s’accroissent numériquement à vive allure ; qui n’a pas un «survivant» dans son entourage proche ? Toutes ces personnes bénéficient de longs sursis autorisés par des « progrès » de diverses natures. Elles se trouvent en quelque sorte en situation d’apprentissage de modes de vie qu’elles sont amenées à choisir et à consolider, mais aussi des rapports aux institutions et aux champs de compétences dont elles ont besoin pour « vivre encore ».
Cet effet de nombre et de proximité tend à redéfinir la position et la mission d’un grand nombre de personnes que les circonstances ont engagées dans ces aventures. Difficile, voire impossible, de reculer, difficile de se draper dans le déni, difficile de se blottir dans la routine et les traditions ; tôt ou tard, il faudra bien prendre toute la mesure des conséquences de ces succès que nous avons construits et mis en œuvre. Nos vies quotidiennes et nos projets vont être transformés par ces perspectives presque « à portée de main ».
Entrer dans l’espoir de guérir, c’est très bien. Découvrir la perspective d’une nouvelle tranche de vie, c’est le plus souvent savoureux et bienvenu. Mais, pour quoi faire ? Celles et ceux qui ont frôlé la mort le savent bien. Il n’est pas facile de retrouver sa place, surtout lorsque notre entourage nous a quasiment « vu partir ». Qui va à la chasse perd sa place ? Ce dicton pointe souvent le bout de son nez.
En d’autres termes, on n’est pas guéri lorsque l’on sort de l’hôpital ou lorsque le traitement arrive à son terme. Bien sûr, nous entrons dans une nouvelle étape, nous sommes au seuil d’un nouveau chapitre, encore faut-il donner du contenu à ce temps qui vient. Nous devons passer du statut de « survivants » à celui de « vivant », tout simplement.
Un double apprentissage s’impose. D’abord il faut obtenir de soi-même une sorte de « droit de vivre encore » ; et cela passe par la construction de véritables projets, on dirait des projets de vie. À court terme bien sûr, mais aussi à moyen terme et, pourquoi pas, à long terme. Oser, il faut oser des projets ; ce sont nos élixirs de vie sans lesquels les pilules qui garnissent notre semainier risquent d’être peu opérantes. Le fait de sentir que l’on échappe à la mort peut donner des ailes, se traduire en un élan vital pourvoyeur d’énergies inattendues et, souvent, de plaisir retrouvé.
Il faut également obtenir le « droit de vivre encore » de notre entourage, y compris des proches et des amis. Oh ! Ils sont bienveillants, ils veulent le meilleur pour nous et pour tous. Ce n’est pas par méchanceté qu’ils vous assènent un « repose-toi ! » Ou qu’ils vous chuchotent : « Ne te fatigue pas, tu as assez travaillé, pense à ta santé ! » Sont-ils prêts, cependant, à nous faire une vraie place dans la société, dans leur société, celle que nous n’avons jamais réellement quittée ?
Attention, ne nous faisons pas d’illusions. Il est très réel ce moment où nous devenons un corps que l’on dit « sans vie ». Le constat de mort cérébrale est fait. Nous percevons cependant tous une réalité forte : à cet instant rien n’est fini ; une vie se prolonge bien au-delà de cet état et de tous les symboles et rituels mis en place pour le gérer et lui donner un sens. On ne meurt pas, ou alors très lentement. Quelles que soient nos croyances, nous allons vivre de longues années, des décennies, et plus encore, dans le cœur et dans l’esprit de nos proches, de quelques amis, de quelques descendants.
Nous serons « associés » à des lieux, à des événements et à des tranches d’histoire. Et nous ne parlons pas ici des personnalités qui ont accédé à la notoriété ou qui briguent le Panthéon. Non, cela concerne chacune et chacun d’entre nous. L’exemple et l’image de mon père, décédé il y a bientôt un demi-siècle, m’habitent encore fortement au crépuscule de ma propre existence. Forte présence, référence bienveillante, source d’élan vital. Et il est en bonne compagnie ; avec lui, d’autres proches, des amis, des camarades d’étude trop tôt disparus et quelques personnalités emblématiques, aperçues de loin. On dit qu’ils ont été nos modèles ; c’est souvent vrai.
Tout cela est légitime, et inspire encore notre passage d’une décennie à l’autre et même notre entrée dans le temps de la vieillesse. Cela vaut pour le plus grand nombre. Une période féconde, porteuse d’avenir, au-delà de la succession des générations. Les transitions, les transferts, les relais sont possibles. Il est des flambeaux qui doivent se transmettre au-delà de la mort. Et ceci ne concerne pas que les grandes reines, les grands papes, les grandes politiciennes, les grands poètes, les grands acteurs, les grands inventeurs ou encore quelques mécènes et quelques Crésus.
Chacun est invité à la table du partage entre les générations, jusqu’au bout. Tout cela doit être rendu possible. Nous en avons les moyens, les ressources et les compétences. Reste à écarter quelques obstacles et à saisir la bêche, la faucille, le fer à souder et le marteau. Sur le fronton de l’atelier, on lira: « Vivre ensemble longtemps. »
C’est peut-être aussi cela notre « éternité ». Transmettre. Passer le relais, c’est d’abord un choix, puis un don, peut-être un partage, le sens que nous pouvons donner à nos derniers instants.
Non pas le temps qui « reste », mais le temps qui « vient » !
Nous abordons un enjeu majeur. Vous l’avez sans doute observé à de multiples reprises. Prononcer le mot partage, c’est susciter des réactions « diverses », le plus souvent ambivalentes. Certains applaudissent, plus ou moins vigoureusement ; beaucoup d’autres esquissent une moue qui en dit long. N’a-t-on pas inventé le mot « partageux » pour épingler les utopistes qui croient encore à une société qui s’appuie sur le partage et s’attache à le promouvoir ?
Pourtant, souvenons-nous ! Le dernier siècle a été marqué par de multiples mouvements engagés dans la conquête des autonomies individuelles. Des droits propres ont été reconnus aux femmes, aux enfants, aux employés, aux malades, aux prisonniers, aux migrants, etc. Ils se sont consolidés dans les relations familiales, dans les rapports professionnels, dans les relations entre les individus et les instances publiques et administratives, bien sûr avec des hauts et trop de bas. Ainsi, l’autonomie individuelle a été considérablement renforcée et garantie par le droit ; de multiples pratiques ont bouleversé la vie quotidienne.
Cependant, un individu, même bardé de droits propres et reconnus n’est pas un être isolé, jouissant seul de ses droits. L’autonomie n’a de sens et n’est viable que partagée.
Autrement dit, la pratique des solidarités est la condition de l’existence des autonomies. Nos droits propres, patiemment conquis, n’ont pas de sens ni de consistance en dehors d’une société qui cultive et entretient la cohésion sociale.
Pour réaliser un tel projet, la solidarité est l’instrument majeur. Faut-il redire ici que tout cela s’apprend, se discute, se communique et se partage? C’est le cœur d’un projet que nous pouvons développer ensemble.
Ainsi, les sociétés modernes sont façonnées pour des individus disposant d’une solide autonomie. Ceux-ci s’attachent à consolider ces acquis, c’est leur bon droit. Les systèmes démocratiques leur en donnent les moyens.
Ils n’atteindront cependant ces objectifs que dans la mesure où ils gagneront l’excellence dans la pratique des solidarités. Il leur faudra adapter et consolider les instruments déjà disponibles, tels que la sécurité sociale. Il leur incombe aussi de faire preuve d’inventivité, d’innovation, de sens de la justice et de générosité.
A tous les âges : pas d’autonomie sans solidarité, ou, mieux, consolidons nos autonomies par la pratique des solidarités !
Et il faudra bien mourir. Il y a quelque temps, j’ai eu le privilège de vivre une longue conversation avec un « Grand aîné », ami et nonagénaire. En toute lucidité, il savait qu’il allait bientôt s’effacer. Sa vie avait été marquée par de belles réalisations et un confortable réseau d’amis, de proches, de parents et d’alliés.
De quoi avons-nous parlé pendant cette dernière heure, pendant cette dernière conversation ? Il a souhaité que nous répondions à une seule question : « Qui m’aime ? » Il savait bien que la fin était toute proche. Il lui importait de faire défiler les visages des personnes qui allaient vivre encore plus ou moins longtemps avec sa « présence » inscrite dans leur quotidien. « Vivre avec », des décennies durant, longtemps. Tout mettre en œuvre, jusqu’au bout pour que cette présence/souvenir soit forte et chaleureuse à la fois ! Cela en vaut la peine. Après…