mars 2018
Laurent Gobet, Dr Juan Lopez (Le Levant)
Le SL est passé en 20 ans d’un établissement de soins palliatifs de fin de vie, durant l’épidémie de Sida dans les années 80, à un EMS, puis à un EPSM (établissement psychosocial médicalisé) accueillant des usagers au profil complexe, mêlant une polyaddiction à des troubles somatiques et/ou psychiatriques concomitants.
L’espérance de vie de cette population a notablement augmenté, du fait de l’amélioration des traitements anti-rétroviraux et de la nette diminution des maladies opportunistes, avec, en parallèle, un vieillissement prématuré, et une accumulation d’atteintes somatiques. La qualité de vie en est très altérée avec une perte d’objectifs de vie, chez des personnes qui ont souvent le sentiment d’avoir dépassé leur pronostic vital.
L’entrée en vigueur en 2013 de la loi sur le SA, le statut d’EPSM et l’accueil de résidents répondant souvent aux critères diagnostics d’accès au SA (polypathologies invalidantes, sans perspective de guérison), mais n’ayant souvent plus de logement propre, nous ont conduits à accompagner de tels projets par le biais d’Exit.
Ces nouvelles demandes de SA, ont été vécues par les collaborateurs comme un élément disruptif, en apparente contradiction avec les valeurs prônées par les modèles sur lesquels s’appuyaient les prises en soins jusqu’ici : réduction des risques, modèle psychologique du rétablissement, soins palliatifs. Ont alors émergé les questions de la capacité de discernement (nombre de résidents ont des troubles cognitifs), de la représentation légale ou thérapeutique (ordre de préséance pour les prises de décision) et des demandes particulières.
La direction et le personnel soignant ont été incités à réfléchir, en collaboration avec les résidents, à des solutions innovantes de prévention des impasses conduisant au SA, dans le respect de l’autonomie de décision de l’intéressé.
Lorsqu’un résident évoque un projet de SA, un accompagnement spécifique est rapidement mis en place. Cette expérience a nourri l’élaboration d’un document d’informations pour les résidents, et d’un autre pour les professionnels. Seront principalement développées ici les spécificités du SL.
L’accompagnement débute par l’exploration de ce qui a conduit à un sentiment d’impasse : ce qui fait perdre le sens de la vie (douleurs, anxiété, limitations fonctionnelles, sans espoir d’amélioration), ainsi que son impact sur ce qui fait habituellement sens (critères personnels de qualité de vie, valeurs ou projets qui dirigent la vie).
Des menaces de suicide par overdose volontaire émergent dans des moments de frustration. Elles se désamorcent lorsqu’on aide à reformuler ce projet en termes de faible qualité de vie ou de désespoir, en exprimant de la compassion. Des explications concrètes sont données sur le risque de survie à une overdose tout comme ces personnes ont déjà survécu à des complications médicales majeures, avec une possibilité d’aggravation de leur état, voire d’aboutir à un état végétatif chronique. Nous abordons également la question du lien, et les sensibilisons aux réactions prévisibles des autres résidents ainsi que de leur entourage, lorsque le suicide non assisté se met en scène dans des lieux publics. Sans faire de prosélytisme, nous rappelons l’existence d’EXIT 1. Dans le mesure du possible, la discussion est orientée vers ce qui fait sens dans leur vie et en quoi la personne a du pouvoir d’agir.
Le traitement de la douleur, de l’anxiété et de la dépression est une préoccupation permanente. Toutefois, une problématique addictive étant souvent présente, l’évaluation et le traitement de la douleur doivent être adaptés. L’accoutumance aux opioïdes peut justifier des doses de 10 à 100 fois celles préconisées par le Compendium, ce qui doit être expliqué aux soignants des services de soins aigus extérieurs. L’autoévaluation de la douleur n’est pas toujours exploitable (ex : demande de réserves supplémentaires malgré une somnolence majeure, secondaire à une surcharge en antalgiques opioïdes). Sans remettre en question l’autoévaluation, elle est enrichie par les observations des soignants (attitudes corporelles, mimiques). Des mots sont posés sur la recherche d’effet pic, comme avec les drogues, face à l’ennui, à la frustration ou à l’angoisse.
Le cannabis (THC) occupe une place à part, avec une certaine tolérance (voir ci-dessous).
Les abus de substance au long cours sont source d’atteintes cognitives limitant la capacité de discernement. Celle-ci doit toutefois être évaluée spécifiquement pour le SA : le résident comprend-il ce qui fait impasse, la non-réversibilité de certaines décisions, l’existence des soins palliatifs ?
La question se complique en cas de curatelle, ou lorsqu’un membre de la famille est le représentant thérapeutique, mais n’est pas au clair sur les valeurs du résident, ou pense ne pas devoir les respecter du fait des atteintes cognitives, et de mises en danger successives. Il est donc indispensable d’anticiper ses questions, et dans la mesure du possible d’organiser des rencontres avec les proches et les différents représentants, en accord avec le résident.
Si le résident possède des biens, nous l’incitons à rédiger un testament afin d’éviter des malentendus ou des conflits. Nous l’informons que, par défaut, la Justice de paix devra régler cette question.
L’organisation des obsèques par le résident est également une exigence : prise de contact avec les pompes funèbres, choix du cercueil, choix entre inhumation, incinération, avec ou sans dispersion des cendres.
Les résidents concernés sont invités à annoncer leur projet de SA, aux proches et aux autres résidents, avec une possibilité de conseil sur la communication.
Notre expérience montre que le fait d’aborder de manière ouverte tous ces aspects concrets a permis à plusieurs résidents de se représenter de manière plus réaliste les conséquences de leur projet de SA, notamment sur les liens interpersonnels, et le plus souvent de temporiser ou de renoncer à leur projet, sans pression de notre part.
Le seul résident qui a mené à son terme le SA au SL nous a obligés à réfléchir à notre posture et à nos limites du fait de demandes particulières avec transfert de responsabilités personnelles sur l’équipe, auxquelles nous ne pouvions pas répondre. Il s’agissait en l’occurrence de faire des choix d’obsèques et de prévenir sa mère de son projet, à sa place.
Sur le plan addictologique, l’abstinence à toute substance n’est souvent pas un objectif auquel nos résidents peuvent adhérer. Le focus est plutôt mis sur les conséquences des consommations pour l’intéressé, pour les autres résidents ou pour l’équipe soignante. Par exemple, il est arrivé qu’en dernier recours une boîte de récupération des aiguilles usagées soit placée dans la chambre d’un résident en état somatique critique, ne parvenant pas à renoncer aux consommations par injection, afin d’éviter les accidents d’exposition au sang.
Une tolérance est accordée pour le cannabis, perçu par certains résidents comme un traitement antalgique complémentaire, un moyen d’augmenter l’appétit pour d’autres, ou encore une forme de réduction des risques vis-à-vis d’autres abus de substances, qui passent au second plan ou disparaissent. Des modalités pratiques (local ventilé pour la consommation, stockage sécurisé, groupe de discussion, groupe de régulation) ont été mises en place. Le bilan à un an montre qu’il est actuellement plus aisé d’aborder le sujet des consommations lors d’entretiens individuels, sans que cela devienne un sujet écran envahissant tout l’espace individuel, ce qui ouvre parfois la porte à un travail psychothérapeutique. Les tensions avec le personnel soignant autour des consommations ont diminué. Par ailleurs, la modification de la loi sur les stupéfiants de 2011, ouvre la possibilité de prescrire de manière marginale des dérivés de cannabis.
Nombre de nos résidents ont une santé précaire et la probabilité élevée de survenue de complications médicales à court/moyen terme est élevée. Ils craignent que leur qualité de vie ne se dégrade encore en cas de nouvelle péjoration de leur état de santé. Les DA sont donc recommandées, mais leur rédaction est difficile chez des personnes qui ont survécu à de nombreuses complications médicales potentiellement fatales, et ont du mal à se projeter dans une issue fatale. Généralement, ils peuvent difficilement se prononcer sur leur souhait d’être ou non réanimés, le cas échéant. Nous proposons donc une clarification par un collaborateur de ce qu’implique tel ou tel choix au niveau des interventions lors d’une crise majeure, et l’évolution défavorable potentielle en cas de non-intervention (décès par détresse respiratoire ; possible dégradation notable de l’état de santé et de la qualité de vie, sans issue fatale à court terme).
Avoir survécu au SIDA, aux overdoses ou à tout autre dégât collatéral à la drogue, contrairement à nombre de leurs amis consommateurs, donne aux résidents concernés le sentiment d’avoir dépassé leur pronostic vital, avec toutefois le constat de la déchéance physique et psychique, de la perte d’autonomie.
Une accumulation d’événements de vie négatifs et d’échecs de projets a nourri un sentiment d’impuissance apprise, avec son corollaire, une faible capacité d’engagement, limitant le développement et l’entretien d’activités gratifiantes (en dehors des abus de substance dont ils perçoivent les risques majorés) ou de projets. Les difficultés de socialisation ont conduit à une prise de distance des proches, un évitement de la socialisation, et finalement un sentiment de vie désormais inutile.
Dans ce contexte, une démarche de type rétablissement, ne visant plus la guérison, mais l’acceptation d’une vie avec incapacité et une redéfinition de l’identité, permet de réinsuffler un peu d’espoir. L’autoévaluation de ce qu’est le rétablissement, des besoins, des ressources et du besoin d’aide, peut aider à poser des actes et à développer du pouvoir d’agir (ELADEB : Echelles Lausannoises d’Auto-Evaluation des Difficultés Et des Besoins ; AERES 6 : Auto-évaluation des Ressources).
Depuis la création de l’EMS SL, plusieurs résidents ont évoqué l’éventualité d’un projet de SA, peu se sont inscrits à EXIT, un seul a mené son projet jusqu’à son terme. Ce type d’accompagnement reste donc marginal. Nous pouvons émettre l’hypothèse que l’accès facilité aux soins palliatifs, la focalisation sur les besoins de la personne, et l’accompagnement à la rédaction des DA expliquent en partie ce résultat.
L’apparente contradiction du cadre théorique de différents modèles a pu être dépassée, en se focalisant sur les besoins des résidents et le développement de leur pouvoir d’agir, ainsi que leur responsabilité. Le SA mis en œuvre est, dès lors, l’aboutissement d’un processus de prise en soin optimal, parvenu à une réelle impasse. Le projet de vie – ou parfois de mort – du résident est au cœur de cette prise en soins.