mars 2018
Prof. Panteleimon Giannakopoulos (Service des mesures institutionnelles, Direction médicale, HUG, Genève)
Le nombre de personnes âgées dans les sociétés occidentales augmente de manière discontinue. D’environ 500 millions en 2009, leur chiffre passera la barre de 1.5 milliard en 2050 changeant profondément notre manière de percevoir les priorités en termes de santé publique 1. Le fait que cette population est particulièrement exposée à l’utilisation des substances psychoactives tant en Europe qu’aux USA n’est pas nouveau. Entre 40 et 65% de sujets âgés consomment au moins une boisson alcoolisée par semaine. Bien que les chiffres de prévalence puissent varier considérablement en fonction des cultures différentes, cette consommation semble augmenter clairement aux USA et au Nord de l’Europe restant stable dans les autres pays de notre continent. Cette consommation peut devenir excessive plus fréquemment (sans pour autant être synonyme d’affection médicale) chez les âgés de moins de 75 ans, de sexe masculin qui ne vivent pas seuls. Le problème de la consommation de substances psychoactives à l’âge avancé ne se limite pas à l’alcool. Entre 6-8% des Américains et 16-25% des Européens consomment régulièrement des hypnotiques ou des anxiolytiques. L’utilisation des narcotiques et surtout des analgésiques est loin d’être négligeable avec des prévalences de 5-9% aux USA et en Europe. Ce type de consommation augmente avec l’âge notamment chez les femmes sédentaires. Sans surprise la prise concomitante d’alcool et d’autres substances psychoactives est également fréquente et atteint 20 à 30% des buveurs réguliers après l’âge de 60 ans 2.
Si l’on se réfère dans un pays avec une démographie jeune comme les USA, le nombre de personnes présentant un abus de substances après 50 ans est sensé doubler de 2.8 millions en 2006 à plus de 5.7 millions en 2020. Cette augmentation est due à l’effet combiné d’une augmentation du nombre de personnes âgées et de la fréquence de ces abus dans la communauté. La population entre 50 et 65 ans, celle des « baby boomers », est particulièrement exposée dans la mesure où son rapport avec les substances illicites et l’alcool diffère fondamentalement de celui des générations précédentes. Plus exposées à l’abus de substances qui a été pour eux synonyme de libération dans un contexte social bien différente de celui que nous vivons, ces personnes représentent un réservoir de cas positifs qui arrivera à l’âge gériatrique dans la prochaine décennie. On estime que 5% des hommes et 1.5% des femmes dans cette tranche d’âge ont un diagnostic d’abus d’alcool. Parmi les personnes utilisant des drogues illicites après 50 ans, environ 20% présentent un abus de substances qualifiant pour un diagnostic au sens des classifications du DSM-V et CIM-10 3.
Une série d’études épidémiologiques a démontré que la consommation modérée d’alcool est positive en termes de morbidité cardiovasculaire et de mortalité pour la personne âgée. De manière constante une courbe U est observée par rapport à ces paramètres, avec les abstinents et les sujets dépendants montrant des valeurs nettement supérieures à celles des consommateurs modérés 4.
Cependant, et même si 40% des personnes âgées de plus de 65 ans sont non consommateurs et que le niveau de consommation baisse progressivement, le syndrome de dépendance reste en troisième position des pathologies psychiatriques à l’âge avancé. On pourrait ici distinguer deux grandes catégories : d’une part, les personnes ayant une consommation à risque au cours de la décennie qui précède et qui passent d’un usage nocif vers la dépendance franche 5 ; d’autre part, une nouvelle population de sujets dépendants, de manière prédominante des femmes sans antécédents de consommations exposées à des facteurs de stress psychosociaux tels que la diminution de leur mobilité, l’éloignement perçu des enfants, la retraite et la perte du rôle familial. Cette dernière population est appelée à grandir dans les années à venir, les jeunes femmes rapprochant très rapidement les prévalences de dépendance à l’alcool des hommes. Problème supplémentaire, leur identification et traitement se heurtent à des barrières importantes non seulement en lien avec des préjugés sociétaux mais aussi à cause du caractère peu bruyant de l’installation de la dépendance chez la femme âgée 6.
Sur un plan clinique, l’installation d’un syndrome de dépendance alcoolique à l’âge avancé est caractérisée par la triade isolement social, affects dépressifs et troubles cognitifs. Des phénomènes de malnutrition, des épisodes de confusion mentale ou encore des chutes se retrouvent dans les cas les plus graves et aboutissent à des tentatives d’institutionnalisation. Celles-ci ne sont que rarement réussies. Moins exposées aux répercussions dans le monde du travail, les personnes âgées gèrent l’alcoolisme en solitaire (plus de 70% des consommations à risque) sous forme d’une automédication contre des angoisses envahissantes ou des insomnies. Les effets néfastes sont connus de longue date. Les changements physiologiques au niveau de l’absorption, de la distribution et du métabolisme, augmentent la sensibilité de la personne âgée aux substances psychoactives et en premier lieu l’alcool. Des altérations du métabolisme et de la pharmacocinétique peuvent également augmenter les effets neurotoxiques de l’alcool mais aussi péjorer des affections médicales telles que le diabète et les maladies cardiovasculaires.
Ce qui est beaucoup moins clair est l’effet de l’alcool sur le cerveau vieillissant. Contrairement à une idée répandue, il n’y a pas de preuves que l’alcool accélère la production des lésions neurodégénératives. Son effet pourrait même être légèrement protecteur dans la maladie d’Alzheimer (avec la même courbe en U mentionnée précédemment ; 7. En revanche, une utilisation excessive d’alcool ajustée pour la tranche d’âge est associée prioritairement à une diminution des volumes cérébraux et une atteinte de la substance blanche (dans sa macro et microstructure). La destruction des faisceaux inter-hémisphériques est une donnée robuste liant consommation d’alcool et atteinte de l’intégrité cérébrale 8.
Les études de l’utilisation des traitements psychotropes sans prescription médicale restent rares. La prévalence de la dépendance aux benzodiazépines était de l’ordre de 2.5% avec une prédominance des femmes seules âgées de 65 à 74 ans. Des prévalences plus élevées frôlant le 10% ont été rapportées en association avec le sexe féminin, la dépression ou encore le risque de passage à l’acte suicidaire soulignant l’actualité de cette question dans la programmation des soins chez le sujet âgé. Sans surprise, l’interaction de l’alcool avec ces substances est problématique induisant de la sédation, une sensation des vertiges, ou encore des chutes. L’alcool facilite l’effet désinhibiteur de certaines molécules, augmente leur toxicité hépatique mais aussi la tendance aux accidents. La prescription facilitée des antidépresseurs par les médecins généralistes participe sans aucun doute à l’augmentation des cas d’abus notamment par les femmes sans compagnon et avec antécédents psychiatriques. Les analgésiques méritent une mention particulière, leur utilisation chronique mais aussi les syndromes de dépendance étant loin d’être négligeables chez l’âgé. Leur utilisation régulière est de l’ordre de 7% pour les opioïdes et plus de 40% pour les non-opioïdes. On retrouve ici encore la vulnérabilité des femmes âgées seules en présence de douleurs chroniques 9.
Parmi les différentes substances psychoactives, l’utilisation des drogues illicites est celle qui met le plus en exergue l’effet démographique de cohorte avec une transition générationnelle marquée par rapport aux comportements des utilisateurs âgés. Ainsi seul 0.7% des personnes de plus de 65 ans dans la communauté consomment régulièrement du cannabis mais ce pourcentage touche le 4% chez les individus entre 50 et 64 ans 10. Les pourcentages restent encore faibles pour les autres substances (cocaïne, inhalants, héroïne) mais les sujets qui rapportent leur utilisation présentent fréquemment un abus de substances médicalement documenté. On estime ainsi que dans les prochains 10 ans, le nombre de personnes âgées dépendantes à l’héroïne ou la cocaïne touchera les 5 millions aux USA, fruit d’une meilleure prise en soins de leurs comorbidités physiques. Après l’alcool, l’addiction aux opioïdes est la seconde cause la plus fréquente de consultation addictologique après 50 ans. Le nombre de sujets de plus de 50 ans en traitement pour cette addiction a presque doublé en 16 ans (de 1992 à 2008) passant de 6% à 12% 11. La demande de soins de cette population est loin d’être claire. Possiblement vivant dans une marginalisation contrôlée, bénéficiant au long cours des traitements de substitution, ils sont, pour certains, peu demandeurs d’aide. Mais d’autres soulignent la prévalence très élevée de troubles dépressifs et anxieux sur fond de bilan existentiel négatif et désertification relationnelle 12.
Le survol des consommations régulières et des comportements addictifs de la personne âgée confronte le système des soins à ses failles liées à une vision statique du vieillissement psychique. L’effet de cohorte avec la venue des baby boomers à l’âge avancé nous oblige à reconsidérer certaines des croyances acquises de longue date dans ce champ. La sérénité de la personne âgée, sa tendance à une expression pulsionnelle mesurée, l’absence de comportements socialement dérangeants si ce n’est dans la solitude et l’autodestruction des pathologies dépressives.
Le paysage des addictions du sujet âgé est en train de se modifier en profondeur tout en gardant une forte hétérogénéité. Certaines tendances lourdes se dégagent: un nombre croissant d’usagers âgés à risque de dépendance à l’alcool, une vulnérabilité féminine accrue à la prise des psychotropes et des analgésiques, le poids de l’isolement dans le développement des comportements addictifs chez la femme, ou encore le nombre croissant de personnes âgées avec addiction aux opiacés. Cette évolution prend en partie au dépourvu les systèmes de soins communautaires mais aussi psychiatriques. Longtemps considérés comme des pathologies du jeune adulte régressant naturellement avec l’âge en lien avec un biais de survie, mais aussi grâce à l’amendement des pathologies psychiatriques qui les accompagnent, les addictions chez le sujet âgé montrent à ce jour un visage bien différent, beaucoup plus inquiétant en termes de conséquences psychosociales et systémiques.
Un élément important à prendre en considération dans les stratégies thérapeutiques à développer est la nature de la souffrance psychique des personnes âgées consommatrices régulières ou dépendantes aux substances. Le champ a été bien exploré pour l’alcool montrant, entre autres, la fragilité narcissique des buveurs âgés, leur tendance à l’isolement et à l’acte suicidaire. Ceci est beaucoup moins le cas pour les femmes âgées dont l’alcoolisme mais aussi la dépendance aux médicaments psychotropes ou autres passent souvent inaperçus et se déroulent en huis clos. Très sensibles à la perte de leur autonomie physique, mais aussi au bénéfice d’un entourage soutenant, les femmes âgées représentent une population cible pour des interventions psychothérapeutiques ciblées dans le champ des addictions. La méconnaissance des déterminants psychologiques concerne également les personnes âgées dépendantes aux opioïdes, cette population grandissante qui se trouve confrontée à un vécu d’échec, un sentiment de vie gâchée sans le soulagement, même passager, offert par l’agir et la recherche des sensations. Il nous faudra donc un nouveau regard pour s’adapter à des réalités plurielles que l’on saisit mal. La collaboration interdisciplinaire n’est pas ici un luxe que l’on s’octroie, mais une nécessité de base pour se montrer créatifs, innovants, et à la hauteur du défi des soins.