mars 2018
Vanessa Vaucher et Barbara Broers (HUG, Genève)
Jean, 58 ans, en traitement de méthadone depuis 30 ans, vit dans un studio au 3ème étage sans escaliers. Il est suivi par son médecin de famille pour une hypertension, un diabète, une insuffisance pulmonaire sévère (sur tabagisme). Il se déplace de plus en plus difficilement (dyspnée), et a de la peine à faire ses courses et à aller à sa pharmacie 2 fois par semaine pour chercher son traitement. Il s’isole de plus en plus et a de la peine à se nourrir correctement. Après une chute avec fracture de la hanche, Jean est hospitalisé et le retour à domicile semble compromis.
Les systèmes de soins en addictions devraient se préparer aux besoins spécifiques des « baby-boomers » vieillissants 1. Obsan (2011) prévoit que d’ici 2030, la population de plus de 65 ans, qui nécessite des soins, augmentera de 46%. Le système de soins doit anticiper et s’adapter rapidement. L’enjeu principal est le nombre de places et, surtout, la diversité de l’offre face à des incapacités de différents degrés et à des soins qui se veulent individualisés, comme les soins à domicile et des lieux de vie adaptés 2.
Le vieillissement d’un sous-groupe nous préoccupe particulièrement. C’est la population d’usagers d’opioïdes en Suisse, dont le vieillissement est décrit comme prématuré et dont les affections sont plus fréquentes. Depuis plusieurs années, la moyenne d’âge des personnes en traitement basé sur les traitements d’agonistes augmente. Concernant les traitements de diacétylmorphine – héroïne pharmaceutique, 12% avaient plus de 54 ans en 2016, alors qu’en 2005 il n’y en avait pas. Outre les polymorbidités et les médications lourdes (psychiatriques incluses), il y a un manque de tissu sociofamilial 3, dû à des pertes répétées, tant dans la vie affective que professionnelle, qui peuvent parfois mener à l’exclusion sociale. Cela pose évidemment des défis particuliers pour l’organisation des soins et la formation des soignants. Dans cet article, nous proposons une réflexion sur les lieux de vie qui existent, adaptés ou pas pour l’usager de substances vieillissant, fondées sur des expériences locales et des visites outre-Romandie. Le tableau résume certains avantages et désavantages de chaque modèle, sans prétention d’être exhaustif.
Le modèle de soins actuel pour les personnes sous traitements de substitution aux opiacés est un modèle centralisé. La personne doit se rendre en pharmacie, au cabinet ou dans un centre spécialisé. Il s’agit de soins ambulatoires qui atteignent leurs objectifs d’un point de vue médical, c’est-à-dire l’amélioration de l’état de santé globale et une intégration sociale, cela grâce à l’existence d’un logement. En cas de perte d’autonomie et de mobilité, les structures de soins ont développé des alternatives temporaires en partenariat avec les soins à domicile. La difficulté qui persiste est l’accès au traitement de substitution. Plus particulièrement pour le traitement de diacétylmorphine (DAM) – héroïne sur prescription médicale – qui dépend à la fois d’un règlement strict pour l’administration et le stockage, et de la perception positive ou négative de la part des professionnels. D’un point de vue législatif, des aménagements existent, seule la prescription ne peut être déléguée. Des expériences en Suisse romande et allemande ont permis de tester l’administration de comprimés de DAM à domicile, à court terme, mais pas de traitement injectable à ce jour. C’est uniquement dans le canton de Berne qu’une expérience positive de « délégation » de traitement DAM par intra-veineuse existe (Fondation Solina, voir plus bas). Quand la situation perdure, des problèmes logistiques se posent au niveau des ressources humaines pour administrer le traitement à domicile par le centre spécialisé, ou par les soins à domicile.
Janine, 61 ans, est suivie dans un programme de prescription de diacétylmorphine (DAM) depuis 18 ans. Depuis qu’elle est suivie dans ce programme, elle a pu stabiliser sa vie chaotique, vit dans un foyer pour femmes, et se rend tous les jours au centre pour son traitement. Elle a eu plusieurs hospitalisations depuis 2 ans (fracture de la hanche, pneumonies, cancer du larynx opéré), et présente des troubles de mémoire. Les responsables de foyer disent que Janine ne peut plus rester dans le foyer, depuis qu’elle a mis le feu au lit. Janine refuse d’aller ailleurs, car elle veut rester à proximité du centre, pour elle le traitement de DAM est primordial.
A long terme, l’option actuelle choisie est d’opter pour un changement de traitement : morphine retard, méthadone, buprénorphine haut dosage. Toutefois, ceci peut être un problème pour certaines personnes traitées, qui ne sont pas prêtes à renoncer à un certain mode de traitement, ou à une certaine molécule qui leur convient (comme l’exemple de Janine).
Cela n’est pas envisageable qu’avec un logement, or bon nombre de patients, selon les régions géographiques, ne bénéficient pas d’un logement adéquat.
Quand toutes les alternatives sont épuisées et que les incapacités physiques et psychiques s’aggravent, une institutionnalisation du lieu d’habitat s’impose. Différentes structures existent à ce jour, sans pour autant constituer une offre de soins répartie sur tout le territoire suisse. Une description de la prise en charge la plus « légère » à la plus intensive peut permettre de mesurer ce qui manque pour cette population, et donner des pistes pour les années à venir en matière de planification sanitaire.
Les logements type IEPA (immeuble avec encadrement pour personnes âgées), anciennement « D2 », sont des lieux de vie indépendants : la personne a son propre logement avec un droit de bail et une présence infirmière 24h/24, ainsi qu’une possibilité de livraison de repas, d’aide administrative et d’organisation de loisirs. Pour y avoir droit, il faut être en âge AVS, sauf exception, mais il dépend surtout du préavis du propriétaire, de l’âge, du degré d’autonomie, ainsi que de la situation financière du bénéficiaire. Le séjour se construit autour d’un contrat avec des obligations 4. La population d’usagers d’opioïdes peut se retrouver dans certains critères d’admission et d’autres pas. L’exclusion sociale fréquente ne favorise pas l’acceptation des règles de vie strictes.
Il existe également des « foyers » ou hôtels communautaires qui proposent des chambres, éventuellement une présence infirmière, et des activités ainsi que des repas en commun. Ces structures, où se côtoient parties privées et collectives, nécessitent une certaine autonomie et une capacité de vie commune. Elles ont l’avantage de retisser le lien social. Pour y avoir accès, il faut être au bénéfice des prestations AI (assurance invalidité), ce qui n’est pas le cas de tous les usagers d’opioïdes.
Ces deux types de lieux de vie, non stigmatisants par ailleurs, ne sont pas « préparés » à la consommation active de substances. La cohabitation entre seniors, sans et avec problématiques de dépendances aux produits, nécessite un accompagnement sociomédical spécialisé pour le soutien des résidents comme des équipes. Ces structures, par ailleurs, tendent à manquer.
La remise de stupéfiants reste un problème qui cherche une solution pérenne. Des coffres sont obligatoires pour le stockage des stupéfiants, et le personnel doit être formé aux soins d’urgence ainsi qu’à la prise en charge de ces traitements. Le règlement précise une dotation en personnel minimale pour l’administration ainsi qu’une gestion du stock. Des spécificités De quoi avons-nous parlé pendant cette dernière heure, pendant cette dernière conversation ? Il a souhaité que nous répondions à une seule question : « Qui m’aime ? » Il savait bien que la fin était toute proche. Il lui importait de faire défiler les visages des personnes qui allaient vivre encore plus ou moins longtemps avec sa « présence » inscrite dans leur quotidien. « Vivre avec », des décennies durant, longtemps. Tout mettre en œuvre, jusqu’au bout pour que cette présence/souvenir soit forte et chaleureuse à la fois ! Cela en vaut la peine. Après…professionnelles sont requises. Dans de toutes petites structures, ces exigences complexifient le recrutement, et peuvent influencer le coût de fonctionnement.
Pour faciliter le maintien à domicile (logement autonome, IEPA ou foyer), des approches de type Assertive Community Treatment (ACT) et FACT (avec F pour Flexible) ont été développées, avec de très bons résultats, pour maintenir les patients hors des hôpitaux psychiatriques et préserver leur lieu de vie 56. En quoi cela consiste-t-il ?
Le ACT est né aux USA dans les années 70, dans la lancée du mouvement de désinstitutionalisation des années 60. Il s’adresse à des patients souffrant de maladies mentales sévères, et a pour objectif une réintégration dans la communauté afin de permettre une autonomisation et un bien-être de tous les aspects fondamentaux, tels que le travail, la santé, l’administratif, les relations sociales et le logement. Selon un modèle précis, une équipe ACT multidisciplinaire peut prendre en charge jusqu’à 100 patients psychiatriques (24h/24h), d’un groupe très spécifique et très précaire (par exemple dépendant et schizophrène), avec des collaborateurs formés, et incluant toujours un spécialiste logement et un « patient expert » (= une personne concernée en phase de rétablissement).
Le FACT, d’origine des Pays-Bas, est issu du modèle ACT et offre une flexibilité dans l’approche, pour des personnes plus stables et avec des pathologies plus diverses. La même équipe multidisciplinaire et multitâche peut prendre jusqu’à 250 patients en charge à différents stades de leur évolution, incluant les rechutes 7 8.
Ces suivis intensifs se veulent proactifs entre les différents champs d’autonomisation, ainsi ils permettent l’intégration et le maintien dans le lieu de vie.
Par exemple, à Rotterdam, la Fondation Bouman propose un foyer avec des logements protégés, avec encadrement médical, pour des usagers de substances diverses et multimorbides, qui ont un suivi en parallèle dans l’équipe FACT 9. Des personnes avec une démence liée à l’alcool cohabitent ainsi avec des anciens héroïnomanes en chaise roulante ou souffrant d’insuffisance pulmonaire sévère. Des activités diverses sont proposées dans d’autres sites de la Fondation (atelier protégé, jardin). Cette approche permet une spécialisation du lieu de vie, adaptée aux besoins spécifiques, avec un renforcement de l’extérieur. Le risque est la ghettoïsation des usagers de substances, même si nous avons été frappées par la bonne intégration dans un quartier résidentiel de la ville.
En Suisse, à notre connaissance, les modèles ACT et FACT n’existent pas pour le moment, mais le modèle « d’équipe mobile » se développe en psychiatrie depuis 2002 10, ainsi que dans le domaine des addictions depuis 2014. Toutefois la problématique du logement n’est que peu abordée dans ce modèle, les « patients experts » ne font pas systématiquement partie des équipes, qui semblent développer leur propre façon de faire. Il nous semble intéressant de s’inspirer des approches validées qui permettront d’intégrer la problématique du logement.
Quand le maintien à domicile n’est plus possible, des structures, tels que les établissements médico-sociaux (EMS), peuvent répondre aux besoins spécifiques de soins qui ne peuvent plus se faire en ambulatoire. Leur modèle est à cheval entre un service hôtelier et un service de soins, leur cahier des charges est défini par la LaMal. Les EMS s’adressent à la personne en âge AVS, et demandent une adhésion à des règles de vie communes prédéfinies. Le bénéficiaire s’adapte à la structure. Il y a là une forme « d’institutionnalisation » du lieu de vie. Les usagers de substances, par leurs parcours de vie souvent en perte de repères, cumulant les exclusions, ne répondent pas aisément à ce type de structures, car ils sont confrontés du jour au lendemain à un mode de vie qui n’est pas le leur. D’autre part, ces institutions ne sont pas non plus préparées à la gestion de la consommation active de produits psychotropes (par exemple : fumer du cannabis) ni à la prescription de stupéfiants comme la DAM. Une mécompréhension peut se développer entre le bénéficiaire et le personnel, avec souvent à la fin une rupture de contrat. Ce qui réactive le sentiment d’exclusion, alors que le lieu de soins n’est pas adapté aux besoins spécifiques des personnes souffrant de dépendances. D’autre part, selon les estimations des besoins à venir de ces résidences de soins, on constate une stagnation des constructions et une offre moindre par rapport à la demande 11.
Une expérience fort intéressante existe à Spiez (BE). La Fondation Solina propose, depuis plus d’un siècle, un lieu de soins et de vie avec un encadrement médico-social ainsi qu’un lieu de travail, ouverts vers la communauté. Son objectif est d’accueillir les personnes de tout âge, avec des difficultés diverses, et de permettre une certaine réhabilitation de la qualité de vie 12. L’objectif ici est de répondre aux besoins des bénéficiaires et non pas aux besoins de l’institution. Par un processus d’inclusion, l’équipe permet une cohabitation entre personnes âgées, personnes avec handicap physique ou psychique, où le dialogue et le respect de chacun prévalent. Même dans les unités de soins, cette volonté de « non-spécialisation » et de mélange de population de patients est respectée, nécessitant donc une polyvalence hors du commun des soignants. Sous l’égide de son responsable, le charismatique Kaspar Zölch, l’équipe profite de formations continues régulières, et porte les valeurs de l’institution.
Depuis 2006, parmi les 180 résidents, elle en accueille 14 sous traitement de substitution d’opiacés (TSO – dont la DAM). La consommation est prohibée au sein du bâtiment, mais elle est tolérée à l’extérieur. Le résident doit veiller à être en capacité de recevoir son traitement, une forme de consommation contrôlée.
Cette expérience avec les usagers de substances, qui ont des incapacités physiques empêchant le maintien à domicile, est née d’une envie de tenter l’aventure dans une structure déjà existante, dont les ressources sont conséquentes. L’approche a été d’essayer plutôt que de conceptualiser. Soutenue par la direction, la Fondation Solina a su mettre à égalité les résidents avec leurs différentes maladies, et a pris le temps de communiquer avec les familles et le personnel. A tel point que les injections de DAM se font en chambre et peuvent être fractionnées selon l’état de santé du résident : une individualisation des soins.
Pionnière en Suisse, la fondation offre une alternative qui ne demande pas de construire d’autres structures, rassemble des besoins en soins très divers dans un espace varié et communautaire. Son historique très particulier et sa longue expérience dans les soins de groupes très diversifiés ne permettront probablement pas une « duplication » directe en Suisse romande, mais nous pensons qu’elle pourra servir comme sources d’inspiration.
Le « Soleil Levant » à Lausanne 13 est un modèle très intéressant de soins spécialisés pour les usagers de substances d’âge avancé et polymorbide. Nous référons à l’article dans ce numéro de Dépendances. Ce modèle permet d’avoir un personnel qualifié et, en théorie, l’accès à des TAO, dont la DAM. Le risques de ce modèle sont une stigmatisation du lieu, et une surspécialisation, peu de flexibilité et des soucis de taux d’occupation en cas de changements « épidémiologiques » des populations cibles.
Les personnes dépendantes de substances, qu’il s’agisse d’opiacés, d’alcool, de benzodiazépines, de cannabis, ont autant, voire plus de besoins de soins avec l’âge. Leurs besoins physiques et psychiques prématurés peuvent correspondre à ceux d’une personne de vingt ans leur aînée, avec la particularité que la chronicité de la maladie des addictions ne conduit pas forcément à l’abstinence. Les structures d’accueil, quelles qu’elles soient, doivent s’adapter. Cela implique une approche centrée sur les patients, issue d’un partenariat. Les institutions doivent innover. Le Fachverband Sucht a émis des recommandations 12 après une rencontre l’été dernier. L’association préconise la sensibilisation des politiques, une évaluation précise des besoins, la collaboration accrue entre partenaires de soins, la modification des conditions cadres des institutions, la promotion de la formation du personnel, une réflexion orientée solutions et, pour finir, le développement de la recherche dans ce domaine (voir encadré pour plus de détails).
A ce titre, la loi cadre Oastup permet de déléguer l’administration à des institutions non spécialisées, si la prescription de diacétylmorphine est maintenue dans le centre spécialisé. Un changement de pratique est donc possible.
L’étape suivante est probablement une réponse à toute situation et une augmentation des capacités d’accueil des structures. Les modèles ACT et FACT sont des modèles de suivi, qui permettent de pérenniser le maintien à domicile et de soutenir des équipes non spécialisées dans le domaine des addictions et des soins psychiatriques.
Pourquoi ne pas imaginer ce type de soutien pour les soins en institutions ?
La diversité de l’offre de soins au sein d’une même entité ainsi que la collaboration interinstitutionnelle sont d’autres pistes pour trouver une réponse au manque de structures. C’est probablement aux professionnels du terrain d’exprimer les besoins des personnes concernées et des équipes, et ainsi de faire des ponts entre acteurs de soins, décideurs en matière de santé et d’aménagement du territoire. A l’horizon 2030, il faudra augmenter le nombre de lits de 50% (Obsan) pour les personnes en âge avancé.
Lieux de vie pour usager de substances vieillissant
Modèle de soins | Exemples | Avantages | Désavantages |
Soins à domicile | IMAD, Spitex, SADS | Propre domicile Coût Pas de stigmatisation Remboursé caisse maladie Certaine flexibilité | Seulement pour patient « autonome » Personnel fluctuant, pas toujours formé Isolement social Remise stupéfiants difficile, pas de DAM iv |
Logement indépendant adapté avec soins | IEPA (D2) | Indépendance Pas de stigmatisation | Liste d’attente Relative autonomie Isolement social Remise stupéfiants difficile, pas de DAM iv |
Foyer | Armée du Salut, fondations diverses | Rencontres sociales Activités diverses Pas de stigmatisation | Personnes à l’AI « Règles » Personnel pas toujours formé Remise stupéfiants difficile, pas de DAM iv |
Logement adapté et accompagnement spécifique | FACT ou ACT Fondation Bouman, Rotterdam | Personnel bien formé Suivi interdisciplinaire Remise stupéfiants dans lieu habituel | N’existe pas dans la plupart des villes suisses Coût Faible flexibilité Nécessite une certaine autonomie |
EMS classique | Lieu non stigmatisant | Âge d’entrée pas adapté Personnel pas formé Cannabis peu accepté | |
Établissement général de soins médicaux | Solina | Personnel bien formé Pas de stigmatisation Prescription DAM possible | Indication « médicale » doit primer |
Lieu de soins « spécifique » | Soleil Levant | Qualité des soins Personnel bien formé Prescription DAM en théorie possible | Coût Faible flexibilité Taux d’occupation Stigmatisation |