mars 2018
Luc Recordon (avocat, docteur en droit, Lausanne)
Cet article se limite à un examen au niveau des textes constitutionnels, sans recherche systématique dans la jurisprudence, qui semble au demeurant fort rare, et encore moins dans la doctrine juridique. On passera ainsi successivement en revue les droits humains, tels que répertoriés par la Constitution fédérale suisse (Cst. féd.) et par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH), voire par la Convention relative aux droits de l’enfant, dans la mesure où ils exigent des autorités une abstention ou une prestation déterminée ; tout au long de cet examen, on insérera au besoin une référence aux droits plus généraux et abstraits que sont les droits à la reconnaissance de la responsabilité individuelle et sociale (art. 6 Cst. féd.), à l’égalité (art. 8 Cst. féd.), à l’interdiction de l’arbitraire (art. 9 Cst. féd.) et à la proportionnalité de toute restriction d’un droit fondamental au but visé (art. 36 al. 3 Cst. féd.). Pour les uns comme pour les autres, il s’agira de rechercher, le cas échéant de façon innovante, si et dans quelle mesure ils entrent en considération pour orienter une nouvelle politique en matière d’addictions. L’auteur remercie ici vivement Mme Anne-Catherine Menétrey de lui avoir fourni sur la question un précieux éclairage non strictement juridique, mais faisant appel à diverses sciences humaines, et axée sur les expériences issues d’une large pratique.
L’art. 7 Cst. féd. dispose que la « dignité humaine doit être respectée et protégée », tandis que l’art. 10 se lit comme suit :
« 1. Tout être humain a droit à la vie. La peine de mort est interdite.
2. Tout être humain a droit à la liberté personnelle, notamment à l’intégrité physique et psychique et à la liberté de mouvement.
3. La torture et tout autre traitement ou peine cruels, inhumains ou dégradants sont interdits. »
Quant à la CEDH, ses art. 2 à 4 méritent d’être ici reproduits.
Art. 2 Droit à la vie
1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection.
Art. 3 Interdiction de la torture
Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants.
Art. 4 Interdiction de l’esclavage et du travail forcé
1. Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude.
2. Nul ne peut être astreint à accomplir un travail forcé ou obligatoire.
3. N’est pas considéré comme « travail forcé ou obligatoire » au sens du présent article :
a) tout travail requis normalement d’une personne soumise à la détention dans les conditions prévues par l’art. 5 de la présente Convention, ou durant sa mise en liberté conditionnelle ;
b) tout service de caractère militaire ou, dans le cas d’objecteurs de conscience dans les pays où l’objection de conscience est reconnue comme légitime, à un autre service à la place du service militaire obligatoire ;
c) tout service requis dans le cas de crises ou de calamités qui menacent la vie ou le bien-être de la communauté ;
d) tout travail ou service formant partie des obligations civiques normales.
Dans les conceptions très généralement admises en Suisse et en Europe, le droit à disposer de sa vie va paradoxalement jusqu’à la menacer ou à la supprimer ; ainsi que le relevait en France, en 1996, la Ligue des droits de l’homme dans un manifeste, « la liberté individuelle n’a pas pour finalité l’autodestruction », mais « le corps social n’a aucune légitimité à criminaliser des comportements qui intéressent avant tout chaque individu ». L’art. 6 Cst. féd. fonde une telle appréciation, en posant que chaque « personne est responsable d’elle-même ». La Cour européenne des Droits de l’Homme (Cour EDH), en charge de dire le droit déduit de la CEDH, a eu l’occasion de reconnaître le droit à mettre fin à sa propre vie, notamment dans un arrêt concernant le canton de Zurich, certes rétracté ensuite pour des raisons formelles, mais pas moins significatif pour autant (ACEDH du 14 mai, 2013, dans une affaire Gross c. Suisse) ; en fin de vie et face à des souffrances graves, le suicide, assisté ou non, est une décision protégée tant par le droit à la dignité humaine que par la norme au moins interprétative – dont on peut toutefois discuter le caractère éventuel de droit fondamental invocable à lui seul – de la responsabilité individuelle.
En milieu carcéral, la question pourrait peut-être se poser différemment en raison du rapport de puissance publique particulier liant le détenu à l´État, comme dans le cas du jeûne de protestation (« grève de la faim ») entamé en 2010 par Bernard Rappaz pour protester contre son emprisonnement : le Tribunal fédéral a jugé que, moyennant un base légale spécifique, l’alimentation forcée pouvait être imposée à un détenu par le canton chargé de l’exécution de la peine (ATF 136 IV 97), et relevé que plusieurs pays faisaient de même, quoique de manière restrictive (l’Allemagne et l’Autriche, approuvées par la Cour européenne des droits de l’homme, l’Italie, la France, et l’Espagne, mais pas le Royaume-Uni, arrêt cité, cons. 6.1.1 et 6.1.2, p. 107 – 110) ; il en résulte, sauf en droit britannique, une limite – dans des cas extrêmes – du droit à s’autodétruire, mais encore une fois dans la situation spéciale du milieu carcéral. Il est intéressant de noter, toujours dans le cas de la prison, que la seule contrainte allant à l’encontre d’une altération de la santé du détenu par lui-même en consommant de la drogue est celle de la sanction disciplinaire, mais pas l’ordre de participer à des programmes de désintoxication ou de substitution contre la volonté de l’intéressé (Andrea Baechtold, Exécution des peines. L’exécution des peines et mesures concernant les adultes en Suisse, Stämpfli, Collection CJS – Criminalité, Justice et Sanctions ; Nicolas Queloz, Franz Riklin, Ulrich Luginbühl éds, vol. 10, 2008, pp. 220-241 ; voir aussi Catherine Ritter, « Approche des addictions en milieu carcéral », in Dominique Bertrand et Gérard Niveau éds, Médecine, santé et prison, Chêne-Bourg, 2006, pp. 173-189).
On retiendra a fortiori que celui ou celle, qui choisit de porter atteinte à sa vie par une mise en danger plus ou moins forte par des produits ou autres moyens addictifs, peut en principe se réclamer de cette portée négative du droit à la vie (l´État ne peut forcer quelqu’un à vivre), de la liberté personnelle, du droit à la dignité et de la responsabilité individuelle. Le manque de discernement, lié à l’âge ou à une maladie peut y faire obstacle et encore avec beaucoup de prudence, dès lors qu’il s’agit d’un choix éminemment personnel. À cela près, il y a donc lieu de mettre sérieusement en doute la constitutionnalité de toute restriction à la consommation de produits ou autres moyens addictifs. Il pourrait être tentant de justifier une telle atteinte aux droits fondamentaux par l’effet d’entraînement ou d’imitation que peut susciter une telle consommation ; cependant, l’aspect incitatif est ici manifestement trop faible pour valider une mesure d’interdiction ou de répression à cet égard.
Il en va différemment de la vente – surtout à large échelle et avec d’importants profits – et, probablement, aussi de la donation de produits addictifs. En premier lieu, les dispositions constitutionnelles précitées ne sont alors d’aucun secours à l’auteur de la distribution, de toute évidence ; de surcroît, l’effet incitatif est bien plus grand. La remise de drogues de substitution à des fins de réduction des risques ou de désaccoutumance progressive est un cas tout à fait particulier, puisqu’elle tend à sauvegarder la santé et même la vie de tiers, tout comme la remise à des fins thérapeutiques par exemple en oncologie. On en traitera au point 3 ci-dessous.
Une tout autre question est celle de l’inefficacité du prohibitionnisme. Il est notoire que par exemple une telle politique n’empêche ni une large diffusion des produits visés, ni la circulation en milieu carcéral de drogues, y compris « dures » ; sans elles, il semblerait même que la gestion de certaines prisons soit très difficile. Mais surtout la prohibition tend souvent à renforcer les mafias faisant commerce illicite des drogues de toute espèce. Par suite, la prohibition viole le principe de proportionnalité, dans sa composante dite de la nécessité ; elle est inapte à atteindre le but qu’elle cherche à atteindre. L’anticonstitutionnalité est claire de chef, à plus forte raison vis-à-vis des consommateurs, mais aussi à l’encontre des vendeurs.
Enfin, se pose sérieusement le problème, à l’égard des uns comme des autres, du risque d’inégalité de traitement, voire d’arbitraire, dans la pénalisation. En effet, les différenciations dans l’interdiction et la répression sont souvent un peu hasardeuses, non fondées sur une évaluation comparative soigneuse de la dangerosité, pour devenir quelquefois tout à fait incompréhensibles : l’échelle d’appréciation des peines est déjà très curieuse, laissée en outre, à défaut de base légale, au gré d’une jurisprudence peu systématique à propos du cannabis, de l’héroïne, de la cocaïne (le cas échéant avec atropine), des pilules chimiques diverses, dont la thaï et l’ecstasy, des benzodiazépines, etc., vendus en toute illégalité. Que dire alors des médicaments, notamment des somnifères ou des stimulants, prescrits parfois à la louche par des médecins peu regardants, sans parler de produits dont l’usage est encore banal et licite hormis des situations particulières, comme le tabac et l’alcool, dont la nocivité – en tout cas à dose moyenne et élevée pour le second – est désormais reconnue. On notera enfin que l’addiction peut résulter de différents moyens entièrement légaux non ingérés par le système respiratoire ou digestif, ainsi que l’illustrent les problèmes sérieux posés par le jeu (au casino ou en ligne), la télévision ou l’internet lorsqu’ils deviennent compulsifs. L’usage et la diffusion de produits et moyens addictifs ne pourrait pour ce seul motif être exempté de toute sanction pénale, la règle « pas d’égalité dans l’illégalité » s’y opposant ; par contre, le Parlement ne saurait plus longtemps tolérer une jungle législative aussi touffue et source d’une rare incohérence. Cela d’autant moins que certaines peines peuvent s’avérer fort lourdes peines, voir se muer en internement.
L’art. 11 prescrit :
« 1. Les enfants et les jeunes ont droit à une protection particulière de leur intégrité et à l’encouragement de leur développement.
2. Ils exercent eux-mêmes leurs droits dans la mesure où ils sont capables de discernement. » Pour mémoire, la Convention relative aux droits de l’enfant conclue à New York le 20 novembre 1989, qui lie la Suisse, ne confère pas droit constitutionnel directement applicable, mais astreint les États parties, à son art. 6, à assurer « dans toute la mesure possible la survie et le développement de l’enfant » et, à son art. 12, à « garantir à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité ». Enfin, les États parties sont astreints par l’art. 19 al. 1 à prendre « toutes les mesures législatives, administratives, sociales et éducatives appropriées pour protéger l’enfant contre toute forme de violence, d’atteinte ou de brutalités physiques ou mentales, d’abandon ou de négligence, de mauvais traitements ou d’exploitation (…) ».
Malgré l’étendue de ces pratiques, celles-ci restent peu visibles du public. C’est là que se situe la subtilité des industriels : toucher leur public cible, les jeunes et les fumeurs, sans que le grand public en soit conscient. Ceci permet de minimiser le phénomène du tabagisme et, par-là, d’éviter la mise en place d’interdictions.
Moins importantes en l’espèce que les autres droits fondamentaux, ces libertés ne sont quand même pas négligeables. Face à diverses tentations qu’ont çà et là les autorités locales d’éloigner de petits groupes de toxicomanes de quartiers déterminés, ceux-ci pourraient sans doute invoquer de telles règles pour s’opposer à ce genre de mesures, notamment sous l’angle de la proportionnalité, voire s’organiser formellement en associations. Concrètement, cela fournirait un appui indirect aux projets de lieux de réunion spécifiques tels que bistrots sociaux ou locaux d’injection.
Relevons ici l’art. 13 Cst. féd., relatif à la protection de la sphère privée :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile, de sa correspondance et des relations qu’elle établit par la poste et les télécommunications.
2. Toute personne a le droit d’être protégée contre l’emploi abusif des données qui la concernent. »
Notons aussi l’art. 8 CEDH, ayant trait au droit au respect de la vie privée et familiale :
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
Il s’agit des fondements du droit au respect du secret médical. Or, dans le contexte des dépendances, l’art 3c de la Loi fédérale sur les stupéfiants (LStup) permet de passer par-dessus le secret médical afin de dénoncer un toxicomane à une institution de soins ou d’aide sociale. La disposition n’a vraisemblablement que peu de portée pratique ; elle est conçue pour permettre une prise en charge forcée, tandis que l’expérience montre que le traitement d’une dépendance ne peut être efficace que si le patient collabore. S’il est dénoncé, la collaboration va être difficile à mettre en place.
Une telle restriction au droit à la protection de la sphère privée est discutable aux points de vue politique ou éthique. Juridiquement, la liberté fondamentale en cause peut être restreinte moyennant une base légale et un intérêt public (art. 36 al. 1 et 2 Cst. féd.), ce qui semble être le cas ici. Le législateur devrait cependant se demander sérieusement si le respect de la proportionnalité (art. 36 al. 3 Cst. féd.) n’est pas enfreint, sous l’angle de sa composante dite de nécessité, un droit humain ne pouvant être limité si ça ne sert pas à grand-chose ; or, on l’a dit, la disposition querellée n’est guère efficace.
Le constat est net : les droits à la vie et à la dignité humaine, ainsi que la liberté personnelle, sont les droits humains les plus riches en potentialités en vue d’une politique des addictions nouvelle ou simplement consolidée. De plusieurs autres droits, quelques possibilités pourraient naître, moindres et plus fragiles, ceux d’obtenir de l’aide dans des situations de détresse, de recevoir une information appropriée, de se réunir et de s’associer. Quoi qu’il en soit, tout cela ou presque reste à explorer en détail sur le plan juridique.