février 2015
Patricia Fontannaz (travailleuse sociale hors murs, Lausanne et environ)
« Le moment d’écrire me vient comme ça, quand les mots se bousculent dans ma tête avant de m’endormir, je n’arrive pas à me poser, quand tout s’est étalé et que j’ai noirci quelques feuilles, remplies par des phrases, des mots, des flèches reliant un autre paragraphe et que je me sens comme vidée, alors là, seulement, me vient une sorte d’apaisement, comme si enfin je pouvais dormir et ne pas me réveiller… »
J’ai reçu ces quelques lignes, par mail, de C., une femme de 50 ans. En effet, je lui ai proposé de m’accompagner dans la rédaction de cet article, car j’ai appris au fil du temps que les femmes concernées par la question de la dépendance, de la maltraitance, de la prostitution et des innombrables difficultés qui leur sont attribuées, en plus de leurs talents d’équilibriste entre marginalité et exigences de normalité, ont par dessus tout l’effroyable compétence de savoir nommer l’indicible.
Ce texte s’est construit à partir des échanges avec les femmes que je rencontre et qui ont coloré et affiné par leurs précieux apports mon point de vue de travailleuse sociale hors murs sur la question de la réduction des risques et des femmes en situation de toxicomanie.
Merci ainsi à toutes les femmes qui ouvrent les portes de leur tanière, et qui prennent le temps de m’apprendre mon métier.
Les femmes en situation de consommation nous interpellent, sans doute parce qu’elles nous annoncent ce dont nous, professionnels, allons devoir prendre de face demain, bien que d’emblée l’envie de fermer les yeux, baisser les bras, peut-être renoncer, nous guette lorsqu’elles nous invitent dans leur espace d’intimité.
Rejoindre les femmes toxicomanes dans la rue et dans les espaces qu’elles occupent, souvent invisibles et cachés, nous conduit à interroger notre attitude, nos valeurs, et notre posture professionnelle.
En effet, c’est dans les interstices des espaces urbains, entre les espaces publics, institutionnels et privés, que les liens se tissent et que les passerelles se créent avec les femmes en situation de marginalité.
C’est toujours sous condition que la rencontre a lieu. Pour se protéger, se fondre dans une forme d’anonymat, les femmes en situation de dépendance sont aux aguets. C’est seulement quand certaines conditions de confidentialité, de confiance, de non-jugement sont réunies, que les mots reprennent leur droit. C’est ainsi au fil du temps et des rencontres que se profilent les pourtours des frontières des mondes que les femmes dessinent et nous révèlent sans tabou.
On pourrait être tenté de retenir ce qui frappe d’emblée : l’isolement, une précarité sordide, le vide, l’absence, les rendez-vous manqués…
Mais leur situation ne se réduit jamais seulement à une expérience d’impuissance et de résignation. Au contraire, elles nous révèlent le potentiel extraordinaire de révolution possible, ces petites graines de changement qui repoussent les spirales sombres de l’urgence sociale qui les enlise. Et qui nous emporte parfois avec elles.
Je me souviens de ce jour où j’ai appris le décès de cette jeune femme, mère de 2 enfants, que j’accompagnais dans ses démarches. Je me suis dit comme une évidence que ce n’est pas la drogue qui tue, mais le mépris. Parce qu’elles se replient dans leur tanière, les louves à qui on a enlevé leur dignité.
C’est pourquoi le temps est nécessaire au lien de confiance tissé peu à peu, nécessaire pour s’apprivoiser, comme pour tester une forme de résistance à l’absurde.
Nous devons créer les bonnes conditions pour nommer l’indicible…
Quand dans cet espace de possible, souvent improvisé, au coin d’une rue, d’un café, ou dans la voiture les mots se délient pour oser nommer l’innommable, il est urgent de construire avec elles ce socle d’humanité nécessaire à toute démarche d’accompagnement, car le risque de reproduire inéluctablement le scénario de violence est en jeu.
Comment ne pas participer à la fatalité silencieuse et sournoise d’une histoire de violence ? Comment la transformer en prise de conscience collective ?
Le contexte d’intervention spécifique au travail social de rue, ainsi que les principes de la libre adhésion et de garantie de la confidentialité, permettent de créer les bonnes conditions pour rejoindre les femmes en situation de précarité.
S’inscrire dans une perspective de réduction des risques, c’est prendre en compte cette exigence d’adaptation, et de souplesse pour que le scénario de l’exclusion ne se reproduise pas fatalement. C’est créer la possibilité d’un espace de non-jugement sur mesure.
« Et c’est là que la confiance cassée depuis bien longtemps à travers de multiples expériences, réapparaît avec toute personne qui rencontrera une personne isolée, violée dans tous les sens du terme, non seulement physiquement; une personne mais également une vie, un dossier, bref du papier passé de main en main entre une multitude de gens qui doivent apprendre et font des stages de 6 mois… »
Les femmes que je rencontre me décrivent sans détours les subtils mécanismes et rouages d’une violence devenue institutionnelle qui petit à petit les enkyste dans une absence de reconnaissance et les fige dans une forme d’anonymat.
« Prise entre des larmes de rage, de frustration et d’incompréhension, je t’écris ces mots tout en pensant que décidemment je tourne à l’envers dans ce monde. »
Jusqu’à renoncer à un traitement devant l’impossibilité ou la honte à dévoiler un corps meurtri par les cicatrices indélébiles des injections. Parfois, peu à peu, le corps se fige, s’endort, ne fait plus de bruit. Entendre cette porte qui se referme et c’est la féminité qui quitte la femme, la pousse dans l’ombre, le corps qui change, les stigmates qui ne disparaissent jamais.
Rencontrer les femmes toxicomanes, échanger avec elles, entendre leur combat, c’est s’engager face à l’évidence des limites d’une politique répressive. La criminalisation des drogues, l’humiliation ressentie dans les contrôles répressifs, a aussi des conséquences sur le travail social de rue et touche les femmes de manière particulière.
Elle diminue davantage la possibilité de les rencontrer et réduit une minorité silencieuse à l’isolement avec des effets dévastateurs sur les passerelles vers les dispositifs d’aide et de soins.
Les stratégies comme le repli, la discrétion, l’isolement sont mobilisées pour ne pas une fois encore être réduites à l’engrenage infernal de la culpabilité, de l’incompétence et de l’incompréhension.
Dès lors, c’est la violence des mots que les femmes partagent pour sortir du silence, donner chair à leurs angoisses, leurs phobies, ces peurs qui surgissent au détour d’un rendez-vous. Elles racontent comment, parfois, elles finissent par renoncer à demander de l’aide.
Prendre en compte l’urgence sociale des femmes en situation de consommation, c’est toujours et encore adapter son pas, son rythme au leur. C’est accepter un sentiment d’impuissance tenace qui envahit d’emblée l’espace de la rencontre, avec ses exigences d’humilité, d’implication, et construire dans la durée ce lien de confiance, sur lequel peut s’appuyer l’intervention sociale.
Il s’agit d’interroger nos frontières institutionnelles, les conséquences humaines des politiques répressives, pour les rejoindre dans leur humanité, celle qui nous permet de prendre en compte la nôtre et développer ensemble les espaces de solidarité et de liens dans les villes et aux frontières des espaces urbains.
Solidarité entre pairs
L’approche de la réduction des risques tenant compte des spécificités liées aux femmes toxicomanes nous emmène inexorablement aux frontières d’une posture féministe, car elles nous révèlent sans détours les enjeux de la non-mixité comme une étape nécessaire et précieuse pour nommer et rendre visible le combat en tant que femme, toxicomane et souvent mère.
Derrière le récit de leur parcours, elles partagent et nous racontent l’histoire qui les relie. Elles mettent en lumière le soutien entre pairs, une forme de solidarité informelle nécessaire aux conditions de survie dans la rue.
« Quand je faisais le trottoir, j’avais rencontré une femme, comme moi, qui se prostituait. C’était un peu ma maman, quand je faisais la route, elle me guidait, me conseillait, elle regardait dans quelle voiture je montais, comme une sorte de protection, je pense qu’elle m’a sauvé la vie. »
Celles qui ont survécu ont aujourd’hui entre 40 et 50 ans, elles ont partagé une époque ensemble et sont des précieuses ressources pour la nouvelle génération.
« Si je rencontre une jeune fille dans la rue, même que je la connais pas depuis 10 ans, que c’est une gamine de 17-18 ans, et qu’elle trouve pas son préservatif, je la laisserai pas aller sur le trottoir, je vais chercher un présé avec elle, même si ça me prend 3 heures… parce que je pense qu’avec moi, elles ont moins peur, elles ont plus confiance, parce que j’en fait partie. Pour moi c’est normal de dépanner. »
Ce que révèlent les femmes en situation de consommation, c’est l’urgence de partager leur combat, leurs codes de survie, pour transformer leur indignation en mobilisation, pour que la génération future ne soit pas une inéluctable répétition d’un scénario annoncé.
« T’es obligée de toi retrouver une dignité pour pouvoir l’offrir à ton enfant et à ton entourage. A travers toi, ils la retrouvent aussi. »
Des espaces d’entre soi
Il est important de développer davantage des espaces de rencontre entre femmes, des espaces d’entre soi, qui permettent de créer les bonnes conditions pour favoriser leur implication et leur mobilisation dans les projets qui les concernent.
En effet, les perspectives d’avenir du travail social sont nécessairement dans le développement d’actions communautaires prenant en compte les spécificités des femmes en situation de toxicomanie, en s’appuyant sur les compétences qui les rassemblent. Il s’agit de rendre visible leurs capacités acquises dans leur combat pour rester en vie, préserver ou retrouver une forme de dignité.
A Lausanne, des femmes ont souhaité créer un espace d’échanges entre elles, en tant que femme, maman et toxicomane. Les accompagner dans ce processus de création de cet espace de rencontre, d’entre soi, de non-jugement, et de résistance, leur a permis de manière infime de se restaurer en miroir, au fil des semaines et des mois. Elles se sont mobilisées ensemble pour aborder la question du soutien à la parentalité avec d’autres femmes et avec les professionnels concernés.
« Pouvoir parler avec des personnes qui ont vécu la même expérience que moi, ça m’a donné de la valeur… »
« Ce qui me fait du bien c’est de pouvoir parler sans tabou et sans réserve avec des femmes qui ont vécu la même expérience que moi.. »
Elles partagent les représentations qu’elles ont des différentes formes que revêt la toxicomanie dans le corps et l’âme des femmes. Elles osent sans la peur du jugement, aborder ce qu’elles vivent, l’intime blessé, les expériences du quotidien et les rêves à construire.
Entre elles, entre pairs, elles se confient, dans cet espace sécurisé, se conseillent, proposent des solutions, échangent des bons tuyaux.
L’impact de cet espace se répercute bien au-delà de ce rendez-vous hebdomadaire. Elles prennent soin ailleurs, dans leur itinérance, d’autres femmes, d’autres futures mères. Elles jouent un rôle actif à travers leur mobilisation, dans le changement des représentations souvent figées sur les femmes, toxicomanes et mères.
Lorsque les conditions d’entre soi sont réunies, les femmes mobilisent leur entourage, leur famille, et les professionnels qui les accompagnent dans leur combat pour retrouver avec classe et humour leur dignité.
Elles nous brandissent ainsi cette invitation, à nous, professionnels et témoins des maltraitances vécues dans un scénario de répétition tenace, d’accepter de prendre en compte ces formidables capacités à transformer en résistance leur indignation et ce sentiment d’impuissance partagé.
Les conditions de nos interventions auprès des femmes toxicomanes exigent de s’inscrire dans la durée, de croire en la valeur de leur parole, de prendre en compte leurs expériences de vie, celles qui les rassemblent, et les relient entre elles dans une forme incontestable de solidarité. C’est dans cette perspective de développement communautaire que nos interventions sociales pourront prendre du sens.