février 2015
Pierre Chappard (Réseau Français de Réduction des Risques et Président de PsychoACTIF, Paris)
L’avènement du web 2.0 dans les années 2000 a modifié profondément nos habitudes et manières de vivre. Internet est désormais entré dans une phase participative, fondée sur la contribution de tous. Cela a bouleversé des domaines entiers de notre manière de vivre et commence à bouleverser également le domaine des drogues : les usagers se renseignent de plus en plus sur internet. Ils y achètent aussi de plus en plus leur drogue. D’ici quelques années, le marché des drogues mais aussi la manière de faire de la réduction des risques auront complètement changé. Cette nouvelle RDR 2.0 issue des nouvelles technologies est déjà à l’œuvre à travers les communautés internet de consommateurs de produits psychoactifs.
Une communauté internet est une communauté d’intérêt et/ou de pratiques, avec des objectifs partagés, des interactions. Il y a quantité de communautés anglophones d’usagers, mais seulement trois communautés francophones qui s’intéressent aux drogues illicites : pour Lucid State, la priorité est de débattre sur les plantes enthéogènes, pour Psychonaut, ce sont les substances psychédéliques qui sont au cœur de la communauté. Et enfin, pour Psychoactif francophone, l’objectif premier est la promotion de la réduction des risques pour toutes les drogues, licites comme illicites.
Les outils pour faire vivre ces communautés sont nombreux. Cela peut être des forums, des mailing-listes, des blogs, des chats, des wikis, des sondages ou un mélange de tout cela. Par exemple, pour la plateforme Psychoactif, il y a une vingtaine de forums thématiques comme « Les nouvelles drogues de synthèse », « Femmes et drogues », « Les TSO », « L’alcool »; chaque membre peut également créer son propre blog, sorte de journal intime qui permet de se raconter. Et enfin, il y a des quiz et un wiki, appelé Psycho- wiki, qui est un espace collaboratif de construction des connaissances sur les drogues (comme Wikipédia).
Les consommateurs rencontrent ces communautés principalement grâce à internet, et surtout avec les moteurs de recherche. D’après une enquête sur Psychoactif, 66% des membres ont connu la plateforme en cherchant des mots clés dans Google tels que mdma, poppers, lamaline, sevrage cannabis… Une part non négligeable vient également des réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter (10%). Mais les usagers rencontrent aussi ces communautés grâce à des liens « réels ». Plus de 10% des membres de Psychoactif ont connu la plateforme par le bouche à oreille en étant orienté par un professionnel des addictions ou un autre usager. Cela brise l’idée d’une communauté Internet entièrement virtuelle et déconnectée du réel. Une communauté web permet toujours de créer une communauté « non web » dans la « vraie vie », les membres d’une communauté la partage toujours avec leur entourage. L’opposition entre le réel et le virtuel est déconnectée de la réalité !
La manière de s’impliquer dans ces communautés évolue avec le temps. D’abord on observe, lit ce qui est écrit, s’abonne à des discussions, partage des discussions par mail ou sur les réseaux sociaux. Après souvent plusieurs mois d’observation, l’inscription est un moment fondamental avec le choix d’un pseudo, qui va permettre d’être identifié par la communauté. Ce pseudo, unique, reflète comme un t-shirt, ce que la personne a envie de dire d’elle-même. Par exemple, ces pseudos peuvent être jimmychem, Loxyxestlavie, ecorchévif, -2n+2h, gofix. Cette inscription dans la communauté permet de participer activement, d’écrire, de donner son avis.
Il y a plusieurs raisons pour s’inscrire et participer à une communauté internet. La première est la recherche d’interactions sociales par le biais du sujet « drogues », soit parce qu’on aime les drogues, soit parce qu’on a des problèmes avec. La deuxième est le besoin de reconnaissance. Dans ces communautés, la connaissance sur les drogues et la réduction des risques sont valorisées, et les leaders sont avant tous des connaisseurs des drogues et de leur usage. La troisième raison est la recherche d’efficacité et d’impression de contrôle sur les choses. Un exemple significatif est celui du sevrage, pour lequel les membres viennent se renforcer dans leur détermination, encouragés par les membres de la communauté. Enfin, la dernière raison est la recherche de communion. On discute et partage des expériences vécues, avec l’impression qu’on est dans une communauté unique. Par exemple sur Psychoactif, on lit souvent qu’il n’y a que là qu’on peut comprendre les problèmes d’addiction.
Le cœur de la communauté, ce sont les modérateurs. Ce sont eux qui la font vivre au jour le jour. Ils sont là pour apporter et classer l’information, relancer et organiser les discussions, mais aussi faire respecter les règles. Pour Psychoactif, ils sont 15 bénévoles qui se concertent tous les jours sur un forum dédié et qui se rencontrent au moins deux fois par an pour discuter de l’avenir de la plateforme (psychoactif.org) et de l’association qui la soutient juridiquement et administrativement (Association PsychoACTIF). Ces modérateurs ont été recrutés au fil des ans, parmi les leaders de la communauté. Quand ils sont engagés, ils doivent signer une charte pour s’assurer qu’ils sont en phase avec les valeurs de la plateforme, comme par exemple la fin de la primauté du sevrage et la priorité à la réduction des risques ou la nécessité de la dépénalisation de toutes les drogues…
Faire respecter les règles est une des tâches les plus importantes des modérateurs. Il faut que chaque personne puisse exprimer son témoignage en étant sûr de ne pas être jugé sur ses pratiques, même (surtout) si son témoignage ne respecte pas les canons de la RDR (par exemple quelqu’un qui partage ses seringues). C’est cela qui permet la qualité et la sincérité du témoignage, et donc in fine la qualité de la plateforme. Pour favoriser le non jugement, nous demandons à chacun de s’exprimer en JE, et de répondre autant que faire se peut, à un témoignage par un autre témoignage. L’autre règle importante, c’est que la plateforme n’est pas un lieu d’échange de plan drogue, qu’il soit licite ou non. Toute personne qui propose un plan, ou qui en demande un, est bannie sur le champ.
Les communautés d’usagers de drogues francophones sont issues de l’auto-support : Il faut être ou avoir été consommateur de produits psychoactifs pour être modérateurs. Mais la force de ces communautés est qu’elles sont ouvertes. Il n’est pas rare de rencontrer l’entourage des usagers (un forum leur est consacré sur Psychoactif) mais aussi des professionnels des addictions sur ces plateformes : un sondage a montré que 20% des membres de la communauté Psychoactif étaient des professionnels des addictions qui venaient sur Psychoactif pour améliorer leur pratique professionnelle! Ces communautés sont donc des lieux ressources pour les usagers et leur entourage, mais aussi pour les professionnels des addictions, qui sont par contre sur le terrain des consommateurs. Elles sont ainsi beaucoup plus qu’un groupe d’entraide et d’auto-support, elles sont un lieu où se croisent les compétences expérientielles et professionnelles.
Les communautés internet d’usagers de drogues ont des apports spécifiques importants pour les usagers : elles leur permettent de sortir de la clandestinité et de la solitude de leur usage. Beaucoup d’usagers, de fait de la loi qui les pénalise et les stigmatise, ne peuvent parler de leur usage ni avec leur famille, ni au travail, ni avec leur entourage. En découvrant ces communautés, c’est la première fois qu’ils peuvent s’exprimer publiquement sur leur usage, protégés par le relatif anonymat d’internet. Beaucoup de témoignages de Psychoactif commencent par « J’ai découvert que je n’étais pas seul ». Le corollaire à cette sortie de la solitude, c’est la déstigmatisation de l’usage et des usagers : ces communautés agrandissent l’espace social entre les catégories de malades et délinquants gravées par la loi de 70 de pénalisation de l’usage de drogues. Elles permettent de se penser autrement et d’expérimenter d’autres manières de vivre avec les drogues.
Ces communautés sont aussi des communautés d’apprentissage social et d’éducation par les pairs capables de diffuser de nouvelles normes sur les pratiques et sur la réduction des risques. Par exemple, quand un usager arrive sur Psychoactif avec des problèmes de veines, avec des abcès, les membres de la communauté lui proposent d’essayer les nouveaux outils d’injection dont le filtre toupie (qui filtrent les excipients mais aussi les bactéries), en racontant pourquoi ils l’utilisent et ce que ça a changé pour eux. Les consommateurs, plus que tout autre, savent trouver les mots justes pour faire changer les pratiques des autres usagers. Si le consommateur veut essayer le nouveau matériel, il peut s’adresser à Safe1, une association qui envoie du matériel de consommation par la poste et avec qui Psychoactif a une convention. Ce dispositif Psychoactif-Safe est un des exemples de la puissance de la RDR 2.0 avec l’un de ces effets qu’on appelle la déterritorialisation. Il permet de toucher toutes les zones notamment les plus reculées : 50% de la file active de Psychoactif-Safe vient d’ailleurs du milieu rural, alors que le milieu rural est par ailleurs très peu touché par le dispositif CAARUD.
La diffusion de normes sociales (usager citoyen) et de normes sur les pratiques était déjà le but des groupes d’autosupport d’usagers de drogues. Mais ce qui change radicalement avec ces communautés d’usagers, c’est la dimension de masse d’internet. Psychoactif, c’est entre 8’000 et 10’000 visites par jour et plus d’un demi-million de pages vues par mois. Tout le travail de diffusion des nouvelles normes est démultiplié, la réduction des risques se démocratise et devient accessible au plus grand nombre, et notamment aux consommateurs insérés, les grands oubliés du dispositif de RDR institutionnel français (CAARUD), « embolisé » par le traitement de la précarité. Une enquête sur Psychoactif a analysé le cœur de la communauté et a montré que plus de 75% des consommateurs participant à Psychoactif sont insérés : Plus de 60% des répondants ont un logement personnel, et plus de 53% ont un revenu du travail et 22% sont étudiants.
Avec ces communautés, nous n’avons jamais eu autant de témoignages d’usagers. Un des enjeux majeurs est de pouvoir les classer et les rendre abordables pour les remonter auprès des professionnels mais aussi des chercheurs et des pouvoirs publics. Il devient ainsi de moins en moins possible de faire une politique, de parler des pratiques professionnelles, ou simplement de l’usage de drogues, sans les usagers, puisque la parole des usagers est accessible à tout le monde. Le sujet des nouvelles drogues de synthèse est à ce titre révélateur. L’information et la réduction des risques sur les nouveaux produits de synthèse (NPS) se fait majoritairement à travers les trip reports, ces témoignages minutés des effets et effets secondaires d’un produit qui se trouvent dans les communautés internet. Un membre qui veut tester un NPS va d’abord lire les trip reports sur ce produit pour savoir à quels effets et effets secondaires s’attendre. C’est comme cela qu’il va pouvoir réduire les risques liés à son usage. Mais ces connaissances, qui se trouvent uniquement sur les communautés internet d’usagers, n’intéressent pas que les usagers : les instituts de recherche comme l’OFDT s’en servent comme point d’appui, pour avoir une idée des dommages éventuels liés aux NPS. Les associations professionnelles s’associent avec les communautés d’usagers pour que celles-ci informent leurs adhérents : c’est ainsi que, par exemple, la Fédération Addiction a réalisé avec Psychoactif un 4-pages sur les NPS. Les pouvoirs publics ne sont pas en reste puisque Psychoactif participe à des réunions organisées par la MILDECA pour élaborer des fiches cliniques relatives aux stratégies thérapeutiques adaptées aux intoxications liées à la consommation de drogues de synthèse pour les services des urgences.
Pour conclure, ces communautés internet permettent à la réduction des risques de se réinventer en la mettant à la portée de tous, en remettant les compétences expérientielles à l’ordre du jour et en renversant les relations de pouvoir avec les professionnels. Elles modifient la réduction des risques sur la forme et sur le fond, d’autant plus qu’elles ne sont que la première pierre de la RDR 2.0. Le champ qui s’ouvre à elles est en effet immense et les avancées technologiques comme les applications smartphone, la démocratisation du montage vidéo, ou encore les MOOC (Cours en ligne gratuits et ouvert à tous) vont démultiplier les possibilités d’entrer en contact, de recueillir les témoignages et de faire passer des nouvelles normes de réduction des risques.