février 2015
Hans Wolff ( HUG, Unige)
Si la détention renforce le désavantage socio-économique des personnes incarcérées, elle peut également être utilisée comme une occasion de répondre aux besoins de santé de ce groupe vulnérable. La toxicomanie, des problèmes de santé mentale et les maladies infectieuses sont des problèmes de santé importants en prison (Fazel et al. ; 2011; Wolff et al. ; 2011). L’usage de drogues en prison est de 10 à 100 fois plus fréquent que dans la population générale : 20 à 60% des détenus utilisent des drogues illicites, parmi eux 10 à 40% par voie intraveineuse et 60-80% d’entre eux échangent leur matériel avec d’autres prisonniers (Jurgens et al. ; 2009). Ces comportements à risque expliquent, dans le monde entier, les taux élevés de prévalence et d’incidence de presque toutes les maladies infectieuses en milieu carcéral.
Des études en Belgique ont montré que les prisonniers utilisent de manière intense des soins primaires en prison (Feron et al. ; 2005). Dans les prisons américaines, 36,9% des détenus déclarent qu’ils ont un problème de santé actuel, mais seulement 42% d’entre eux ont consulté un médecin. Aux Etats-Unis, les problèmes de santé les plus fréquents sont : problèmes dentaires (25%), douleurs articulaires (13%), suivis par l’hypertension (11%) et l’asthme (10%) (Marushak ; 2006). En outre, 13% des détenus ont déclaré avoir été blessés depuis l’entrée en prison.
Cependant, la fréquence des problèmes de santé varie considérablement entre les prisons.
A la prison de Champ-Dollon à Genève, un examen systématique de tous les dossiers médicaux de 2007 a mis en évidence que 57,6% des détenus ont un problème somatique, 32,6% un problème psychiatrique et 40,2% ont consommé des drogues illicites (Wolff et al. ; 2011)
L’objectif des services de santé en prison efficaces est d’offrir des prestations de qualité équivalente à celles dont bénéficie la population générale. Dans le domaine de la santé, le Conseil de l’Europe définit 7 principes fondamentaux 1
L’accès aux soins : tout établissement pénitentiaire doit s’assurer du concours d’un service de santé doté d’un effectif médical et infirmier suffisant pour permettre à tout détenu de bénéficier de soins appropriés.
L’équivalence des soins : les services de santé en prison doivent offrir des prestations de qualité équivalente à celles dont bénéficie la population générale.
Le consentement du patient et la confidentialité : ces deux principes essentiels constituent le fondement de la relation de confiance qui s’instaure entre le personnel soignant pénitentiaire et les détenus. En particulier, tous les examens médicaux des détenus doivent s’effectuer hors de l’écoute et – sauf demande contraire du médecin – hors de la vue du personnel pénitentiaire.
La prévention sanitaire : le service médical en prison a l’obligation de disposer des méthodes efficaces de prévention, de dépistage et de traitement. Ceci s’applique particulièrement aux maladies infectieuses et aux mesures de réduction des risques en lien avec les addictions.
L’intervention humanitaire : certaines catégories de détenu·e·s (enfants, adolescents, personnes âgées, détenu·e·s gravement malades ou handicapé·e·s), sont particulièrement vulnérables et il appartient à un service de santé pénitentiaire d’être attentif à leur situation.
L’indépendance professionnelle : l’organisation de services de santé devrait être indépendante des autorités pénitentiaires et de la justice 2. Dans tous les cas, le médecin traitant a une obligation de loyauté envers son patient et doit se prémunir de conflits de double loyauté (Pont et al. ; 2012).
La compétence professionnelle : le personnel médical et soignant pénitentiaire doit avoir le même niveau de formation et de compétences que les collègues travaillant à l’extérieur de la prison. De plus, il doit développer des connaissances spéciales liées aux spécificités de la détention.
Ces principes n’ont pas (encore) été intégrés dans les lois de la majorité des pays européens. De plus, dans la pratique, l’application de ces principes est lacunaire comme on peut le voir dans la mise en place de mesure de réduction des risques, qui sont largement répandues en milieu libre mais qui peinent à rentrer dans les prisons (Zurhold et al. ; 2013).
En 2013, la Suisse comptait 109 prisons pour 7’072 détenus, dont 29% étaient en détention avant jugement. Le taux d’incarcération de 87 détenus par 100’000 habitants est dans la moyenne européenne. La majorité des détenus dans les prisons suisses est de sexe masculin (94,8%) et d’origine étrangère (74,3%) 3.
Une étude menée dans la plus grande prison en Suisse, celle de Champ-Dollon à Genève, montre qu’environ 6% des infractions concernent l’usage de drogues illicites. En prison, la fréquence d’utilisateurs de drogues en prison est élevée car on estime que 56% à 90% des consommateurs de drogues i.v. passent au moins une fois dans leur vie en prison (Jurgens et al. ; 2011).
Malgré toutes les interdictions et sanctions, les drogues illicites entrent dans les prisons. Les substances les plus couramment utilisées sont le cannabis, suivi par la cocaïne et l’héroïne (voir le tableau 1). En général, les usagers de drogues en prison s’injectent moins en comparaison avec le milieu libre, mais ils prennent des grands risques quand ils consomment par voie i.v. Plusieurs études montrent que 60 à 90% des usagers de drogues i.v. en prison utilisent des seringues usagées. En conséquence, on trouve des maladies infectieuses plus fréquemment en prison (Wolff et al.; 2011). La prévalence du VIH parmi les personnes détenues dans les prisons suisses s’élève entre 1% et 10% et est beaucoup plus élevée que celle dans la population générale (0,3%) (Dubois-Arber, F. et al.; 2008).
En comparaison avec la population générale, l’hépatite C beaucoup plus fréquente en prison et y touche 7-40 % des détenus, en fonction de la proportion d’usagers de drogue i.v.
L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) a identifié les interventions de réduction des risques les plus importantes en milieu pénitentiaire: 4
Un rapport récent fournit également un bon aperçu des interventions de réduction des risques (Zurhold et al. ; 2013).
Une thérapie de substitution aux opiacés (TSO) devrait être disponible dans chaque prison. La TSO doit être accessible sans obstacles administratifs à tous les détenus dépendants aux opiacés. Cela est particulièrement important pour les personnes dépendantes sans statut légal, surtout celles qui n’étaient pas dans un programme TSO au préalable. L’évidence scientifique démontre qu’un programme TSO est une mesure préventive efficace, car la TSO (Larney et al. ; 2009):
A la prison de Champ-Dollon, toutes les personnes dépendantes aux opiacés reçoivent un traitement de substitution, si elles le souhaitent, indépendamment de leur statut légal ou de l’intégration au préalable dans un programme de TSO externe. Cet accès à bas seuil pour la TSO est crucial, car de nombreux usagers sans statut de séjour légal n’étaient habituellement pas intégrés dans un programme TSO avant l’arrivée en prison. A Champ-Dollon, 95% des patients reçoivent de la méthadone ; la buprénorphine est possible, mais est généralement réservée aux personnes, venant souvent de France, qui s’étaient vues prescrire cette substance avant la détention. Pour la mise en place effective de TSO en prison, il est nécessaire d’avoir (Favrod-Coune et al. 2013):
Bien que les programmes d’échange de seringues (PES) existent partout en Suisse en milieu libre et devraient exister dans toutes les prisons, on ne les retrouve que dans 11% des prisons suisses. Cette violation du principe d’équivalence met en danger l’ensemble des personnes qui évoluent en prison (détenus et professionnels).
Sur le plan mondial, et malgré les recommandations de l’OMS qui existent depuis 1991, moins de 10 pays ont introduit des PES en milieu carcéral. Les principaux freins à leur mise en place sont liés aux fausses croyances, comme la crainte de l’utilisation des seringues comme arme contre les agents de détention ou de l’incitation à la consommation de drogues par voie i.v.
Le premier PES en milieu carcéral a débuté en 1992 dans la prison pour hommes d’Oberschöngrün (SO) (Nelles J et al. ; 1998). En 1994, un programme pilote de réduction des risques fut mis en place à l’institution pour femmes à Hindelbank (BE). Ce programme comprenait l’échange de seringues par l’intermédiaire d’un automate. Ce projet s’est montré efficace et durant la première année, 5’335 seringues furent distribuées. Alors qu’en 1991, la quasi-totalité des détenues utilisatrices de drogues i.v. avaient partagé des seringues durant leur détention, l’échange de matériel usagé entre les détenues avait disparu seulement une année après le début du PES. En outre, aucun nouveau cas d’HIV, HBV ou HCV n’a été diagnostiqué parmi la population de la prison et le nombre d’overdoses et d’abcès ont significativement diminués. La sécurité du dispositif a fait ses preuves, car il n’y a pas eu d’augmentation de consommation de drogues et aucun cas d’utilisation de seringues comme arme (Nelles J et al. ; 1999).
Plusieurs modèles de PES existent à travers le monde :
La distribution « main à main » par le personnel soignant à la prison permet un contact direct avec le patient, un contrôle et une certaine souplesse dans la distribution et l’échange des seringues, permettant la dispensation d’une ou plusieurs seringues, au détriment de l’accessibilité limitée et d’une moindre confidentialité. L’inconvénient principal est lié au manque d’anonymat.
La distribution « main à main » par les pairs, dans laquelle des détenus sont spécialement formés à la distribution et l’élimination du matériel d’injection ont généralement une bonne acceptation par les détenus et assure l’anonymat et la confidentialité. Elle ne permet pas un bon contrôle sur le nombre de seringues circulant et les conseils sur la réduction des risques est de moindre qualité.
La distribution « main à main » par des ONG externes permet comme la distribution par le personnel de la prison un contact avec le prisonnier et un contrôle sur le nombre de seringues qui circulent. L’accessibilité est plus limitée et les membres des ONG peuvent rencontrer des barrières administratives et un manque de confiance par le personnel des prisons.
La distribution par machines automatisées permet une bonne accessibilité et confidentialité. L’échange seringue par seringue est strict, ce qui permet un bon contrôle du nombre de seringues circulant. Néanmoins les services médicaux ne savent pas exactement qui consomme quoi et combien ; en conséquence, les professionnels ne peuvent pas cibler leurs actions de prévention.
En 1996, le PES à la prison de Champ-Dollon (Genève) a été mis en place. Celui-ci, inspiré par le modèle d’Oberschöngrün, consiste en une distribution « main à main » de « boîtes Flash » par le personnel soignant du service médical. Cette distribution est associée à un entretien personnalisé sur la prévention des risques. En 2013, 389 seringues furent ainsi distribuées à 23 détenus (Fig.2).
Malgré des preuves scientifiques solides de l’efficacité des PES en prison, la plupart des cantons continuent à refuser leur introduction, souvent sans donner de raison. Genève est le seul canton en Suisse, où l’ensemble des prisons disposent d’un PES. Un arrêté du gouvernement genevois de 2000 réglemente les conditions de la pratique médicale dans les prisons de Genève en détail. Le texte rappelle non seulement les principes fondamentaux de la pratique de la médecine dans les prisons genevoises mais aussi l’accès de l’ensemble des détenus à des mesures de prévention très spécifiques telles que les PES, la distribution de préservatifs ou l’accès aux traitements de substitution aux opiacés.
L’expérience et les résultats obtenus dans les différents PES existants ont permis d’identifier les facteurs suivants comme indispensables à leur bon fonctionnement en milieu carcéral :
La confidentialité est le facteur le plus important pour les détenus. La confiance dans un programme d’échange de seringues est la base pour leur permettre de participer. En complément de la confidentialité, garantir un accès adéquat aux besoins des détenus en nombre de seringues est essentiel pour le succès des PES.
La collaboration et le soutien de la direction et des gardiens sont nécessaires pour le bon déroulement des programmes d’échanges de seringues. L’information et l’implication des gardiens et des membres de la direction concernant la réduction des risques sont importants pour la mise en place de tels programmes, car souvent, le personnel des prisons rejette ce genre de mesures en raison par crainte pour la sécurité. Dans la plupart des cas, ce rejet initial se transforme en adhésion au fur et à mesure que le temps passe car ils observent des bénéfices à ces programmes, notamment un gain de sécurité, les maladies infectieuses étant mieux contrôlées.
Afin de diminuer le risque de transmission de HIV et HCV, ainsi que des maladies sexuellement transmissibles (MST), les PES doivent faire partie d’un programme plus global de réduction des risques, comprenant des conseils et enseignements concernant le HIV et l’HCV, les traitements de substitution aux opiacés, la distribution de préservatifs et de désinfectants et les tests anonymes pour le HIV/HCV ainsi que des mesures pour pouvoir tatouer dans de bonnes conditions.
Finalement, la mise en place de projets pilotes permet d’apporter des preuves d’efficacité, et est souvent une étape nécessaire avant de pouvoir installer des PES à plus large échelle.
La prison est un lieu à haut risque pour la transmission de maladies infectieuses, que ce soit en lien avec la consommation de substances, des rapports sexuels ou des pratiques de tatouages et piercings. Le principe d’équivalence des soins qui garantit la même qualité des soins aux prisonniers qu’aux personnes de la communauté devrait inciter les autorités à fournir toutes les mesures de réduction des risques offertes à la population générale, y compris l’accès à du matériel d’injection stérile.5
A ce jour, ce but n’est atteint pour aucune des mesures de réduction des risques. Il est notamment incompréhensible que les PES ne soient implémentés que dans 13 des 109 prisons suisses.
Des campagnes d’informations devraient permettre à la communauté de changer son regard sur les prisons. En effet, ces lieux sont presque exclusivement perçus comme des lieux de punition, ce qui occulte une autre fonction essentielle des prisons et de la peine, soit celle de la réhabilitation et de la prévention.
Il est essentiel pour la santé publique de saisir les (rares) opportunités liées à l’incarcération, car en prison on peut atteindre les populations vulnérables qui échappent souvent aux soins dans la communauté. La qualité de l’accès aux soins et à la prévention dans les prisons pourrait avoir donc au final une répercussion importante sur la qualité de la réduction des risques de l’usage des drogues et la transmission de maladies infectieuses dans l’ensemble de la communauté.