février 2015
Marie Debrus (AFR), Olivier Maguet (AFR)
La France a mis du temps à prendre le pli de la réduction des risques (RdR). Il aura fallu que l’épidémie de sida commence à atteindre la population générale pour que les politiques réagissent. Les premières mesures mises en place à la fin des années 80, et surtout au milieu des années 90, s’appuieront sur la diffusion de matériel stérile d’injection au travers de la vente libre en pharmacie et des programmes d’échange de seringues, puis des traitements de substitution aux opiacés (TSO). Ils seront obtenus de haute lutte. Il aura notamment fallu l’investissement d’un collectif rassemblant des militants de la lutte contre le sida, d’usagers de drogues et de médecins engagés dans l’humanitaire : « Limiter La Casse », créé en 1993. Les résultats ne se feront pas attendre et rapidement les usagers apprendront à se protéger, démentant tous les pronostics de nombreux professionnels et médecins qui n’y croyaient pas. La France a ainsi connu une véritable rupture du paradigme à l’œuvre dans ce qui s’appelait la « lutte contre la toxicomanie ». Seuls les chiffres ont convaincu de l’efficacité de cette politique qui allait à l’encontre de la morale ambiante : chute drastique des overdoses et baisse importante des taux de contamination chez les plus jeunes. Aujourd’hui, rares sont les usagers qui se contaminent par le VIH. Peu de politiques de santé publique peuvent se targuer d’aussi bons résultats.
Un premier tournant de la RdR a lieu à la fin des années 90 et au début des années 2000 quand le mouvement festif techno apparaît sur la place publique. La RdR doit alors sortir de l’image caricaturale du toxicomane des années 80, injecteur d’héroïne. Avec le festif, on parle de nouveaux produits (pas si nouveaux que ça, soit dit en passant) : amphétamine, ecstasy, LSD, etc. Avec le festif, c’est l’apparition d’outils comme l’analyse des produits, dont la reconnaissance présomptive de produits ou « testing », de nouvelles manières de travailler comme la gestion des bad trip, la mise en place de stands, de chill-out, etc. Même en milieu urbain, ce mouvement culturel a un impact.
Evolution imperceptible au départ par les professionnels qui ont tendance à ne voir que ce qu’ils connaissent, les consommations de drogues sont de plus en plus diverses. En croisant les pratiques et en discutant un peu, on se rend compte que les usagers d’héroïne et de cocaïne consomment parfois d’autres produits. C’est aussi le début des consommations de Skenan à Paris, avec en corollaire une demande de seringues de plus grand volume qui apparaît. Pourtant la reconnaissance de la RdR en milieu festif est bien plus difficile que celle de la RdR qui commence à devenir officielle, c’est-à-dire celle centrée sur les risques infectieux, ou plus précisément le risque VIH. D’ailleurs, l’expertise collective de l’Inserm réalisée en 2010 sur la RdR ne donnera qu’une très faible place à cette question. Comme aime à le dire Valère Rogissart, président d’honneur de l’AFR et ancien responsable de la mission « Rave Paris » de Médecins du Monde : « Il n’y a pas de virus du teuffeur tazé ! » La RdR en milieu festif reste trop souvent le parent pauvre de la RdR alors même qu’elle permet d’être au plus près des consommateurs, en particulier de ceux qui débutent, expérimentent.
En parallèle à l’émergence d’une nouvelle RdR, un enjeu majeur apparaît : consolider les acquis et garantir la pérennité des services de RdR proposés aux personnes consommant des drogues. Cette consolidation fut véritablement obtenue en août 2004, lorsqu’une loi de santé publique intégra enfin la RdR comme une politique relevant de la responsabilité de l’Etat. Cette loi a, par là même, ouvert la voie pour établir un cadre institutionnel, définir un référentiel commun pour les services de RdR à travers un décret en date du 14 avril 2005 et assurer la pérennisation d’une partie de ses financements. Cette reconnaissance ne saurait toutefois masquer des besoins essentiels chez les usagers de drogues qui ne sont pas tous couverts par les structures investies en RdR, ni les limites du cadre actuel de référence de la RdR.
Les messages pour lutter efficacement contre le VIH étaient simples, clairs et percutants : « Un shoot = une seringue ». Il n’en est pas de même pour le VHC qui nécessite un apprentissage beaucoup plus fin et subtil. La mise à disposition de matériel stérile et sa distribution ne suffisent pas pour contrer la transmission du VHC, contrairement à la transmission du VIH. Les simples actions d’information se montrent insuffisantes et, pour certains depuis plus de vingt ans, les usagers connaissent un effet de saturation des messages de réduction des risques qui ne sont pas toujours adaptés à leurs conditions de vie et à leurs réelles pratiques. L’enjeu est de taille avec plus de la moitié des usagers, qui pratiquent ou ont pratiqué l’injection, contaminés par le VHC. Nous devons mieux connaître les réelles pratiques des usagers, mieux comprendre les pratiques à risque, adapter les messages de réduction des risques et s’assurer surtout de leur bonne compréhension.
Or, la dimension comportementale est quasi inexistante. Nous voyons bien avec la forte transmissibilité du VHC qu’il est nécessaire de développer des interventions comportementales et éducationnelles : mieux consommer pour mieux se protéger ! Il s’agirait d’un saut qualitatif majeur dans les approches classiques de RdR. Mieux consommer pour mieux se protéger, c’est aussi créer des espaces dédiés à ces consommations, proposant des services d’éducation, mais aussi d’analyse de la qualité des produits consommés. Les salles de consommations à moindre risque, de toutes les consommations – et pas uniquement celles par voie injectable – sont aussi une des voies de l’élargissement du concept de RdR. C’est finalement une démarche d’accompagnement de l’usager afin qu’il soit en capacité de faire un choix personnel et éclairé qui tienne compte de son environnement et de ses capacités (Inscription de l’action dans la promotion de la santé telle que définie par la Charte d’Ottawa). Ces actions n’auront de sens que si elles s’inscrivent dans une large palette d’outils dont les tests rapides de dépistage, l’utilisation en première ligne du Fibroscan, l’augmentation massive de la diffusion de matériel par la multiplication des distributeurs, l’envoi postal de matériel, les programmes d’échange de seringues en officine, etc.
Par ailleurs, la composition et la galénique des TSO ainsi que leurs modalités d’accès restent limitées : absence de programmes de substitution à base de diacétylmorphine, absence de galénique injectable, primo-prescription de méthadone limitée aux centres spécialisés, réduisant de fait son accès – alors que l’enquête « Méthaville » (ANRS) a montré que la primo prescription de méthadone en médecine de ville, ça marchait ! Renouons avec la dynamique imaginative qui avait fait la force du « modèle français », avec la primo prescription de buprénorphine haut dosage en médecine de ville ! Il conviendrait en outre de soutenir les expérimentations de substitution à d’autres produits psychotropes.
Enfin, sans préjuger des évolutions nécessaires mentionnées ci-dessus, force est de constater que le dispositif français de RdR ne respecte pas le principe constitutionnel de l’égalité des citoyens devant la loi, ni le principe légal défini par la loi du 18 janvier 1994 relative à la santé en milieu pénitentiaire : les personnes détenues usagères de drogues n’ont toujours pas le même accès aux services de RdR que celles en milieu libre, alors que la circulaire interministérielle du 8 décembre 1994, relative à l’application de la loi du 18 janvier 1994, pose comme objectif « d’assurer aux détenus une qualité et une continuité de soins équivalentes à ceux offerts à l’ensemble de la population ». Elargir la RdR, c’est aussi la faire entrer pleinement en prison, dans toutes ces composantes – ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, en particulier avec l’absence d’échange de seringues.
Depuis 1989, date du premier programme de mise à disposition de seringues, les acteurs de la société civile ont considérablement fait bouger les lignes de l’espace des possibles. Mais au fur et à mesure que ces limites sont repoussées, nous nous rapprochons d’un paradoxe intenable : la contradiction majeure entre le cadre légal des produits classés comme stupéfiants, tel que défini par la loi du 31 décembre 1970 d’une part, et les approches de santé publique, telles que définies par la loi du 9 août 2004 d’autre part. Le débat sur les salles de consommation à moindre risque en France illustre aujourd’hui pleinement cette contradiction. Le mouvement de la RdR ne peut plus faire l’économie d’une intégration des enjeux légaux et politiques en matière de drogues. Cette tendance est, du reste, à l’œuvre à un niveau mondial. Aujourd’hui, ce que l’on appelle la RdR doit intégrer comme l’un de ses objectifs la refonte de la politique française des drogues, avec la réforme du cadre légal en ligne de mire. Il s’agit d’aller bien au-delà de la réduction des risques infectieux. Une RdR efficace ne saurait aujourd’hui se satisfaire d’un bricolage entre les interstices légaux.
La politique française des drogues n’a rien de spécifique. Elle n’est que le reflet d’une puissante norme internationale, définie au cours du XX° siècle, et qui applique sa loi d’airain partout dans le monde : la pénalisation de la consommation en dehors d’un cadre médical de produits qualifiés de « stupéfiants » par le système des Nations unies. Depuis 2010, des responsables politiques de haut niveau, des chercheurs renommés, des autorités morales ont largement documenté l’échec de cette norme dans son objectif initial, qui était d’éradiquer la consommation de ces produits en dehors d’un cadre médical, consommations alors qualifiées d’illégales. Non seulement cette politique internationale, reprise en chœur par tous les Etats, dont le nôtre, a échoué, mais les conséquences désastreuses ne sont plus à démontrer, que ce soit sur le plan sanitaire, mais aussi sur le plan social et économique. Aujourd’hui, c’est le « vivre ensemble » qui est menacé par cette logique absurde. Ce système nourrit intrinsèquement des logiques mafieuses et criminelles qui pèsent sur les plus faibles. La récurrence de la violence dans ce qui est appelé les « quartiers » en constitue un épiphénomène dramatique. Mais il ne s’agit ici que de la même logique que celle qui est à l’œuvre, à des niveaux encore plus dramatiques, dans certaines régions du monde, où les conflits et la déstabilisation des Etats sont nourris par cette logique. De Kaboul à Sevran et Marseille, en passant par Mexico, c’est bien cette même logique aveugle d’interdiction et de répression qui produit les mêmes maux, avec des intensités différentes selon les zones.
Il est toutefois une dimension spécifique qu’il convient d’aborder en ce qui concerne la France : l’application d’une politique fondée sur la répression en matière de drogues met à mal le modèle républicain. Le coût économique, social et pénal de la répression pèse manifestement plus lourd en direction de personnes qui sont les oubliées de la République, à défaut d’en être les indigènes.
Il est aujourd’hui du devoir citoyen des acteurs de la réduction des risques que de porter cette revendication d’une refonte de la loi et de la politique des drogues et de conduire le débat au regard de l’idéal républicain français.