février 2015
Nicolas Pythoud (Fondation ABS, Lausanne)
La réduction des risques a pris de l’ampleur au cours des années 80, rencontrant un intérêt certain dans toute l’Europe. Si l’avènement du virus du sida a joué un rôle prépondérant dans le développement de ce modèle, de nombreuses pratiques visant à limiter les dommages liés aux consommations de drogues existaient déjà depuis le début des années 70.
Souvent dans l’urgence, différents acteurs intervenant à différents niveaux ont mis en place des stratégies de réduction des risques. La mobilisation des étudiants en médecine durant le « Summer of love » à San Francisco en 1967, la création du Syndicat des junkies (junkie bond) ou des Cafés héroïne aux Pays Bas (1979) ou encore les premiers échanges de seringues au début des années 80 à Amsterdam et en Angleterre ne sont que quelques exemples des premières stratégies dites de réduction des risques antérieures à l’épidémie du sida.
Néanmoins, l’apparition du V.I.H a incontestablement modifié l’approche en matière de drogue, notamment au niveau des soins et de la prévention, en questionnant les politiques de santé publique des différents pays touchés; des politiques souvent lacunaires incapables de répondre globalement aux problèmes sanitaires et sociaux posés par les usagers de drogue.
Parallèlement à l’apparition du sida, d’autres facteurs ont également participés à l’apparition du sida, d’autres facteurs ont également participés à promouvoir la réduction des risques. En effet, la crise économique qui a touché l’Europe dans les années 80 a fortement contribué à la dégradation des conditions de vie de l’ensemble de la population et en particulier des personnes les plus démunies. Les conditions de vie des groupes déjà stigmatisés et fragilisés, dont une large partie des usagers de drogue, ont été profondément péjorées. Cette « clochardisation » a participé à élargir la vision de la réduction des risques jusque-là fortement orientée vers la résolution des problèmes sanitaires.
En Suisse, les premiers centres d’accueil à « bas seuil » ouvrent leurs portes au début des années 70 et se développent dans l’ensemble des cantons à partir des années 80. Ils sont principalement destinés aux usagers de drogue et aux personnes en situation de grande précarité.
En Suisse romande, les premiers centres ouvrent leurs portes à Bienne en 1972 et à Fribourg en 1973. Puis en 1974 viendra s’ajouter le Drop-in de Neuchâtel. Ensuite, il faudra attendre la moitié des années 80 pour que d’autres centres s’ouvrent à l’image du Clodo à Vevey et Trans-At à Delémont. Dans les années nonante, d’autres centres s’implanteront un peu partout en Suisse romande. Toutefois, aucun de ces centres ne comporte d’espace de consommation. Il faudra attendre 2001 pour que le premier centre d’accueil avec espace de consommation s’ouvre à Genève, le Quai 9, et qui reste malheureusement unique en Suisse romande.
Le Release est un enfant de 68, comme beaucoup de projets alternatifs en travail social au début des années 70. Le Release est né d’une double rupture :
Rupture donc, volonté de changement, recherche d’une justice sociale. Voilà ce qui pouvait caractériser très grossièrement l’émergence des pratiques sociales alternatives dont le Release se revendiquait alors.
C’est donc dans ce contexte que des étudiants en psychologie de l’Université de Fribourg ouvriront le centre d’accueil le Release en 1973. Leur but était de créer un lieu accessible aux usagers fribourgeois pour pouvoir échanger et offrir un soutien, sans jugement sur le modèle du Speak-Out à Zürich qui fut le premier centre d’accueil en Suisse.
Pour ce faire, ces étudiants constitueront préalablement l’Association Release en juin 1972 afin de doter le futur centre d’accueil d’une structure juridique et ceci principalement pour bénéficier de ressources financières.
Le centre ouvrira donc ses portes en février 1973. Il reposait sur le principe de l’accueil dit à « bas seuil ». Les valeurs qui en découlaient étaient les suivantes :
Dès son ouverture, le centre Release démontrera très rapidement son utilité. Entre 1973 et 1974, il enregistrera plus de 2’800 passages pour pas moins de 428 usagers. En 1975, le Release passait la barre des 5’000 visites pour plus de 870 usagers. Cependant le centre fut partiellement déserté par les usagers de drogues à la fin des années 70.
Parallèlement à l’accueil au centre, les travailleurs sociaux développent un travail de rue afin d’aller à la rencontre des usagers de drogues qui ne fréquentent pas la structure.
Toutefois, les problèmes sanitaires rencontrés sur le terrain poussent les intervenants à s’adjoindre les services d’un médecin conseil en 1975. Dans un premier temps, le Dr. Steiert recevait les usagers du Release pour leur prescrire un traitement de substitution à la méthadone, traitement dégressif dans une perspective de sevrage et pour leur offrir des soins de base. Rapidement, le médecin s’est rendu compte que la prescription de méthadone à visée d’abstinence pour la majorité des usagers qu’il suivait n’était que peu efficace et que les usagers passaient d’une dépendance illégale à une dépendance légale.
Fort de ce constat, l’équipe du Release et en accord avec son médecin a donc progressivement abandonné le recours aux traitements de substitution à la méthadone, ce d’autant plus que la remise de méthadone biaisait les rapports que l’équipe entretenait alors avec les usagers.
Toutefois et conscient de la nécessité des traitements de substitution afin de réduire les risques de manque, le Release était alors partisan que ces traitements soient remis dans des centres spécialisés. A la fin des années 70 déjà, il préconisait également que ces mêmes centres puissent recourir à la prescription d’héroïne pour les personnes les plus dépendantes qui le désiraient.
Au début des années 80, l’Association Release ira encore plus loin en prônant la dépénalisation de la consommation et la légalisation des drogues. Mais les positions progressistes prises publiquement par l’Association provoqueront une animosité certaine entre elle et les Autorités politiques fribourgeoises ce qui menacera gravement son subventionnement. Elle se mettra également à dos une bonne partie du réseau professionnel romand. Il faut préciser qu’à cette époque, le discours se résumait bien souvent au « tout abstinence » comme le préconisaient de nombreux intervenants en toxicomanie, principalement dans le secteur résidentiel, mais pas seulement.
Et c’est bien l’arrivée du sida au milieu des années 80 et l’émergence des scènes ouvertes de la drogue à Berne comme à Zürich à la fin des années 80 qui permettront de faire évoluer la politique suisse en matière de drogues. C’est dans ce mouvement d’ouverture qu’est né le pilier « aide à la survie et réduction des risques » de la politique suisse en matière de drogue, même si sur le terrain, c’est déjà en 1984 que le concept de réduction des risques a pris forme pour tenter d’enrayer l’épidémie du sida.
Auparavant, l’action des premiers centres d’accueil était principalement orientée vers l’aide à la survie et plus précisément sur les besoins sociaux des usagers de drogues.
Comme nous avons pu le voir, les pionniers de l’accueil des usagers avaient déjà posé les bases de l’accueil dit «à bas seuil » et défriché patiemment le chemin de la réduction des risques. Pour ce faire, ils ont pris des risques sur le plan professionnel en s’engageant personnellement contre le discours et les pratiques professionnelles majoritaires. Ils ont osé faire valoir le bon sens au détriment de la morale. Ils ont fait preuve d’un pragmatisme humaniste face au défi que représentaient le sida et les grandes scènes ouvertes, même s’ils ont été aidés par ces deux phénomènes. Ils ont mis en place les premiers échanges de matériel stérile et le premier local de consommation à Berne en 1986 déjà.
Sans l’engagement de ces visionnaires, qui ont su faire bouger les lignes dans les années 70, il est probable que la réduction des risques n’ait jamais pu émerger au niveau national et devenir une des bases de notre politique drogues. C’est en effet grâce à un certain courage des premiers « pionniers » de la réduction des risques que le discours sur la drogue a pu évoluer. Les pratiques ont bénéficié de cette remise en cause radicale qui était proposée sur le terrain, entre idéalisme, militantisme. Parfois peut-être emprise d’une certaine naïveté, cette posture ne manquait jamais de sincérité et de solidarité.
Une telle histoire serait-elle encore possible aujourd’hui ? A l’heure de la professionnalisation du travail de réduction des risques, ne sommes-nous pas en train de limiter nos propres risques professionnels, liés à une posture militante et à la défense de valeurs humanistes ? Si faire de la réduction des risques à ses débuts signifiait s’engager personnellement sur des chemins non balisés et en innovant, qu’en est-il de nos jours à l’heure des contrats de prestations, des systèmes qualité et des conventions collectives ?
Avons-nous encore l’espace pour créer, pour imaginer de nouvelles approches hors des zones de confort alors que les défis que nous avons à relever aujourd’hui sont encore plus nombreux que jadis ? A n’en pas douter, la relève sera au rendez-vous et saura nous bousculer dans nos certitudes. En premier lieu, avec les usagers eux-mêmes. Mais il est important de souligner que le consensus actuel sur la réduction des risques procède d’une histoire difficile et complexe, qui a vu des personnes s’engager sans retenue, en prenant des risques majeurs, tant judiciaires que professionnels. Ainsi, si nous avons réussi à mieux conceptualiser nos pratiques pour réduire les risques des usagers, il convient de ne pas oublier qu’en matière de posture professionnelle, le risque peut aussi être utile !