février 2015
Interview de Marie Nougier
Qu’est-ce que l’IDPC ?
« Le Consortium International sur les Politiques des Dro- gues » (IDPC) est un réseau mondial regroupant 129 ONG dont le GREA qui compte parmi les membres originels. Son but est de promouvoir un débat ouvert et objectif sur l’efficacité des politiques en matière de drogue au niveau national et international. Le Consortium promeut des politiques des drogues fondées sur des preuves avérées et les principes de santé publique, les droits humains, le développement, l’intégration sociale, la sécurité citadine et la participation de la société civile.
Quelle est la position d’IDPC en matière de réduction des risques ?
Pour l’IDPC, la réduction des risques est un élément fondamental de la politique des drogues et un principe directeur de nos activités de plaidoyer à travers le monde.
Nous savons aujourd’hui que malgré les efforts éperdus des Etats et les milliards de dollars dépensés chaque année pour éradiquer le marché des drogues, la communauté internationale a été incapable de réduire l’ampleur de ces marchés noirs ou de réduire les taux de consommation de drogues. Tout a été essayé, les arrestations en masse, la prison, et même la peine de mort dans certains pays. Rien n’a fonctionné. Pire encore, la stratégie de guerre contre la drogue a eu des effets dévastateurs à travers le monde – une forte augmentation du marché noir, de la corruption et de la violence associée aux marchés des drogues, une explosion des épidémies du sida et des hépatites parmi les usagers de drogues, des décès par overdoses, ainsi que de nombreuses violations des droits humains.
Il est certain que l’usage de drogues peut avoir un effet nocif sur la santé des consommateurs. Cependant, nos politiques répressives envers les usagers de drogues ont exacerbé ces risques et ont même créé de nouveaux problèmes. L’approche de réduction des risques reconnaît cette situation et réagit avec pragmatisme. Il est grand temps d’admettre qu’il est tout simplement impossible d’éradiquer le marché des drogues.
Il est cependant possible de réduire les risques liés à la drogue et de mettre en place des politiques et des programmes qui minimisent les dommages. C’est ce type de politiques que nous promouvons au sein de l’IDPC.
Quelle est la forme concrète des politiques de réduction des risques ?
C’est dans le domaine de la santé que le concept de la réduction des risques est le plus utilisé. La réduction des risques est apparue dans les années 70-80 pour minimiser les risques d’infections au sida par l’injection de drogues, avec le développement de mesures pragmatiques telles que les services d’échange de seringues ou le traitement de substitution aux opiacés en Europe de l’Ouest. Puis la réduction des risques s’est répandue à travers le monde et s’est adaptée aux nouvelles tendances et formes de consommation. Aujourd’hui, plus de 80 pays dans le monde offrent des services de réduction des risques. Et ça marche. Les pays qui ont adopté de tels services ont pu réduire le nombre de décès liés à la consommation de drogues et sont parvenus à faire baisser le taux de sida et d’hépatites parmi les usagers de drogues, ainsi que le stigmate associé à la consommation de drogues.
Pour l’IDPC, cependant, la réduction des risques va au-delà de la prestation de services. Une telle approche doit aussi viser à réformer les lois et réglementations qui présentent un obstacle à la bonne mise en œuvre de ces services. C’est pourquoi l’IDPC est un grand défenseur de la dépénalisation des consommateurs de drogues, tout d’abord parce que la peur d’être emprisonné a peu d’effets sur les niveaux de consommation, mais aussi et surtout parce que la répression a un réel effet dissuasif sur les personnes souhaitant accéder aux services de réduction des risques dont ils ont besoin.
Enfin, au sein de l’IDPC, nous proposons d’étendre le principe de réduction des risques à tous les aspects de nos politiques des drogues, et pas seulement à la consommation. Par exemple, dans le cadre des politiques de réduction de l’offre, une approche de réduction des risques visera à réduire les niveaux de violence et de corruption, au lieu de viser exclusivement à réduire l’ampleur du marché noir.
La réduction des risques est-elle une question de droits humains ?
Absolument. La réduction des risques est ancrée dans plusieurs principes fondamentaux des droits humains. Tout d’abord le droit à la vie. Bien évidemment, l’imposition de la peine de mort pour consommation de drogues est en violation directe avec ce droit fondamental. Mais il existe d’autres exemples – si une personne décède d’une overdose car elle n’a pas pu avoir accès à des services de prévention et de soins à cause de politiques des drogues trop répressives, cette situation est en violation directe avec le droit à la vie. La distribution de Naloxone (substance permettant de contrer les effets d’une overdose) par exemple, est une intervention-clé de réduction des risques. Aux Etats-Unis, certains Etats ont mis en place des lois du « bon samaritain » qui permettent aux témoins d’une overdose d’appeler les autorités sans risque d’être arrêté(e)s pour consommation ou deal.
Puis il y a le droit à la santé, qui est lié à l’exemple noté ci-dessus. La consommation de drogues ne veut pas dire que le consommateur ne devrait pas avoir accès aux services de santé dont il a besoin. La réduction des risques cherche à répondre aux demandes du consommateur au moment où celui-ci en a besoin. S’il souhaite arrêter de consommer, il est possible de lui offrir un traitement (tel qu’une thérapie sous méthadone ou sous héroïne). S’il ne peut – ou ne veut – pas arrêter de consommer et qu’il s’injecte, il est possible de lui offrir une série de services pour réduire les risques liés à sa consommation – seringues propres, espace de consommation à moindres risques, entres autres. S’il fume du cannabis, il existe des vaporisateurs qui réduisent les risques liés à la consommation. Le droit à la santé signifie aussi que les services disponibles soient basés sur des preuves scientifiques. Par exemple, les centres de réhabilitation forcée, fréquents en Asie Centrale et en Asie du Sud Est, ne sont pas compatibles avec une approche de droits humains et de réduction des risques.
Avant tout, l’approche de réduction des risques est une approche humaine – permettant de placer la personne et ses besoins au centre de nos services et programmes.
Quelle doit être la place des usagers de drogues dans la définition et la promotion de la réduction des risques ?
L’usager doit être au cœur de toute réponse de réduction des risques. Dans de nombreux pays, à l’origine, ces services ont été créés par les usagers eux-mêmes (comme par exemple aux Pays-Bas), pour répondre à leurs propres besoins, leurs craintes et leurs demandes.
L’éducation par des pairs sur la réduction des risques auprès des autres usagers de drogues est elle aussi fondamentale. Ce type d’intervention permet un dialogue d’égal à égal, par des personnes qui utilisent et connaissent bien les services de réduction des risques et qui peuvent être confrontées à des problèmes similaires.
Puis, pour nous assurer que les politiques et programmes de réduction des risques soient de bonne qualité et répondent aux nécessités des usagers, il est important que les clients aient leur mot à dire sur les services.
Nous avons vu apparaître de nombreux réseaux d’usagers de drogues au niveau international (INPUD – le Réseau international de consommateurs de drogues), régional (ANPUD en Asie, EuroPUD en Europe, MENANPUD au Moyen Orient, LANPUD en Amérique Latine, etc.) ou local (ASUD en France, SDUU en Suède, etc.). Ces réseaux constituent un mécanisme important permettant aux usagers d’être représentés dans les forums et débats liés à la consommation de drogues et de communiquer leurs demandes aux responsables politiques de leur pays ou au niveau international. Ils représentent aussi un moyen d’apporter un peu de réalisme et de pragmatisme au sein d’organes politiques souvent très bureaucratiques. Les réseaux d’usagers de drogues sont largement représentés au sein de l’IDPC et sont impliqués dans toutes nos activités de plaidoyer.
Quelle est la situation de la réduction des risques au niveau mondial ?
La réduction des risques est bien intégrée en Europe occidentale, où de nombreux pays ont aussi dépénalisé la consommation afin de favoriser l’accès à ces services. Cependant, la crise économique a causé la fermeture de nombreux programmes de réduction des risques, en particulier en Roumanie et en Grèce, mais aussi au Portugal et en Espagne. Aujourd’hui, les prestataires de services sont aussi confrontés à une nouvelle réalité – l’émergence de nouvelles substances psychoactives, associées à de nouveaux risques, et nécessitant par conséquent de nouveaux services pour minimiser les dommages sur la santé des consommateurs.
En Amérique du Nord, les services de réduction des risques sont aussi très répandus, bien que le gouvernement américain continue d’interdire le financement des programmes de seringues, et que le gouvernement canadien se soit souvent prononcé contre la réduction des risques (en particulier les salles de consommation à moindres risques).
Cependant, dans d’autres régions, la réduction des risques reste peu développée. En Asie de l’Est et du Sud Est, les gouvernements ont longtemps résisté à développer de telles interventions, préférant continuer leur traditionnelle guerre contre la drogue. Ce n’est que dans les années 2000 que des pays comme la Chine et la Malaisie ont commencé à développer des services de réduction des risques pour contrer l’explosion de l’épidémie du sida parmi les consommateurs de drogues injectables. Cependant, ces interventions continuent de se heurter à des politiques des drogues bien trop répressives pour permettre une réelle approche de santé et d’intégration sociale.
En Asie Centrale, et en particulier en Russie, la situation est catastrophique. Fin 2013, un article dans Voice of Russia déclarait qu’il y avait environ 200 nouvelles infections par le VIH par jour en Russie, alors que le gouvernement continue fermement à rejeter le traitement sous méthadone et les programmes d’échange de seringues. L’annexion de la Crimée à la Russie cette année a conduit à un désastre sanitaire dans cette province où les usagers sous méthadone ont été forcés d’interrompre leur traitement.
En Amérique Latine, la consommation est plutôt centrée sur la cocaïne et ses dérivés (crack, pasta base). Les services traditionnels liés à l’injection d’opiacés ne sont donc pas vraiment répandus dans la région. Cependant, certains pays ont développé des programmes intéressants. Le Brésil par exemple a lancé son programme « Braços Abertos » (Bras ouverts) à Sao Paulo afin d’offrir un logement et des services sociaux et de traitement aux consommateurs dépendants les plus vulnérables. En Colombie, des centres de soins et d’accompagnement (appelés CAMAD) ont récemment été mis en place, et les autorités locales sont en train de développer des programmes de traitement de la dépendance à la cocaïne et ses dérivés par le cannabis (le concept n’étant pas celui d’un traitement de substitution, mais plutôt un moyen de réduire les effets de manque).
En Afrique, enfin, la réduction des risques reste limitée. Avec l’augmentation de la consommation (et de l’injection) en Afrique de l’Est, l’Ile Maurice, suivie de la Tanzanie et du Kenya, ont développé des services intéressants de réduction des risques, mais ces pays restent une exception.
De manière générale, cependant, la réduction des risques est confrontée à de nombreux problèmes. En premier lieu, l’accès reste limité à certaines zones géographiques ; de nombreux usagers refusent d’accéder aux services disponibles par peur d’être arrêtés ; ces services sont souvent inadaptés aux besoins de populations clés telles que les femmes ou les mineurs, entres autres. Et il y a bien sûr la question du financement. Ces services sont généralement financés par des donateurs internationaux, et les gouvernements sont réticents à allouer un budget à ces interventions pourtant d’importance majeure.
Quelles sont les priorités aujourd’hui en matière de réduction des risques?
Je nommerais deux priorités majeures.
En premier lieu, il est nécessaire de nous adapter aux nouvelles tendances de consommation, en particulier aux nouvelles substances psychoactives. La Suisse et l’Espagne ont été innovantes dans ce domaine en offrant des services de vérification des drogues en milieu festif, afin que les usagers sachent ce qu’ils consomment. Cependant, ces services restent limités dans ces pays et inaccessibles dans de nombreuses régions du monde. La réalité des marchés des drogues – en particulier les nouveaux marchés en ligne tels que Silk Road (site anonyme de vente de stupéfiants) – nous forcera aussi à adapter nos interventions de réduction des risques, pour commencer à offrir nos services en ligne. Certains programmes sont déjà en place, offrant des informations aux consommateurs à travers des forums en ligne, permettant de réduire les risques de consommation.
La seconde priorité est celle du financement de la réduction des risques. L’ONU a estimé que 2,3 milliards de dollars étaient nécessaires pour mettre en œuvre les interventions clés de la réduction des risques dans le monde. Cependant, les dernières estimations montrent que seuls 160 millions de dollars sont actuellement investis dans de telles interventions par les donateurs internationaux. Il est donc essentiel d’augmenter le seuil de financement pour les interventions de réduction des risques.
Le concept de « harm reduction » a longtemps fait l’objet de vives controverses au niveau international. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Effectivement, le concept de réduction des risques reste tabou au niveau international. Au sein de la Commission des Stupéfiants (CND), l’agence onusienne de prise de décisions sur la drogue, les mots « réduction des risques » n’ont jamais pu paraître dans les résolutions adoptées à Vienne chaque année. Seules trois résolutions ont été adoptées ces dernières années sur la prévention du VIH parmi les usagers de drogues, et une résolution sur la prévention des overdoses. Au lieu de se référer directement au concept de réduction des risques, cependant, les résolutions mentionnent le Guide technique de l’ONU sur la prévention du VIH parmi les usagers de drogues injectables, ou utilisent des formulations (souvent assez floues) comme par exemple « services médicaux et sociaux adéquats ».
Il est aisé de comprendre cette réticence au sein de la CND, lorsque nous savons que toutes les décisions de cette commission sont prises par consensus. Les pays en faveur de la réduction des risques se heurtent par conséquent à des pays drastiquement opposés à ces interventions, en particulier la Thaïlande, la Russie, et l’Arabie Saoudite.
Cependant, les trois résolutions adoptées depuis 2009 montrent un changement certain dans le niveau d’acceptation des interventions de réduction des risques, même si les mots en eux-mêmes restent profondément tabous.
D’autres agences de l’ONU, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), l’ONUSIDA et l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime ont collaboré pour publier de nombreux guides techniques et fiches d’information relatives aux interventions de réduction des risques. En 2014, l’ONUSIDA et l’OMS ont toutes deux appelé à la dépénalisation de la consommation de drogues pour faciliter l’accès à ces services.
Que pouvons-nous attendre de l’assemblée générale de l’ONU sur les drogues en 2016 ? (UNGASS 2016)
Il est difficile d’imaginer quel sera le résultat de l’UNGASS. Il est certain que la conjoncture politique est intéressante : de plus en plus de gouvernements appellent aujourd’hui à une réforme politique mondiale, rompant ainsi avec le traditionnel « Consensus de Vienne ». Nous souhaitons donc utiliser cette brèche dans le consensus afin d’ouvrir un réel débat sur les échecs et les défis liés à notre système actuel de contrôle, ainsi que les possibles options de réforme, qui puisse inclure les ONG (y compris les représentants d’usagers de drogues) et les agences onusiennes pertinentes.
Au sein des débats, nous souhaitons appeler à une réorientation de nos politiques mondiales vers une approche de réduction des risques – c’est-à-dire mettre la priorité sur les droits humains, la santé et l’accès aux médicaments essentiels pour traiter la douleur. Notre travail de plaidoyer dans ce domaine repose sur une campagne mondiale que nous avons lancée en 2013 intitulée « Soutenez. Ne Punissez Pas » (www.supportdontpunish.org/fr). En deux mots, la campagne vise à promouvoir le développement et le financement de services de réduction des risques et la dépénalisation de la consommation de drogues à travers le monde.
Harm Reduction International a aussi lancé la « Décennie de la réduction des risques » – en contraste avec le mantra traditionnel de l’ONU lancé en 1998, « Un monde sans drogues, nous pouvons le faire ». L’objectif est de pousser les Etats membres de l’ONU, pendant l’UNGASS, à reconnaître explicitement et à endosser une approche de réduction des risques. L’initiative promeut aussi la redistribution des dépenses en matière de drogue pour que 10% du budget alloué au maintien de l’ordre en matière de drogues soit redirigé vers des services de réduction des risques.
Le mouvement pour la réglementation du cannabis tend à occuper tout l’espace médiatique et diplomatique aujourd’hui. Quel est l’impact sur la réduction des risques ?
Il est vrai que les mouvements de réforme de la politique du cannabis dans le monde font la Une des journaux depuis 2013. Cependant, je ne pense pas que ce développement puisse avoir un impact négatif sur la réduction des risques. La réglementation du cannabis est encore un exemple de la brèche dans le Consensus de Vienne, un pied de nez aux conventions internationales sur la drogue, soulignant une réalité de plus en plus visible – notre système de contrôle n’est plus adapté et il est grand temps de le changer. Je pense donc que la réglementation du cannabis est une opportunité de réforme plus large, plutôt qu’une menace à la réduction des risques.