février 2015
Andrea Feller (Institutions et ateliers sociaux de la Ville de Zurich)
Les premiers programmes de soutien à bas seuil destinés aux femmes usagères se prostituant pour financer leur consommation de drogue ont vu le jour dans plusieurs villes de Suisse alémanique au début des années 90, dans le contexte des scènes ouvertes. Mais la prostitution de rue existait depuis longtemps en milieu urbain des deux côtés de la Sarine. En Suisse romande, des programmes d’aide avaient déjà été mis en place pour les prostitué·e·s de rue, par exemple à Genève où un service de conseils à bas seuil leur est proposé dès les années 80. De façon générale, l’activité des travailleuses et travailleurs du sexe les expose à de nombreux risques et inconvénients, parmi lesquels stigmatisation sociale, risques sanitaires (infections, abus de substance), risques sociaux (exposition accrue à la violence), statut juridique boîteux (en Suisse, le revenu de la prostitution doit être déclaré au fisc, mais n’est pas exigible en cas de non-paiement 1). Etant donné la précarité sociale et sanitaire dans laquelle vivent les personnes travaillant dans le sexe et exerçant dans la rue, les prestations de médecine sociale dont elles bénéficient relèvent avant tout de l’aide à la survie.
Résumé
Selon les estimations, 13’000 à 20’000 personnes proposent des services sexuels tarifés en Suisse. La prostitution de rue ne représente que 13% de l’offre, alors que 65% des prestations sexuelles sont effectuées « entre quatre murs » dans des « bordels », des salons de massage, des clubs, des bars à champagne et via des services d’escortes 2.
Ces dernières années, la composition du groupe cible des prostitué·e·s de rue s’est modifiée et est devenue plus hétérogène : les différences y sont plus marquées, tant en termes d’âge, d’origine, de genre et de statut professionnel. Pour certaines personnes, le sexe représente la principale source de revenus, pour d’autres, il permet des gains occasionnels. Pauvreté, migration, instabilité sont d’autres caractéristiques souvent présentes dans ce milieu.
Le nombre des personnes qui se prostituent pour financer une consommation de drogue est en nette diminution. À Zurich, il ne représente plus que 10% de la prostitution de rue 3. On ne dispose pas de chiffres pour l’ensemble de la Suisse.
Migrantes de l’Europe de l’Est
Le domaine du sexe tarifé a toujours employé une forte proportion de personnes migrantes. Depuis l’entrée en vigueur de l’accord sur la libre circulation avec l’Union européenne en 2007, la majorité des travailleuses et travailleurs du sexe exerçant en Suisse alémanique proviennent des pays d’Europe de l’Est. Les femmes ne séjournent généralement que quelques semaines dans notre pays, avant de s’en retourner chez elles. La brièveté de ces séjours et la méconnaissance de la langue et des usages les exposent à des risques élevés en matière d’exploitation, de violence et de santé.
Bon nombre de ces travailleuses du sexe sont des femmes marquées par la pauvreté, pour qui la prostitution est le seul moyen de gagner de l’argent. Leur niveau de formation est généralement très bas ; elles ne disposent souvent même pas du savoir élémentaire pour se protéger des maladies sexuellement transmissibles et des infections. Les expériences recueillies dans les milieux de la prostitution de rue montrent que dans des situations de vie comparables, les problèmes médicaux et sociaux des migrantes d’Europe de l’Est sont plus graves que ceux des personnes vivant depuis longtemps en Suisse. Cela signifie que la demande d’aide à la survie au sens classique est plus élevée dans ce groupe cible.
Bases légales
En Suisse, la prostitution est légale en tant qu’activité rémunérée indépendante. Les cantons et les communes peuvent la réglementer en ce qui concerne les lieux, horaires ou formes autorisées, pour autant qu’ils respectent les directives fédérales 4.
Plusieurs cantons de Suisse romande (Fribourg, Genève, Vaud, Jura) ainsi que le Tessin connaissent depuis 2001 des lois sur la prostitution qui précisent le cadre juridique et contiennent des dispositions pour protéger les personnes qui l’exercent. En Suisse alémanique, des projets de lois cantonales sont à l’étude (par ex. à Lucerne). Dans le canton de Berne, une loi est entrée en vigueur le 1er avril 2013. Certaines communes ont édicté des ordonnances sur le sexe tarifé, dites « ordonnances sur l’exercice de la prostitution » (par ex. Zurich depuis le 1er juillet 2012). La grande disparité des conditions cadre selon les localités est un aspect difficile à comprendre pour les migrantes travaillant dans le domaine du sexe. Elles ont donc grandement besoin d’être conseillées en matière juridique.
Les différentes formes de prostitution
On distingue entre la prostitution « Outdoor » et « Indoor » : la première a lieu dans la rue, les parkings ou en bordure d’autoroutes, la seconde dans les salons de massage, les bars, les cabarets, ou les logements privés. Cette forme a une grande influence sur le degré d’autonomie des travailleuses et travailleurs du sexe, leur sécurité et leurs conditions de travail en général.
Les personnes qui exercent dans la rue ont en principe davantage de liberté dans le choix des clients et du volume de travail ; mais elles subissent davantage de stigmatisation que leurs collègues en salons.
En comparaison, la liberté d’action des travailleuses en salon est souvent limitée, mais elles y jouissent comparativement d’une meilleure protection contre les clients brutaux. Les personnes travaillant dans le sexe proposent le plus souvent leurs services dans des endroits publics tels que les parcs et les toilettes, ou dans des espaces semi-publics tels que les bars, clubs ou saunas, ou alors elles recourent aux petites annonces dans des journaux ou sur Internet.
Infections
Le principal problème sanitaire des personnes travaillant dans le sexe est celui du sida et des autres infections sexuellement transmissibles (SIT). Il n’existe pas de chiffres spécifiques sur la prévalence d’infections transmissibles chez les travailleurs-euses du sexe en Suisse. La prévalence du HIV dans la population générale est inférieure à 1% 5. Selon une étude publiée en 2009 par l’Université de Genève sur les bonnes pratiques dans le conseil aux travailleurs-euses du sexe, la prévalence du HIV n’est pas supérieure dans ce milieu à ce qu’elle est dans la population générale 6. Les auteurs l’affirment sur la base de résultats d’études internationales. Cependant, certains groupes de population tels que les travailleuses du sexe étrangères, en particulier les migrantes des régions sub-sahariennes ou les personnes s’injectant de la drogue, ainsi que les hommes ayant des relations sexuelles avec des hommes (MSM: Men who have sex with men) présentent dans les pays étudiés un risque plus élevé d’infection au HIV 7. En Suisse, il en va de même avec les deux derniers groupes 8. De manière analogue, il y a lieu de penser que la prévalence d’autres IST (syphilis, gonorrhée, lymphogranulome, hépatite) est plus élevée chez les personnes présentant un risque élevé de contagion – tels que, p. ex., les MSM, les travailleurs-euses du sexe et les migrants aux statuts incertains n’ayant qu’un mauvais accès au système de santé – que dans la population générale 9. Une prévalence élevée d’IST peut, chez les travailleurs-euses du sexe, conduire à un risque plus élevé de contagion par le HIV.
Il n’existe pas en Suisse de données sur les comportements de prévention des travailleurs-euses du sexe quant aux maladies sexuellement transmissibles (STI et sida). Il ressort cependant des données indirectes provenant de professionnels du secteur et de clients qu’en règle générale, les rapports vaginaux ou la sodomie se pratiquent avec des préservatifs. Les femmes vulnérables vivant dans un milieu précaire (pauvreté, statut illégal et dépendances) ou exposées à une forte concurrence se protègent vraisemblablement moins systématiquement 10.
Consommation de substances psychoactives
La consommation abusive d’alcool et d’autres substances addictives est élevée chez les travailleurs-euses du sexe 11
et vraisemblablement supérieure à celle de la population générale 12. Les produits les plus fréquemment consommés sont le tabac, l’alcool, la cocaïne, les amphétamines et autres cachets. Chez les travailleurs-euses du sexe, les abus en la matière sont souvent corrélés avec les comportements et situations à hauts risques tels que le non-respect des règles du sexe à moindre risque, l’exposition à la violence et les dettes.
Violence et exploitation
Outre les infections sexuellement transmissibles, il faut également mentionner parmi les facteurs de risques pour la santé des travailleurs-euses du sexe la violence dans et en-dehors du milieu, les problèmes liés au stress ou à la stigmatisation ainsi que les troubles psychiques. Une étude publiée en 2010 par l’Université de Zurich a montré que les travailleuses du sexe souffraient sur-proportionnellement de troubles psychiques 13. Les femmes qui proposent leurs services dans la rue sont particulièrement exposées. De nombreuses travailleuses du sexe étrangères exercent parce qu’elles sont financièrement aux abois et travaillent fréquemment sous le contrôle et la pression permanente d’un souteneur. La majorité d’entre elles sont victimes de situations structurelles (pauvreté), et certaines sont victimes de la traite d’êtres humains 14.
Offre
Etant donné que les hommes et les femmes qui se livrent au travail du sexe dans la rue présentent des profils et fréquentent des mondes très différents, l’offre et les conseils en prévention dispensés en Suisse se sont spécialisés selon le sexe. L’offre à bas seuil destinée aux travailleurs-euses du sexe est en outre très hétérogène eu égard à la structure des organisations et à leurs types de prestations.
Actuellement, on trouve des organisations privées ou municipales fournissant des prestations spéciales aux travailleurs-euses du sexe dans neuf cantons (BS, BE, FR, GE, SG, SO, TI, VD, ZH). L’offre à bas seuil manque dans les cantons où le travail du sexe est plus marginal ou moins visible (AG, BL, GR, LU, SH, SZ, TH, VS). Les besoins élémentaires en promotion de la santé et en prévention y sont partiellement couverts par l’Aide suisse contre le sida. Quelques cantons (p. ex. le Jura et Neuchâtel) ne disposent d’aucun centre de consultation bien qu’ils aient en partie adopté des lois sur la prostitution réglant l’exercice de cette activité.
Méthode
Pour être à la hauteur de la complexité de la situation, il est nécessaire d’assurer une offre différenciée de prestations correspondant aux besoins personnels des différent·e·s travailleurs-euses du sexe. Mais quelle que soit la diversité de cette offre, on constate de grandes similitudes de méthode dans l’offre. Les interventions sont généralement le fait de travailleurs sociaux hors murs, c’est-à-dire de travailleurs sociaux qui se rendent sur les lieux de travail ou de vie de leurs client·e·s pour prendre contact et leur proposer un soutien. L’attitude de base du travailleur social hors murs est d’accepter les situations et de répondre prioritairement aux besoins de ses client·e·s. Il s’agit d’aider directement les client·e·s dans leurs lieux de vie et, au besoin, de les diriger vers d’autres services. Ce travail de prévention se fait généralement sur le trottoir ou dans les bordels, avec un bus ou à pied.
L’exemple de Zurich
En ville de Zurich, l’un des hauts lieux de la prostitution qu’était le Quai de la Sihl a été déplacé en août 2013 à Zurich Altstetten où des places de stationnement discrètes et sécurisées ont été aménagées. Le nouveau plan de prostitution supprimant toute une série d’autres tronçons de rues ou de routes servant à la prostitution est entré en vigueur en même temps. La nouvelle politique municipale, orientée solution et fondée sur une coopération entre la police, les services sociaux et les services de santé, devrait permettre de limiter le commerce urbain du sexe à un niveau acceptable, de manière analogue à la politique municipale de la drogue. Le but des mesures est d’améliorer les conditions de travail des travailleurs-euses du sexe et de réduire les nuisances auxquelles sont exposées les voisins de lieux de prostitution 15.
Les interventions visant à réduire les nuisances des lieux de prostitution sont l’une des clés de la nouvelle politique « paysage de la prostitution » de la ville de Zurich. Les travailleurs du sexe peuvent bénéficier d’un soutien socio-médical directement sur place.
Les objectifs des prestations de soutien sont :
Les travailleurs-euses du sexe et les organisations qui les soutiennent se heurtent à de nombreux écueils. Ecarter ces écueils est la condition nécessaire à l’amélioration durable de la situation des prostitué·e·s.
Il y a aujourd’hui nécessité d’agir sur les questions suivantes :
Double morale de la société
La prostitution doit être reconnue comme un fait social et comme activité indépendante ou dépendante. La contradiction qui, dans le domaine du droit du contrat, fait de la prostitution une activité contraire aux mœurs et, dans celui du droit fiscal, une activité libre d’opprobre doit être levée. La reconnaissance officielle de leur activité permettrait aux travailleurs-euses du sexe de mieux faire valoir leurs droits et, ainsi, d’améliorer leurs conditions de vie.
Travail en réseau
L’offre à bas seuil destinée aux travailleurs-euses du sexe s’est beaucoup développée ces dernières années. Les lacunes en la matière tiennent au fait que l’offre se concentre sur les questions sanitaires. Les questions sociales et juridiques sont tout aussi importantes: comment gérer ses finances, régler ses dettes, comment trouver un appartement ou de l’aide pour changer d’activité. Il s’agit de mieux coordonner notre collaboration avec les services spécialisés et nos autres partenaires.
Travailleurs-euses du sexe pratiquant en-dehors des villes
Dans les centres urbains, où la prostitution est une réalité bien visible, il existe une offre en prévention et consultations. Dans les cantons ruraux ou en périphérie des agglomérations, il est plus difficile de localiser les locaux où la prostitution se pratique (clubs, hôtels, bordels, appartements, etc.). La méfiance des exploitants de clubs et des travailleurs-euses du sexe empêche souvent les spécialistes de la prévention d’y accéder. Pour mieux atteindre ce milieu, les cantons devraient y consacrer les moyens et ressources nécessaires.