décembre 2005
Hervé Kuendig, Marina Delgrande Jordan et Emmanuel Kuntsche, secteur recherche, Institut suisse de prévention de l'alcoolisme et autres toxicomanies, ISPA, Lausanne
Le cannabis est sans conteste une des substances psychotropes les plus consommées en Suisse et le débat passionné dont il a fait l’objet ces dernières années – notamment dans les médias, au Parlement ou chez les professionnels de la santé – montre bien la place non négligeable qu’il occupe désormais dans notre société. A n’en point douter, l’image du cannabis a considérablement évolué dans la conscience collective, qui oscille toutefois entre deux perceptions diamétralement opposées. En dépit de l’interdiction d’usage, de production et de commerce dont il est frappé, le cannabis semble jouir aux yeux de certains d’un statut comparable à celui de l’alcool ou du tabac. Ainsi, pour les uns, le cannabis est une substance récréative, acceptable et acceptée.
Pour les autres, qui prennent pour preuve les prévalences élevées d’usage de cannabis, l’abaissement de l’âge d’initiation et l’état actuel des connaissances relatives à sa toxicité, le cannabis est un problème majeur de santé publique. La véritable problématique «cannabis» ne trouve toutefois pas son fondement dans cette totale opposition de vues. Elle émane plutôt de l’ambivalence des réactions et attentes de ceux qui voient dans cette substance un problème de société et de santé publique. Parmi eux, en effet, deux camps s’affrontent lorsque se pose la question du «que faire?». Les tenants de nouvelles mesures sont alors confrontés à ceux qui voient dans l’application systématique des dispositions légales en vigueur la réponse adaptée aux problèmes actuels. Ces deux camps s’accordent néanmoins sur la nécessité de renforcer certaines dispositions, qu’elles soient d’ordre préventif ou répressif, ce en particulier auprès des groupes les plus vulnérables.
Sans revenir sur le débat suscité par la tentative de révision de la Loi fédérale du 3 octobre 1951 sur les stupéfiants et les substances psychotropes (LStup), et pour que chacun puisse évaluer à sa manière la situation «cannabis» dans notre pays, cet article a pour but de résumer brièvement les principales données épidémiologiques issues des enquêtes menées par l’Institut suisse de prévention de l’alcoolisme et autres toxicomanies (ISPA), concernant l’état actuel de l’usage du cannabis en Suisse.
La période de transition entre l’enfance et l’âge adulte s’accompagne d’expériences qui doivent permettre à l’adolescent de se construire. En ce sens, certaines conduites à risques, dont l’usage de cannabis, peuvent devenir courantes à cet âge et contribuer à l’apprentissage des limites personnelles et sociales ainsi qu’au développement de l’autonomie. Ainsi, la compréhension de l’usage de cannabis à l’adolescence doit, entre autres choses, tenir compte de ses fonctions symboliques et sociales, celles-ci reléguant souvent chez les jeunes les risques légaux et sanitaires au second plan.
Les études épidémiologiques les plus récentes montrent clairement que, dans les pays occidentaux, l’initiation au cannabis tout comme son usage régulier concernent un nombre grandissant de personnes. Mais qu’en est-il exactement de l’usage de cannabis chez les jeunes dans notre pays? L’Enquête sur les comportements de santé des élèves (HBSC) 1, menée par l’ISPA en 2002, apporte un premier éclairage sur cette question. Selon cette étude, 36,9% des filles et 45,9% des garçons âgés de 15 ans avaient déjà fait usage de cannabis au moins une fois dans leur vie 2. En termes d’évolution, ces prévalences se sont considérablement accrues puisque, selon cette même enquête déjà réalisée en 1986, seulement 9,1% des filles et 11,7% des garçons de cet âge étaient alors dans la même situation 3. Par ailleurs, dans les douze mois précédant l’enquête de 2002, 33,3% de filles et 37,6% des garçons de 15 ans avaient fait usage de cannabis. En comparaison internationale, ces résultats placent la Suisse parmi les pays les plus touchés par le phénomène 4.
Le volet suisse de l’Enquête européenne sur la consommation d’alcool et de drogues des élèves (ESPAD) 5 révèle quant à lui qu’en 2003 35,8% des filles et 44,2% des garçons de 15 ans avaient déjà fait usage de cannabis dans leur vie et qu’ils étaient respectivement 28% et 35% à l’avoir fait dans les douze mois précédant l’enquête. Ces prévalences, qui semblent concorder avec celles de l’étude HBSC, suggèrent – en demeurant prudent quant à la comparabilité des deux études – une tendance à la stabilisation de l’usage de cannabis chez les 15 ans entre 2002 et 2003.
Par ailleurs, l’enquête ESPAD mesure également la fréquence de consommation dans les 30 derniers jours. Cette limitation de la période de référence a ceci d’intéressant qu’elle permet de mieux distinguer les expérimentateurs des consommateurs plus engagés. En effet, si l’on combine les trois périodes de référence (vie, 12 mois, 30 jours), on obtient une image plus précise des différents types de consommation (figure 1).
Considérons l’une après l’autre chacu- ne des quatre catégories observées:
Aucun usage – En 2003, 60% des jeu- nes âgés de 15 ans déclaraient n’avoir jamis touché au cannabis.
Initiation/expérimentation – Un jeune sur dix en était au stade de l’initiation, c’est-à-dire qu’il avait fait usage de cannabis une à deux fois seulement dans sa vie. Parmi ces jeunes initiés, la moitié n’avait pas touché au cannabis au cours des douze derniers mois, suggérant ainsi qu’il s’agissait de vrais expérimentateurs ayant cessé cette pratique très tôt. Dans leur cas, une mauvaise expérience avec le produit ou la disparition de l’intérêt pour celui-ci pourraient bien avoir motivé la décision de s’arrêter.
Les deux dernières catégories regroupent les jeunes ayant un usage de cannabis plus fréquent. Ceux-ci ont déjà adopté un certain rythme de consommation, qu’il soit occasionnel ou régulier. Dans leur cas, on peut estimer que l’usage n’est plus lié au désir d’essayer. Il révèle plutôt une relation installée avec la substance qui peut être induite soit par l’attrait pour les effets propres du produit soit par les différentes fonctions symboliques et sociales que peuvent lui attribuer les usagers.
Usage engagé – 20% de jeunes ont fait usage de cannabis de manière répétée (au maximum 5 fois au cours du dernier mois) sans pour autant que cette pratique puisse être qualifiée de régulière (usage plus fréquent).
Usage régulier – Les jeunes ayant fait usage de cannabis 6 fois ou plus dans le mois précédant l’enquête – seuil retenu ici pour définir l’usage régulier – sont les plus préoccupants. Ce groupe représente environ 10% des jeunes interrogés. En comparaison internationale, la Suisse se retrouve ici encore dans le peloton de tête des pays participant à l’enquête, en compagnie de la France et la Grande-Bretagne 6. Pour ces jeunes, les conséquences potentielles d’un usage régulier de cannabis sont nombreuses. Parmi elles, celles relatives à la scolarité sont particulièrement inquiétantes puisque des études ont démontré que des liens entre usage de cannabis et diminution des performances scolaires ainsi qu’entre usage de cannabis et risque de décrochage scolaire (drop out) existaient 7.
Quand bien même l’initiation précoce au cannabis, l’installation d’habitudes de consommation et le passage à un usage fréquent soient susceptibles d’influencer les comportements à venir, il faut toutefois rappeler que de telles conduites sont très fluctuantes durant l’adolescence et que l’appartenance à l’une ou l’autre de ces catégories n’est pas forcément définitive.
Le débat autour du phénomène « cannabis » s’est beaucoup focalisé sur les jeunes, ne s’intéressant que (trop) peu à l’usage de cannabis chez les adultes. Pourtant, comme cela a été mis en évidence par plusieurs études, le cannabis est en Suisse la substance illégale la plus consommée par les adultes. Une enquête menée par l’ISPA en 2000 révélait en effet qu’une partie considérable de la population suisse âgée de plus de 15 ans en avait fait usage au moins une fois dans sa vie 8. Cette part variait de 5% chez les 60 ans et plus à 58% chez les 20 à 24 ans. Entre ces deux extrêmes, un peu moins de la moitié des 15 à 19 ans, environ un tiers des 25 à 44 ans et près d’un sixième des 45 à 59 ans étaient concernés. Un usage fréquent n’était pas rare non plus, puisque 6,5% des 15 à 19 ans, 5,4% des 20 à 24 ans et 1,7% des 25 à 44 ans déclaraient faire usage de cannabis quotidiennement. Alors que personne chez les 45 à 59 ans n’en consommait aussi fréquemment, pas moins de 1,9% d’entre eux disaient en faire usage une à trois fois par mois.
Le niveau actuel d’usage de cannabis en Suisse soulève de nombreuses questions et des analyses sociologiques et épidémiologiques approfondies de ce «phénomène» paraissent indispensables. En synergie avec la modification de l’image du cannabis dans notre société, les chiffres présentés ci-dessus soulignent en effet l’évolution récente de la «réalité» cannabis dans notre pays.
La diffusion progressive de son expérimentation (qui semble appartenir toujours plus souvent au rite de passage de l’enfance à l’âge adulte) et de son usage, la découverte de cette substance à un âge apparemment de plus en plus précoce 9, mais également l’étendue actuelle de l’usage de cannabis au sein de la population adulte témoignent de la globalisation de ce phénomène dans notre société. Bien que les observations faites sur le plan helvétique n’apparaissent pas en parfaite adéquation avec la situation observée dans d’autres pays européens 10, celles-ci soulèvent nombre de questions: assiste-t-on à une expansion de type épidémique classique et, si oui, à quel stade en est-elle actuellement? S’agit-il d’un phénomène de mode ancré dans un contexte social, politique et sociologique particulier, qui, une fois son point culminant atteint, sera remplacé par un autre? Et, si oui, lequel? Le contexte légal actuel contribue-t-il au phénomène? Quelles sont et seront les conséquences sanitaires, économiques et sociales à court et à long termes de son évolution récente?
En conclusion, les chiffres présentés ici soulignent l’importance de la question du cannabis lorsque l’on s’attarde sur sa réalité épidémiologique. Parallèlement, les différents angles d’approche de ce phénomène, qu’ils soient politico-légaux, médicaux, psychosociaux, sociologiques, épidémiologiques, voire religieux, apparaissent pertinents. Cependant, ni leur confrontation, assurément nécessaire, ni le militantisme ne doivent faire oublier que l’on traite bien ici d’une question de société et de santé publique. En ce sens, ni la diabolisation, ni la banalisation, dont les corollaires sont la stigmatisation et l’immobilisme, ne pourront répondre aux besoins actuels en matière de recherche, de prévention et de prise en charge.