décembre 2005
Giang Ly Isenring, collaboratrice de rechercheMartin Lillias, professeur, Institut de Criminologie et de Droit pénal, Université de Lausanne
L’article qui suit présente une vue d’ensemble de la situation actuelle du marché du cannabis en Suisse. Il s’appuie sur les résultats d’une recherche s’intitulant «Monitoring de la problématique du cannabis en Suisse», dans laquelle plusieurs sous-études ont été réalisées. La partie concernant spécifiquement le marché du cannabis englobe deux études: la première portant sur les magasins commercialisant des produits à base de chanvre, et la seconde sur des achats fictifs.
Actuellement, le marché du cannabis en Suisse se trouve dans une phase de profond changement et d’interrogations qui résulte d’une longue période de débat législatif portant sur la révision de la Loi fédérale sur les stupéfiants (LStup) et sur la dépénalisation du cannabis. Cette révision a été rejetée par les Chambres, faisant place à deux camps retranchés derrière leurs positions, libérale pour les uns et répressive pour les autres, avec une population particulièrement attentive aux réactions futures des politiques, que ce soit la population en général, les jeunes, mais aussi les professionnels du domaine ou encore les propriétaires de magasins vendant des produits à base de chanvre. Mais l’une des questions centrales de la politique suisse du cannabis reste toutefois la même: «Que faut-il faire pour réduire la consommation de cannabis, particulièrement chez les adolescents et les jeunes adultes et, par-là même, comment s’assurer que les produits cannabiques au taux de THC élevé, et disponibles sur le marché, restent inaccessibles aux mineurs?»
C’est notamment pour répondre à cette question, et à tout le moins pour comprendre le fonctionnement de ce marché, qu’une étude a été menée auprès des commerces spécialisés dans les produits à base de chanvre. Une telle démarche était en effet nécessaire au vu du peu de données existant sur ce marché et sur ces commerces, pour ce qui était des périodes antérieures à fin 2003. L’étude a permis avant tout de fournir des indications sur le marché du cannabis, ainsi que sur les activités qui l’entourent, incluant à la fois la vente des produits fabriqués à base de chanvre et la vente même du cannabis. Elle a également permis de connaître les opinions des commerçants sur la consommation du cannabis parmi la population en général et chez les mineurs en particulier, ainsi que les habitudes de consommation personnelle de ces commerçants. Quant à l’étude portant sur les achats fictifs, en complément à l’étude sur les commerces, elle s’est basée sur le principe du «fake-client», selon lequel on envoie des clients fictifs dans les magasins afin de vérifier si la vente de cannabis à fumer est une pratique courante de ce type de commerces, si les commerçants ont pour habitude de vendre du cannabis aux mineurs et s’ils le font avec ou sans vérification de l’âge.
Au début de l’année 2004, 240 magasins spécialisés dans la vente des produits à base de chanvre et connus en Suisse ont été contactés par écrit afin qu’ils répondent à un questionnaire anonyme relatif aux usages commerciaux, problèmes et perspectives de leur secteur. Sur 240 magasins probablement encore actifs, 55% ont retourné un questionnaire rempli, ce qui représente un nombre total de 132 commerces. Pour compléter les informations fournies par les commerçants et, notamment, connaître les pratiques de vente dans ce secteur à l’égard des mineurs et aussi pour évaluer les taux de THC des produits vendus, 50 magasins situés dans quatre cantons ont été visités par des acheteurs fictifs, tout en respectant les conditions légales applicables.
Avant de fournir les résultats, nous nous permettrons de résumer brièvement la situation des commerces de chanvre en Suisse ces dernières années.
Selon le rapport de la Commission fédérale pour les questions liées aux drogues 1 (1999), la culture du cannabis à des fins illégales n’a cessé de croître en Suisse depuis 1996. Parallèlement, le rapport du FAT n°516 2 (1998) a permis de constater l’ouverture d’un nombre croissant de commerces dans lesquels des produits à base de chanvre tels que vêtements, denrées alimentaires, matériel de culture, cosmétique, etc. étaient proposés. Enfin, selon le rapport sur la criminalité de l’Office fédéral de la police 3 (2000), il a été observé que la vente illégale de cannabis à fumer était non seulement en forte augmentation, mais qu’elle s’était également déplacée dans les magasins commercialisant des produits à base de chanvre. Ainsi, la consommation de produits cannabiques et le trafic de cannabis étaient devenus monnaie courante, que ce soit dans la rue ou dans les magasins.
Selon notre sondage, presque la moitié des propriétaires de commerces affirment qu’ils vendent uniquement des produits préparés à base de chanvre, alors que 28% disent avoir effectivement vendu du cannabis à fumer dans leurs magasins. Cependant, le marché du cannabis semble être totalement séparé de celui des drogues dures, puisqu’un seul magasin a répondu avoir vendu des drogues dures. La plupart des commerces emploient moins de quatre employés et génèrent un chiffre d’affaires inférieur à CHF 5’000.- par semaine. La clientèle principale est composée de jeunes hommes entre 18 et 25 ans et la production indigène assume environ 80% de la quantité de cannabis vendue.
La majorité des commerçants interviewés sont des consommateurs réguliers de cannabis. Ceux qui vivent seuls et ont moins de 34 ans en consomment par ailleurs davantage. En général, les commerçants sont favorables à une liberté personnelle relative non seulement à la consommation, mais également à l’achat et à la vente de produits cannabiques. Toutefois, ces personnes désapprouvent fortement la consommation de cannabis et d’autres stupéfiants par les mineurs. La consommation des drogues dures par des adultes est quant à elle également bannie par plus de la moitié des commerçants, en particulier par ceux qui vivent en couple.
Ce secteur subit environ trois fois plus de risque de victimisation (cambriolage, tentative de cambriolage, vols par les employés, etc.) que les autres secteurs commerciaux. En outre, 70% des propriétaires ont déjà eu des ennuis avec la police, la moitié d’entre eux même plusieurs fois, dans la plupart des cas suite à la vente de produits contenant un taux de THC trop élevé.
Lors de la visite des 50 magasins par nos acquéreurs fictifs, il a été constaté que 29 commerces étaient disposés à vendre du cannabis à fumer aux clients inconnus, dont 26 sans même vérifier l’âge. Dans les magasins qui ont refusé ce type de ventes, le refus a semble-t-il été motivé par le fait que les clients fictifs ne possédaient pas de mot de passe permettant aux commerçants de les identifier. Les prix pratiqués sont les mêmes d’une région à une autre : le gramme de cannabis coûte environ CHF 10.-. Nombre des commerces visités se sont caractérisés par une tendance importante au camouflage de la vente de cannabis, derrière une façade de produits tels que vidéos, CDs, vêtements, etc. Enfin, d’après les analyses effectuées sur les produits achetés, il a été observé que le taux moyen de THC s’élevait à 15.78%, ce qui dépasse largement la limite tolérée par la loi (0.3%). Les entretiens menés avec les experts de la police dans le cadre de l’étude «sentinelle» sont d’ailleurs venus confirmer ces informations.
Les deux études ont permis de constater que les magasins commercialisant des produits à base de chanvre en Suisse vendent effectivement du cannabis aux mineurs et que les taux de THC enregistrés dans les produits saisis sont bien au-delà des limites légales. Il est toutefois nécessaire de préciser que le marché du cannabis reste totalement séparé de celui des drogues dures. La protection des mineurs et la baisse des taux de THC apparaissent de fait comme les principales préoccupations préventives.
Le rejet d’une nouvelle LStup fait appel à une réaction politique des différents cantons. La tendance est à la prohibition et les polices semblent déployer des efforts conséquents dans la fermeture définitive des commerces concernés, avec une efficacité substantielle. Il est cependant difficile de déterminer si la politique de «tolérance zéro» adoptée par certains gouvernements aura des effets positifs à terme. Se pose en effet la question de savoir si ce type de réaction politique ne va pas provoquer une baisse de la consommation ou un déplacement du marché du cannabis vers celui de la cocaïne, un marché par ailleurs contrôlé par le crime organisé. La fermeture de ces lieux de vente laisse en tous les cas craindre la reprise de ce commerce par le milieu criminel.
De telles interrogations nécessitent sans aucun doute des initiatives novatrices. Il serait de ce fait intéressant, par exemple, de créer différents modèles de marchés contrôlés, qui co-existeraient durant une période déterminée et dans un espace limité. Ainsi, il pourrait être envisagé de créer un modèle de marché permettant à des magasins de commercialiser des produits cannabiques certifiés, provenant d’une production contrôlée elle aussi, et cela en faveur d’un certain nombre de clients limités et connus de la région concernée. Par la suite, il serait alors possible de comparer l’évolution du marché du cannabis dans la région qui profiterait de cette mesure, en comparaison avec une région qui serait soumise à une politique de «tolérance zéro». De tels essais devraient bien entendu faire l’objet d’une évaluation systématique, et un arrêté fédéral de durée limitée qui en réglerait les conditions pourrait en constituer le cadre légal approprié.