décembre 2005
Matthias Romailler, Caroline Graap, Parissa Khosrov et Patrice Charpentier, DEPART, Lausanne
L’étude SMASH (Jeannin et al., 2005) montre qu’en Suisse l’âge de la première consommation de cannabis se situe avant l’âge de 15 ans (40% des filles et 50% des garçons en ont déjà consommé). Elle met également en évidence une augmentation supplémentaire du pourcentage de consommateurs vers 16-17 ans. Ce double constat, mis en parallèle avec les chiffres de 1993, montre, selon les auteurs de l’étude, une accessibilité à la substance plus précoce en âge ainsi qu’un pourcentage plus important d’adolescents qui ont consommé du cannabis, surtout entre 15 et 17 ans. Attention cependant à ne pas considérer ces adolescents comme étant tous des consommateurs réguliers. Ainsi, l’étude SMASH considère qu’environ le 10% des garçons interrogés et le 5% des filles ont affirmé consommer du cannabis quotidiennement, voire plusieurs fois par jour. Ceci signifie que tous les adolescents qui ont une fois dans leur vie fumé un joint ne vont pas entamer une carrière de fumeur régulier, ce n’est pas une évolution irréversible mais un processus beaucoup plus complexe. Les recherches depuis plus de vingt-cinq ans ont montré qu’un certain nombre de variables entrent en ligne de compte comme «facteurs de risque» dans l’étiologie des abus de substances psychotropes à l’adolescence; citons, par exemple, l’âge du début de la première consommation, les caractéristiques psychosociales, l’influence des parents et/ou du groupe de pairs ou les vulnérabilités génétiques (Olds & al., 2005).
Le projet-pilote DEPART (mai 2004 – avril 2006) est l’émanation de cinq institutions du champ médico-social (UMSA – SUPEA – Centre St-Martin – AVOP – SPJ) de la région lausannoise. Il a pour objectif de mettre à disposition des jeunes de 12 à 20 ans, de leur entourage et des professionnels du réseau, une équipe interdisciplinaire favorisant la mise en réseau des structures existantes en proposant un soutien spécifique pour les problèmes de consommation de substances chez les adolescents. Le projet s’est développé en tenant compte de certains constats, comme le fait que la demande de soins pour les adolescents provient quasiment toujours d’un tiers, donc d’un membre de la famille ou du réseau (infirmière scolaire, éducateur d’un foyer ou maître d’apprentissage, par exemple) et qu’elle intervient souvent en phase de crise. En outre, la plupart des patients toxicodépendants ont échappé plusieurs années au réseau de soins et sont entrés dans une structure de médecine communautaire à l’âge adulte. La notion de dépistage précoce est donc un élément que DEPART cherche à améliorer et sur lequel il importe d’insister.
Dépister une consommation problématique place l’intervenant à une étape de la «carrière» précise de l’adolescent fumeur de cannabis. Selon le sociologue H.S. Becker (1985), trois phases distinguent les consommateurs (liées aux rythmes de consommation et au type de lien entretenu avec le produit), soit: le débutant (notions de «premier contact», «expérimentation/ initiation»), le fumeur occasionnel et le fumeur régulier («l’engagement»); ces trois étapes n’étant pas linéaires puisqu’un consommateur occasionnel ne va pas forcément consommer tous les jours et qu’un fumeur régulier peut arriver à diminuer sa consommation. Plusieurs consommations régulières peuvent ainsi se succéder avec des périodes d’abstinence provisoires ou définitives. A l’adolescence, cependant, les problèmes en lien avec le cannabis ne sont pas à minimiser. «Ces conduites sont de véritables courts-circuits des processus en œuvre à l’adolescence qui viennent compromettre le développement postpubertaire et retarder la sortie de cette période» (Gutton & Del Volgo, 2004, p. 59).
Durant cette période, les expérimentations sont diverses et liées à cette phase «entre-deux», soit entre l’enfance et l’âge adulte. Les pratiques de consommations jouent ainsi un rôle dans l’apprentissage des normes et valeurs de nos sociétés occidentales; sur la construction de la personnalité durant l’adolescence et sur ses implications dans différents domaines, notamment sur les processus d’apprentissage. L’adolescence semble en outre s’allonger et rogner aussi bien sur la pré-adolescence que sur le début de l’âge adulte: «On trouve maintenant les comportements traditionnellement associés à l’adolescence à 11-12 ans: l’indépendance, les relations amoureuses, une culture, etc. (…) Une longue ligne de turbulence sépare de l’âge d’homme ou de femme» (Le Breton, 2003, p. 4). Dans ce contexte, un comportement de consommation de cannabis a donc des chances de s’installer voire de se chroniciser, ce qui a été le cas avec Larry, un jeune homme qui est accompagné à DEPART et qui sera le fil rouge clinique de nos remarques.
L’attitude des parents concernant les substances psychoactives semble jouer un rôle dans l’engagement dans un abus ou une dépendance à un produit. La théorie de l’apprentissage social de Bandura peut être considérée comme modèle explicatif dans le cas de parents consommateurs (INSERM, 2001). Il en est de même pour une consommation au sein de la fratrie, chez les frères et sœurs, par exemple (Galea & al., 2004). Ainsi, dans le cas de Larry, c’est l’ex-ami de sa mère qui l’a initié au cannabis à l’âge de 12 ans et demi en fumant avec lui et en lui offrant sa première plante. Cette consommation au sein du système familial est désapprouvée par la mère de l’adolescent; elle ne prend pas pour autant position clairement sur la question.
Le groupe de pairs a aussi une implication non négligeable dans le premier contact avec le cannabis: certains ados «s’y connaissent déjà», préparent le joint et le font passer entre eux en n’hésitant pas à expliquer «comment» fumer correctement pour en ressentir les effets. L’aspect renforçateur du groupe est un élément souvent relaté par les jeunes qui sont accompagnés à DEPART; ils ont souvent tendance à fréquenter des groupes de consommateurs (qui développent leurs propres pratiques, rituels et coutumes). Le continuum de consommation (à consulter en figure 1, ce tableau se rapporte à différentes substances psychotropes comme l’alcool, le cannabis ou l’héroïne: en addictologie, la réflexion se fait plus en terme de mode de consommation que de différenciation entre produits) montre bien le lien entre la typologie de consommateurs et les variables qui s’y rapportent (fréquence, contexte de la consommation, motivation à fumer, caractéristiques spécifiques et conséquences de la consommation). Pour Larry, ses amis deviendront rapidement des personnes elles-mêmes consommatrices. Plus tard, aux alentours de 16 ans, c’est ensemble qu’une partie de son groupe d’amis (composé aussi de plus âgés) va essayer de nouvelles substances (champignons hallucinogènes, cocaïne, héroïne, méthadone, divers solvants ou médicaments). Progressivement, Larry sera entouré exclusivement de consommateurs; son cercle ne comportant plus de personnes non consommatrices.
Comprendre l’installation d’une consommation régulière implique, comme nous l’avons montré, des facteurs sociaux et intrafamiliaux. A ces éléments s’ajoutent bien entendu des aspects individuels (troubles psychiatriques, processus de socialisation, facteurs de personnalité et tempérament, par exemple). Lucchini (1985, p. 140) affirme que: «[…] la toxicodépendance est un comportement appris qui résulte de la rencontre entre une drogue, un individu avec sa personnalité et un milieu social. […] Chaque élément de cette triade peut être considéré comme un système dont les parties interviennent dans la production de la toxicodépendance». Larry, vivant dans une famille monoparentale (parents séparés alors qu’il était très jeune), montre rapidement un caractère fort et turbulent. La mère fait donc appel à une consultation pédopsychiatrique. Larry y est suivi quelque temps: il en ressort que c’est un enfant au développement normal, un peu agité, et qui aurait besoin de davantage d’implication de la part de son père. Par ailleurs, la maman manifeste son besoin d’aide sans parvenir à entreprendre quoi que ce soit pour elle. Et c’est donc à 12 ans et demi que Larry est initié pour la première fois au cannabis comme nous l’avons déjà expliqué.
Lorsque la consommation devient régulière et problématique et qu’elle se révèle dans la structure familiale, les parents se retrouvent fréquemment déstabilisés avec une compréhension du problème où le «[…] jeune usager peut être placé en tant que patient désigné en position de bouc émissaire et cette fonction peut conduire à elle seule à des phénomènes d’exclusion et/ou à une escalade de la consommation» (Samaniego, 1999, p. 42). Pour Larry, cela a été un peu différent puisque c’est à l’âge de 17 ans que l’infirmière de son lieu de formation a fait appel à DEPART. Cependant, ses difficultés avec le cannabis avaient déjà été observées l’année précédente par des professionnels lors d’un préapprentissage, mais rien n’avait été entrepris ou proposé. Au moment de la demande à DEPART, le jeune est en train de perdre sa place d’apprentissage et a une forte consommation de produits psychotropes (principalement cannabis et alcool, avec prises de cocaïne par périodes). Sa mère ne supporte plus les consommations quotidiennes (cannabis et alcool) de Larry ainsi que son comportement jugé agressif et parfois violent. Larry est mis à la porte de la maison par sa mère et va s’installer chez sa copine (plus âgée et sans activité). Il perd finalement son apprentissage (en raison de ses arrivées tardives, voir ses absences le matin). La situation autour de la perte de la place d’apprentissage est compliquée à gérer pour le lieu de formation, en raison de la consommation abusive d’alcool de l’ancien maître d’apprentissage.
Lorsque l’accompagnement de Larry débute à DEPART, une prise de contact est effectuée (avec l’autorisation du jeune) avec la psychologue qu’il avait vu enfant (en consultation pédopsychiatrique). L’ambiance familiale peut donc jouer un rôle dans la pérennisation d’une consommation: «Un faible niveau d’encadrement, d’autorité et d’implication parentale, une attitude coercitive, injuste et incohérente de la part des parents, la perception par l’enfant d’un manque de proximité avec ses parents sont autant de facteurs de risque pour la survenue d’un abus que d’une dépendance» (INSERM, 2001, p. 81).
Pour Larry, au niveau relationnel, sa copine le quitte et s’en suit une période particulièrement difficile puisqu’il retourne chez sa mère avec une augmentation de ses consommations. En entretien, le jeune homme admet ne pas parvenir à contrôler ses consommations et vouloir les diminuer. Il n’y parvient pas et se montre très inquiet quant à sa santé et à son avenir. Des contacts réguliers sont effectués avec l’infirmière ayant fait la demande, un médecin et la mère. Le père, très présent au moment de la demande, manifeste ensuite moins d’intérêt. Il est d’ailleurs perçu par Larry comme un «grand enfant». Petit à petit, le jeune se remet de la rupture d’avec son amie. Il ne parvient toutefois pas à faire des démarches pour retrouver une place d’apprentissage malgré le soutien d’un conseiller aux apprentis. Concernant ses consommations, il parvient à les stabiliser. Il arrête de prendre tout produit autre que cannabis et alcool (il fume quotidiennement du cannabis et boit presque tous les jours de l’alcool). Il se fixe des objectifs qu’il ne parvient pas à mener à bien. Il arrête de fumer du tabac. Alors qu’il ne voulait absolument pas que nous prévoyions une rencontre avec ses parents, Larry accepte un entretien à trois avec sa mère; rendez-vous auquel il ne viendra pas. La mère, quant à elle, vient et manifeste un grand besoin de parler. Au niveau professionnel, un stage est proposé à Larry, mais il ne tiendra pas toute la semaine. Un contact est ainsi pris avec le conseiller aux apprentis et un second stage est organisé alors que la reprise scolaire a déjà eu lieu. L’intervenant de DEPART et Larry préparent ensemble le stage qui se déroule bien, avec la possibilité de poursuivre son apprentissage. Les entretiens à DEPART ont donc consisté à travailler sur les consommations de Larry (utilisation de la balance motivationnelle issue des techniques de l’Entretien motivationnel de Miller et Rollnick (1991) et Approche Centrée sur la Personne, par exemple). La mère a été orientée et s’est rendue à un groupe de parents. Avec l’aide d’un conseiller (lequel a su mobiliser les parents du jeune homme à certaines occasions), Larry retrouve une place d’apprentissage et accepte le soutien qui lui est proposé par les professionnels. Les quelques mois durant lesquels il s’est trouvé «en panne» (il s’est réfugié auprès de ses amis dont certains sont sans activité) ont permis à Larry de prendre conscience de ses difficultés, mais aussi de ses réelles aspirations et de, petit à petit, faire appel à ses ressources et de se responsabiliser. Le réseau (les différents professionnels en lien avec le lieu de formation, le médecin généraliste, DEPART) autour de lui s’est constitué et organisé avec un souci de cohérence, en essayant de mettre en place une bonne communication et surtout en tenant compte des besoins du jeune homme (exprimés plus ou moins clairement par celui-ci).
Nous constatons aujourd’hui une augmentation du mésusage de substances psychotropes à l’adolescence, notamment de cannabis et d’alcool. Une consommation problématique de cannabis s’inscrit dans une phase précise de la «carrière» de fumeur et différents aspects inter et intra-individuels y concourent. Les conséquences négatives qui y sont parfois liées entravent le processus d’adolescence, notamment l’impact sur les apprentissages. Face à cette problématique, le réseau de prise en charge existant reste peu équipé. Le projet-pilote DEPART propose ainsi d’améliorer le repérage, l’accompagnement et la prise en charge d’adolescents qui, comme Larry, présentent une consommation de substances jugée problématique en renforçant le lien médico-social et la cohérence à long terme des suivis proposés.