décembre 2005
Pierre-André Michaud et Isabelle Chossis, Unité multidisciplinaire de santé des adolescents, CHUV, Lausanne
Les enquêtes réalisées auprès des adolescents, tant en Suisse qu’à l’étranger, donnent une bonne idée de l’évolution de la consommation de substances psychoactives par les adolescents et ne laissent place à aucun doute: depuis deux décennies, la consommation de ces substances et notamment de cannabis a augmenté 123, et nous avons démontré, dans un travail à paraître, que l’âge d’entrée dans la consommation a nettement diminué depuis dix ans. D’ailleurs, les autorités sanitaires européennes considèrent qu’il s’agit d’un problème de santé publique important, notamment dans les pays de l’Europe de l’Est 4. En dépit de la prudence qui est de mise dans les comparaisons internationales 5, on peut probablement affirmer que la Suisse connaît l’un des taux de consommation de cannabis les plus élevés d’Europe 2. Par ailleurs, il semble bien que les jeunes qui fument du cannabis soient aussi des consommateurs d’alcool, même si l’usage n’a pas lieu au même moment et pour les mêmes raisons. En d’autres termes, l’idée selon laquelle il existerait des jeunes qui consomment de l’alcool et d’autres du cannabis est probablement fausse 6.
Il est évidemment essentiel de se souvenir que la majorité des consommateurs de cannabis sont des expérimentateurs ou des usagers récréatifs. Il est donc important de distinguer différentes modalités d’usage. Les critères du DSM IV 7 sont difficiles à appliquer dans les enquêtes à large échelle et les études transversales (enquêtes scolaires), qui se contentent habituellement de mettre en évidence diverses formes de consommation en fonction de critères simples (fréquence, quantité) 8. Les renseignements qu’on peut tirer de tels sondages restent relativement limités et permettent avant tout, pour autant qu’ils se répètent, à mesurer l’évolution de la situation d’une décennie à l’autre. Il est donc important de disposer d’études longitudinales, mesurant l’évolution de ces consommations en cours d’adolescence, surtout à une période de la vie durant laquelle les changements d’environnement et de conduite peuvent survenir rapidement. Nous disposons de quelques études de cohorte étrangères qui permettent de se faire une idée de la progression de l’usage de substances dans divers sous-groupes de jeunes. Ainsi, Windle ((Windle M, Wiesner M. Dev Psychopathol. 2004 Fall;16(4):1007-27.)) met en évidence quatre groupes de consommateurs, les expérimentateurs, qui se contentent de quelques consommations occasionnelles durant leur adolescence, les gros consommateurs, dont la consommation diminue progressivement en cours d’adolescence, les petits consommateurs qui deviennent de gros consommateurs et enfin les jeunes qui consomment beaucoup de cannabis durant toute leur adolescence. C’est, selon cet auteur, dans ces deux derniers groupes que se recrutent les futurs adultes dépendants de substances. D’autres études longitudinales ont cherché à mettre en évidence les facteurs qui prédisent l’entrée dans des conduites persistantes de dépendance et d’abus 910111213. Les deux facteurs qui émergent comme les plus significatifs sont l’âge auquel a lieu la première consommation de cannabis et surtout l’importance de la comorbidité 14, soit d’une pathologie psychiatrique associée, comme un état anxieux ou un état dépressif par exemple. Mais il est évident que d’autres facteurs, comme l’environnement familial, jouent également un rôle important 151617. Ce que nous ne savons pas cependant, c’est dans quelle mesure ces études conduites presque toutes en pays anglo-saxons s’appliquent à notre pays. Nous ne savons pas non plus dans quelle mesure elles restent valides dans le temps: en effet, les articles de cohorte qui paraissent actuellement portent sur des individus qui étaient adolescents il y a une dizaine ou une quinzaine d’années, et les modes de consommation et le climat social ayant passablement évolué depuis, il est possible que le déterminisme de la consommation problématique de substances ait lui aussi évolué.
Une autre question qui reste débattue est celle de la théorie dite du gateway 1819, selon laquelle les jeunes s’engageraient de façon progressive dans diverses formes de consommation de substances. Cette théorie admet que les adolescents débutent leur trajectoire de consommation avec des drogues légales (nicotine, alcool) et que seul un pourcentage des utilisateurs passe progressivement vers l’usage de drogues illégales, d’abord le cannabis, puis les drogues de synthèse. L’usage de drogues douces serait donc le passage obligé vers les drogues dures, mais seule une minorité de jeunes concernés passeraient au stade suivant. Cette théorie est actuellement remise en question: ainsi, beaucoup de jeunes débutent par l’usage de cannabis puis deviennent des utilisateurs de cigarettes 20, inversant ainsi la porte d’entrée vers des substances illégales 21. Il reste à savoir l’influence qu’auront ces nouveaux patterns d’utilisation de substances sur le devenir à long terme de ces jeunes. Il reste aussi à déterminer comment tenir compte de ces nouvelles tendances dans la mise en place de traitements et de suivis. Par exemple, comment mettre en place des programmes d’arrêt de la consommation de cigarettes pour des jeunes qui fument des joints en mélangeant le cannabis au tabac?
Dans un travail récemment paru 22, nous avons montré à travers une recherche qualitative que bien des adolescents de nos jours ne considèrent plus le cannabis comme une drogue. Ils laissent volontiers entendre que le tabac est nettement plus dangereux, alors que l’usage, même relativement régulier, de cannabis ne comporterait guère de risque. A l’évidence, ce message, parfois relayé par les médias, certains professionnels ou même le monde politique, mérite d’être nuancé. De nombreux travaux ont été récemment consacrés à cette thématique. Ils sont notamment consignés dans un récent ouvrage de synthèse publié par l’INSERM 23. Force est d’admettre qu’à l’heure actuelle, à côté de quelques certitudes, il subsiste certains doutes quant aux effets propres du cannabis sur la santé 24.
Nous disposons depuis quelques années de quelques instruments de dépistage de sujets à risque de mésusage de substances psychoactives. Ces tests brefs, validés, peuvent constituer une aide pour les professionnels confrontés à des jeunes en situation de risque pour lesquels il faut décider d’une évaluation approfondie de leur fonctionnement et de leur usage de substances. Les deux plus connus sont le CRAFFT et le DEP-ADO 373839. Cette panoplie peut être complétée par des instruments permettant une investigation détaillée des modalités de l’usage de substances et de la situation du jeune, comme l’ADAD (Adolescent Drug Abuse Diagnosis 40. Il reste que l’utilisation de tels instruments, de même que l’aménagement de conditions propres à faciliter le contact avec l’adolescent, reste souvent problématique 41. Un gros effort de formation des professionnels de première ligne doit être consenti si l’on veut pouvoir identifier correctement, dans notre pays, les adolescents qui ont besoin d’un appui spécifique. Le risque dans ce domaine est double, celui d’étiqueter à tort un consommateur récréatif comme adolescent à risque», comme celui de ne pas repérer à temps celui qui est engagé dans un usage problématique, voire un abus ou une dépendance.
Par ailleurs, les modalités d’intervention auprès de jeunes adolescents faisant un usage problématique de cannabis sont loin d’être balisées. Nous possédons quelques évidences, toutes récentes, que des interventions brèves, même uniques, visant à la réduction des risques, chez des adolescents ayant dépassé le stade de l’expérimentation, ont une certaine efficacité, qu’elles soient conduites individuellement 42 ou en groupe 43. De plus, un programme visant à sensibiliser des médecins de premier recours à l’approche et à la prise en compte des usages problématiques de substances peut avoir un certain impact 44. Il reste que la dissémination à plus large échelle de ce type d’intervention n’a pas encore été investiguée. Par ailleurs, on ne sait pas non plus très bien s’il importe de se centrer sur un seul produit ou s’il faut cibler l’ensemble des produits, bien que l’article déjà cité 42 suggère que c’est cette seconde solution qui devrait sans doute être choisie.
Un certain nombre d’usagers de cannabis sont engagés dans des consommations très problématiques, qui ont des conséquences sur leur parcours scolaire et professionnel, les mettent hors la loi ou en conflit avec leur milieu. Des travaux, à nouveau anglo-saxons, ont testé différents modèles et approches 4546 combinant habituellement des entretiens de groupe, sous une forme assez intensive (par exemple, un entretien par semaine pendant douze semaines) et des interventions auprès de la famille, s’inspirant des modèles cognitivo-comportementaux. Il semble actuellement admis que l’inclusion de la famille dans le traitement est une condition essentielle pour le succès de la prise en charge 47. Il reste cependant beaucoup de questions posées: quelle est la place de la psychothérapie individuelle pour des sujets spécialement vulnérables du point de vue psychiatrique? Comment choisir, en fonction des caractéristiques des sujets, le mode d’approche le plus pertinent? Comment utiliser de façon optimale les ressources du réseau de soin et d’appui socio-professionnel? Les expériences faites aux Etats-Unis sont-elles valables en Suisse? Autant d’interrogations auxquelles il importera à l’avenir de tenter de répondre, à travers par exemple des programmes pilotes tels que DEPART (décrit dans ce numéro) ou SUPRA-F 48 ou l’expérience pilote MDFT (Multidimensionale Familientherapie für Jugendliche mit Cannabis-Problemkonsum), soutenue par l’OFSP, et mise en place récemment en Suisse orientale.
Il existe dans ce domaine bien des malentendus. De façon un peu schématique, on pourrait dire que beaucoup d’adultes parlent de prévention des drogues en imaginant qu’il faut viser à l’abstention de l’usage de toute drogue illégale. Par ailleurs, ces mêmes interlocuteurs passent volontiers sous silence le fait que l’usage problématique d’alcool (le «binge drinking») soit un problème tout aussi lancinant que l’usage de substances illégales. En d’autres termes, l’objectif des mesures de prévention est loin de faire l’unanimité, puisque certains souhaitent lutter contre toute forme d’usage de drogue par les adolescents, alors que d’autres, tenant compte de la prévalence de l’expérimentation à cet âge, proposent une centration des interventions sur le mésusage de substances. On peut grossièrement distinguer trois formes de prévention: la prévention ciblant l’usage, le mésusage ou l’abus de cannabis, des activités de promotion visant à augmenter le bien-être et à «immuniser» dans une certaine mesure les jeunes par rapport à un mésusage et enfin les mesures sur le cadre de vie, notamment législatives. Une quantité de travaux ont été publiés sur la question de la prévention de l’usage/du mésusage de cannabis en milieu scolaire et il est impossible de les énumérer. De récentes méta analyses, réalisées principalement aux États-Unis 495051, confirment la relative inutilité de mesures ponctuelles comme les conférences aux élèves ou, pire, des interventions centrées sur les dangers des produits et mettent en évidence l’efficacité d’interventions répétées se centrant sur les compétences de vie, et animées soit par des professionnels dûment formés, soit par des jeunes pairs. Les programmes les plus efficaces 52 sont habituellement ceux qui ciblent de façon globale les consommations, qui proposent des abords pédagogiques variés, qui sont sous-tendus par un modèle conceptuel cohérent (par exemple le modèle trans-théorique de préparation au changement) 5354, qui prennent en compte le contexte économique et culturel et qui favorisent la mobilisation des ressources personnelles (la résilience). De plus, un facteur décisif semble être la répétition dans le temps de telles actions, certains auteurs n’hésitant pas à parler d’un effet dose-dépendant 55. De ce point de vue, un gros travail de sensibilisation reste à mener auprès des établissements scolaires dont certains peuvent donner l’impression de mettre sur pied des actions coup de poing plutôt pour se donner bonne conscience. Par ailleurs, force est de reconnaître que les évidences que nous possédons dans ce domaine proviennent avant tout des pays anglo-saxons et qu’il est fort possible que certains des constats dont fait état la littérature ne soient pas directement valides et applicables dans le contexte helvétique.
Un abord très prometteur et plus récent de la prévention de l’usage/du mésusage de substance est celui de la promotion de la santé. L’Organisation mondiale de la santé soutient un programme d’école promotrice de la santé 56, dont l’objectif est d’inciter les directions et le corps enseignants à réfléchir aux moyens d’améliorer le climat d’établissement, les conditions de travail, les échanges maître-élèves, la participation des jeunes voire de leurs parents à la vie de l’établissement. Nous possédons fort heureusement de données solides en provenance d’Australie qui démontrent que cette approche non spécifique en milieu scolaire a un impact à long terme sur les consommations des élèves 57. Il reste à savoir dans quelle mesure les autorités scolaires et administratives de nos cantons soutiendront une telle vision et lui donneront les moyens de ses ambitions. Un tel modèle présuppose en effet l’implication active de la direction de l’établissement et donc une étape de concertation de façon que le corps enseignant adopte une attitude cohérente face à la question des substances psychoactives 58. Par ailleurs, s’agissant de jeunes de plus de 15 ans, on ne saurait mésestimer l’impact négatif de l’absence de perspectives en matière de formation et d’emploi, et nous avons démontré avec d’autres 59 l’influence positive que peut avoir sur la consommation de substance une reprise professionnelle après une rupture d’apprentissage.
Plus globalement, il est vraisemblable que le flou qui entoure le discours public sur l’usage de cannabis, de même que la manière inégale dont la loi est appliquée, entretiennent dans notre pays des ambiguïtés dont les adolescents pâtissent. Il est important de ne pas se lancer dans une chasse aux sorcières inutile et inefficace, en prohibant de façon radicale toute forme de consommation de cannabis 6061; de la même façon, il est probablement sain que soit portée sur la place publique la question de la dépénalisation de l’usage du cannabis. Il reste que trop d’adultes et de professionnels tendent à minimiser l’impact éventuel du mésusage de cannabis par de jeunes voire de très jeunes adolescents. Il serait temps que les médias, les autorités, transmettent aux jeunes un message clair sur les conséquences potentielles de l’usage de cannabis sur leur santé et leur parcours professionnel. Il serait utile que puissent collaborer, à l’échelon de communautés locales, les différents partenaires engagés dans cette problématique 62, soit la police, les juristes, les enseignants, les professionnels du secteur social et sanitaire, et des représentants des autorités et des communautés culturelles. Il serait souhaitable que soient transmises aux adolescents, au-delà des informations et conseils ciblant le cannabis, des questions propres à les interpeller sur le sens qu’il souhaitent donner à leur vie, les valeurs qu’ils veulent privilégier. Il serait temps aussi de réaliser que c’est en aménageant un cadre de vie positif aux jeunes et en leur donnant des raisons d’espérer que l’on luttera efficacement contre le mésusage du cannabis et contre toute forme de dépendance et d’addiction.