décembre 2005
Christine Meier et Eric Moser, Antenne régionale biennoise du Réseau Contact Groupement bernois d'aide en matière de dépendance, Bienne
À Bienne, cette chronique commence au début des années 1990 avec l’apparition de quelques premiers magasins de produits dérivés du chanvre. À l’instar de ce qui se passe dans d’autres régions de Suisse, ces magasins proposent aussi des sachets odorants voire des coussins thérapeutiques. Cette tendance nationale a joué un rôle important dans le développement de ces commerces. Si le mythe des sachets odorants n’a pas tenu longtemps, le premier projet de révision de la loi fédérale sur les stupéfiants (LStup) mis en consultation à la fin des années 90 a sans doute contribué à un certain espoir de changement, dans notre région en tout cas. Pour rappel, cette première mouture des projets de révision mentionnait sur cette question un possible principe d’opportunité, par voie d’ordonnance: «il s’agit notamment de déterminer les conditions auxquelles la culture et le commerce (de chanvre) pourraient être tolérés et comment l’exécution devrait être organisée» 1.
Ce flou a contribué à ce que deux dynamiques contradictoires se dégagent. D’un côté, le commerce de chanvre et le nombre de magasins se développent de manière impressionnante, sans commune mesure avec une demande locale « raisonnable »: il a été dénombré en 2002 près de 40 magasins de chanvre, mais aussi une douzaine d’installations de culture « indoor » les alimentant par exemple «d’un cannabis appelé “Alpenrock » (…) particulièrement prisé des consommateurs à cause de sa très haute teneur en THC» 2. De l’autre, on a constaté une levée de boucliers de la part de parents, d’instituteurs et d’autres bien-pensants, une multiplication de dénonciations non seulement par la police mais par des services douaniers aussi – ces dernières liées au fait qu’une telle offre attirait une demande jusqu’en France voisine. Toutes ces réactions ont entraîné une volonté de réponse de la part des autorités locales.
Ces deux processus ont subi chacun à leur façon une sorte de décantage. Pour le premier, une dizaine de gérants de ces magasins se sont retrouvés – à l’initiative de notre institution – autour de réflexions éthiques et d’applications pratiques, nous y reviendrons. Pour les autorités, tout un imbroglio juridique a dû être clarifié avant qu’une campagne de fermeture des magasins puisse véritablement être lancée. La non-entrée en matière du Conseil National lors du dernier projet de révision de la LStup a sans doute servi à appuyer de manière idéelle cette campagne. Mais, si l’expérience biennoise a pu durer jusqu’à la toute fin 2004, c’est avant tout un vice dans les procédures judiciaires cantonales et le temps qu’il aura fallu pour y pallier qui l’aura permise; d’une motion déposée en février 2003 3 à sa traduction par ordonnance y répondant, entrée en vigueur le 1er septembre 2004.
La rencontre déjà mentionnée d’une dizaine de gérants de magasins de chanvre a laissé entrevoir une perspective prometteuse. En effet, si tous les magasins sur la place, dans un esprit plus ou moins lucratif, partageaient une détermination à vouloir normaliser l’usage du cannabis, les premiers mentionnés ont spontanément répondu à notre invitation pour réfléchir plus attentivement à ce qu’ils faisaient. Ils comprenaient que tout ne pouvait pas se faire n’importe comment. De notre côté, nous avions déjà une bonne expérience par nos collègues de Berne du Réseau Contact et leurs discussions avec l’association « Coordination suisse du chanvre » 4.
Ainsi, dès le début des années 2000, lors de plusieurs séances de travail communes, ces gérants sont tombés d’accord sur la définition d’un code éthique et sur la nécessité que chaque membre du personnel de magasin suive un cours dispensé par nos soins afin de faire comprendre et appliquer les points suivants 5 touchant la vente de chanvre « récréatif »:
Pas de vente aux personnes de moins de 18 ans, sur présentation de pièces d’identité
Une interdiction de publicité directe, ou indirecte pour des produits liés si tel chanvre est disponible au même endroit
Prévention: un avis sur les risques de consommation est étiqueté sur chaque emballage de chanvre vendu; mise à disposition ostentatoire dans le magasin de matériel de prévention et d’information de centres de consultation spécialisés
Pas de vente à des clients ne disposant pas de permis d’établissement en Suisse
L’obligation de tenir une comptabilité commerciale de ses activités
Une limitation de vente de quantité à 50.- francs par jour et par personne.
Un système de contrôle externe devait se mettre en place, lié à des sanctions voire une exclusion en cas de non-respect de ces règles. Un septième point se discutait mais ne pouvait pas être assuré alors: celui d’une garantie de provenance et de qualité.
Les avantages découlant de cette initiative sont nombreux. D’abord la vente de chanvre « récréatif » quittait la rue, le marché noir et la promiscuité avec d’autres produits psychotropes plus délicats à l’usage. Ensuite et soutenu par les vendeurs déjà, les mineurs étaient clairement sensibilisés au fait que l’usage de cannabis en phase de développement et d’apprentissage comporte des risques particuliers. Plus largement, les efforts de prévention et de coercition pouvaient se concentrer au profit des jeunes. L’interdiction de publicité était même avant-gardiste en regard à ce qui se discute encore aujourd’hui pour le tabac. Pour ceux des consommateurs qui pouvaient rencontrer des difficultés, une information et un accès facilité étaient possibles avec les centres d’aide spécialisés. L’interdiction de vente à des personnes non résidentes en Suisse et la limitation de quantité pour enrayer des volontés de revente facilitaient une défense d’un modèle tolérable en lien avec les conventions internationales. Pour finir, l’obligation de tenue d’une comptabilité entraînait aussi le paiement d’impôts et de taxes appréciables (il était reconnu que ces magasins pouvaient faire plusieurs milliers de francs de chiffre d’affaire par jour). De tels revenus eurent pu être d’ailleurs plus directement voués aux efforts de prévention, à l’exemple de la dîme de l’alcool.
Ce modèle aurait été d’ailleurs compatible avec l’esprit du premier projet de révision de la LStup déjà rappelé. Ce projet parlait aussi d’une dépénalisation générale de la consommation. Le tout contribuait à une nouvelle crédibilisation de nos lois. En effet, et ainsi que cela a été souvent relevé, lorsqu’une loi est autant bafouée que la LStup en lien avec la question du cannabis, c’est tout notre appareil législatif qui est mis en doute.
Il est vrai que nous jugeons ce modèle praticable. Quid alors de la question de la teneur en substance active, le THC (tétra-hydro-cannabinol). Sur cette question, la lecture de textes d’un des premiers spécialistes à soulever le débat, le docteur Werner Bernhard 6, chef de la Division de chimie et toxicologie judiciaire de l’Institut de médecine légale de l’Université de Berne, permet de mieux comprendre le quiproquo actuel. Oui, la teneur en THC de fleurs de chanvre sélectionné augmente, d’autant plus en culture « indoor ». Mais cette teneur n’a fait que rejoindre celle de la résine de cannabis (haschisch), l’huile de haschisch pouvant encore toujours battre tous les records. (Taux en THC d’échantillons d’herbe provenant de culture « outdoor » ou « Indoor » entre 4 et 27%, de haschisch entre 7 et 25%, quant à l’huile – plus rare – un taux de 60% a été mesuré. Toutes ces analyses ont été faites en 2002, sur plus de 2000 échantillons) 7.
Ces analyses montrent surtout les travers liés à cette situation non réglementée, notamment la différence en teneur du produit psychotrope – parfois mortel en ce qui concerne l’héroïne – et aussi, pour la culture « indoor » notamment, le large désintérêt pour des analyses de teneurs en pesticides et autres produits chimiques d’utilité quelconque, un contrôle tout à l’avantage des consommateurs.
Aujourd’hui, nous pouvons observer plusieurs conséquences plus ou moins directes de la campagne de fermeture des magasins de chanvre lancée cette année 2005 par les autorités. D’abord, il est vrai que le « tourisme » lié au cannabis a diminué: des voitures avec plaques d’immatriculation françaises en recherche de fournisseurs ne sont plus visibles, même si un petit nombre de points de vente continuent toujours d’exister. Ces derniers sont plus ou moins « camouflés » derrière des vitrines qui prétendent vendre d’autres produits ou ont des heures d’ouverture très limitées, connues souvent uniquement de leur clientèle de confiance. Ce qui est plus préoccupant à Bienne, c’est que le marché du chanvre a en grande partie passé des mains de personnes et de magasins connus (par la police aussi) à des sphères non identifiées, composées de personnes au statut légal peu clair.
De plus, et ainsi que cela a aussi pu être constaté en villes de Thoune ou de Berne où la totalité des magasins de chanvre « officiels » a été fermée, la consommation de cannabis en général ainsi que particulièrement celle des jeunes n’ont pas diminué. Au contraire, l’absence de magasins de chanvre déclarés nous fait retourner progressivement à la situation des années 80-90 où le marché du cannabis, de l’héroïne et de la cocaïne se mélangeaient, ce qui représente un risque supplémentaire certain pour les jeunes en recherche uniquement de cannabis. Ainsi, nos travailleurs de rue ont dû constater la présence de jeunes en recherche de cannabis aux alentours de lieux où se déroule le marché de la cocaïne, de l’héroïne et des médicaments, ce qui n’était plus le cas durant des années. Si l’existence d’un certain nombre de magasins de chanvre permettait la vente canalisée et en même temps un travail d’information, de sensibilisation et de prévention ciblé, la situation actuelle nous rend cette tâche très difficile. Nous vivons donc une fois de plus les difficultés d’une situation incohérente entre la réalité et la législation. Ce qui rend très difficile la concentration de nos efforts en vue de la protection des mineurs.
L’ambiguïté qui caractérise depuis plus de deux décennies le débat autour de la consommation du chanvre caractérise également les signaux indicateurs pour le développement des positions futures.
Les professionnels défendent toujours la dépénalisation de la consommation ainsi que la réglementation de la production et de la vente du cannabis. Mais la plupart d’entre eux renoncent à traiter ce sujet comme une priorité du fait du manque de soutien politique actuel. La « letter of intent » du GREAT et du Fachverband Sucht en témoigne. Soutenue par une vaste représentation politique aux niveaux fédéral, cantonal et des villes ainsi que par des associations et institutions professionnelles, elle déclare la volonté de mettre en pratique une politique de la drogue modérée qui priorise, dans un premier pas, une révision partielle de la LStup, soit l’ancrage dans la loi de la politique des quatre piliers, des traitements avec prescription d’héroïne, ainsi que le rôle de coordination de la Confédération. Ultérieurement seulement, et sans mêler les sujets pour ne pas mettre en danger l’acceptation des autres points susmentionnés, elle demande une clarification de la question du cannabis dans le sens d’une réglementation qui renforcerait la cohérence législative nationale et la protection de la jeunesse. Le Réseau Contact soutient cette stratégie tout en se demandant si des préparatifs pour une réglementation de la vente du chanvre, menés en parallèle mais bien séparément, pourraient vraiment mettre en danger l’objectif prioritaire. Sur cette question, l’on peut avoir des avis partagés. Le Conseil Exécutif du Canton de Berne par exemple proposera au Grand Conseil l’approbation d’une motion d’un membre UDC qui demande de stopper d’éventuels futurs projets qui aurait comme but la réglementation de la vente du cannabis, tout en sachant que la Direction de la santé publique et de la prévoyance sociale s’était, elle, prononcée auparavant en faveur d’une réglementation spécifique de cette vente.
Par ailleurs, les professionnels en lien quotidien avec la pratique et certains milieux politiques sont convaincus qu’il y a une nécessité d’agir et qu’il faut maintenir des espaces pour la réflexion autour de modèles possibles. Ainsi nous percevons des signaux prometteurs: une motion soutenue par la majorité du parlement de la Ville de Berne demande au Conseil Communal l’application d’une politique du chanvre plus ouverte. Les motionnaires exigent que les magasins de chanvre soient tolérés à condition qu’ils respectent des règles telles celles du modèle susmentionné, mais également que la police et les autorités considèrent la consommation des produits de chanvre comme une réalité sociale et cessent de la diaboliser 8. A Bienne, le parti des Verts a également déposé une motion avec des demandes semblables en insistant sur la prévention, l’intervention précoce et sur la dépénalisation de la consommation. La réponse du Conseil Municipal est attendue pour la fin de cette d’année.
Qu’est-ce que cela signifie dans la pratique, pour les jeunes consommateurs et les centres spécialisés pour les questions de dépendances? Nous retrouvons-nous à la case départ? C’est bien notre impression, avec en plus le sentiment de devoir laisser passer quelques tours dans ce jeu de l’oie particulier. Attendre que les autres sujets de la révision de la LStup soient acceptés par le Parlement. Ou rêver à des expériences locales à travers une ordonnance fédérale particulière? Il nous semble en tout cas devoir continuer à préparer le terrain de manière convaincante et concertée pour entamer une prochaine étape inévitable à nos yeux. Et c’est bien à nous aussi de ne pas laisser sombrer ce thème dans la dichotomie que nous observons et vivons tous les jours.