décembre 2005
Viviane Prats, collaboratrice à Rel'ier, Lausanne
Pendant l’automne 2002 et jusqu’en juin 2004, la question de la consommation de cannabis des adolescents a fait la une des manchettes des journaux, au travers de nombreux messages contradictoires et alarmistes portant sur l’augmentation du taux de THC, les saisies record de production clandestine et enfin les prises de position des partisans ou des opposants à la modification de la LStup, en particulier sur la question de la dépénalisation de la consommation de cannabis.
Aujourd’hui, cette question n’occupe plus aussi souvent le devant de la scène médiatique. Elle demeure toutefois complètement dans l’actualité, celle des parents, des professionnel-l-e-s de l’éducation et des jeunes.
Largement démontrée dans l’ensemble des enquêtes épidémiologiques 1, cette consommation, entre autres 2, a tendance à se banaliser.
Les progrès impressionnants des neurosciences 3, enregistrés ces dernières années, nous sont utiles pour comprendre ce qui se joue dans la neurobiologie des addictions, des rapports entre le cerveau humain et les substances psychoactives. Ces explications sont sans nul doute aussi fascinantes qu’essentielles aujourd’hui pour comprendre l’action des substances et pouvoir un jour agir sur ces consommations.
La majorité des études qui abordent la question des consommations de substances psychoactives, et en particulier celle qui nous intéresse ici – le cannabis – sont avant tout épidémiologiques et médicales. C’est important, certes, mais toutefois la question est complexe et ne peut se réduire à ces seules dimensions. Il est important de souligner que sont peu nombreux malheureusement les travaux qui permettent de faire une analyse compréhensive d’un point de vue sociologique de ce phénomène. Des recherches comme celles entreprises par Sophie Le Garrec 4, qui prennent en compte les fondements sociaux et culturels de ces comportements, restent marginales. Comprendre ce qui se joue entre un individu et un produit, nous le savons tous depuis fort longtemps, ne peut être retranché de son contexte.
Il est donc indispensable de prendre en compte ce dernier, pour pouvoir expliquer ce qui est démontré par les épidémiologistes, c’est-à-dire à la fois la baisse importante de l’âge de la première expérimentation, la banalisation de ces consommations et le développement de polyconsommations. Les thèses du sociologue Alain Ehrenberg 5, mises en évidence dans Le culte de la performance et dans L’individu incertain, permettent de ce point de vue un éclairage intéressant. Le devoir de faire face aux exigences d’excellence de plus en plus nombreuses, dans cette société compétitive du libéralisme triomphant, qui attend de l’individu un surinvestissement quasi impossible à réaliser. La fonction de l’utilisation des substances permettant d’avoir un moyen d’action sur soi et de résoudre les tensions inhérentes à ce système.
«Les contraintes de vie se font plus lourdes, le système de protection sociale est moins efficace, il n’y a pas d’autres possibilités que de s’intégrer. Comme tout cela accentue le souci de multiplier son individualité, de se dépasser constamment pour rester dans la course, les drogues ont tendance à devenir une pratique d’auto-assistance. Elles sont aujourd’hui un artifice de masse permettant d’alléger le poids que nous devenons pour nous-mêmes dans des rapports sociaux qui exigent de plus en plus que chacun se fonde et se contrôle lui-même. Aujourd’hui, la question des drogues doit dans une large mesure être interprétée en fonction de ce poids croissant que chacun est pour lui-même. Il est le moteur d’une quête de la relation à soi et à l’autre qui trouve son expression dans la recherche généralisée de sensations permettant de se désinhiber en se stimulant ou en se calmant» 6.
Ces propos semblent parfaitement illustrés par les témoignages des jeunes et ce qu’ils nous disent de leurs rapports aux produits.
«De toutes façon je n’ai rien de mieux à faire que de fumer des bédos, je me fais trop chier, je galère mais personne ne me veux» 7.
« Quand je fumais tous les jours je traînais dehors, je voyais plus de gens, mais ça ne prenait pas toute la place dans ma vie. C’était un aspect de ma vie. On vivait différemment mais il n’y avait pas que ça. J’étais pété dans ma tête mais je faisais tout ce que je fais aujourd’hui. Quand je fume je vois les choses de plus loin; je suis moins stressée, ça me stimule à rire, à me détendre: Je n’ai pas une sale image de moi. Ça fait partie de ma jeunesse de mon adolescence. Je ne regrette pas que ça se soit passé. J’ai compris des choses à cause de ça. L’esprit se développe. Ça m’a apporté plus de confiance en moi. Ça aurait été un manque si je n’avais connu ça. Bien sûr si je pouvais j’enlèverais l’année en surconsommation, mais on ne sait pas changer les choses c’est impossible 8.»
Prendre en compte le point de vue des jeunes et ce qu’ils transmettent de leurs relations aux produits psychotropes est une démarche indispensable pour pouvoir mettre en place non seulement des stratégies préventives, mais aussi des approches de prise en charge efficaces.
Le site internet Ciao remplit cette double fonction d’être, à la fois, un outil de prévention et une mine d’or précieuse pour récolter de l’information sur ce que les jeunes disent de leurs rapports aux drogues.
Sur ce site, de janvier à septembre 2005, 331 questions ont été posées dans le thème drogues, 113 d’entre elles concernaient le cannabis, soit environ un tiers des questions. Dans ce site, pas de faux-semblants, les questions sont directes, parfois dures, souvent émouvantes, elles sont sans conteste le reflet de la réalité vécue par les adolescents qui les posent.
«Salut à tous 9
Je consomme régulièrement le cannabis, et en même temps je suis des études gymnasiales. Je les réussi plutôt bien, mis à part quelques branches que je hais.
Malheureusement ma famille ne comprend pas cette acte, de plus celle-ci ne veut rien en savoir. Je me suis déjà fait épingler à deux reprises mais je n’ai pas arrêter. Je fume parce que j’ai plaisir à fumer. Un joint n’est pas une issue de secours, mais un petit moment de plaisir. Je sais parfaitement ce que je ferais plus tard et je m’en donnerai les moyens, je suis actif dans ma vie peut-être trop…Mes proches m’ont dit avoir changé, car je suis facilement émotif. Mais ce qu’il ne comprenne pas trop, c’est que ma famille me pèse. J’ai plusieurs frères et sœurs, et je suis neuf fois oncle. A 17 ans ça va trop vite, mes frères sont plus agé de 10 ans avec le plus proche. Mes parents déjà sexagénaires, et moi encore ados. Je n’aime pas ces situations, et la canne en plus amène un tabou. Ma mère se fie a femme actuelle, mon père à la lois suisse et moi à mes sensations. Tout est incompatible, je ne sais pas trop comment réagir. Comme si ma famille me voyait mal à cause de l’herbe, alors que le mal est en quelques sorte la famille, mais ça je n’arrive pas toujours à le formuler….
Comment faire comprendre à mes parents que ça ne pose pas de problèmes?»
«Hello,
Je fume des joints de temps en temps dans le local à un pote, sans abuser et tout, et quelqu’un a dit à mes parents que je fumais tout le temps et que je dealais tout le temps, le gros bordel quoi!
Alors je me tue à leur expliquer que je ne fume pas régulièrement, que si je veux je peux arrêter, que je ne deal pas. Et ils ne me croient pas du tout. Or je ne vois pas du tout pourquoi j’arrêterais de fumer puisque j’aime bien ça et que ça fait déjà deux ans. Je fais de bon résultats au cours je vais bien je fais du foot, je ne manque ni de concentration ni de physique, je ne manque pas de mémoire non plus. Je n’arrive pas à leur faire comprendre que ce n’est pas pire que mon père qui boit tous les soirs peut-être un ou deux ricard et peut-être encore une bière, comment puis-je faire?
Merci et c’est bien ce que vous faites pour les gens en leur répondants et en les conseillant Bye.»
La majorité des jeunes découvre les produits psychotropes et le cannabis en particulier comme une expérience qui leur donne une identité, une appartenance. Les effets du produit leur apportent un sentiment de plaisir et de détente. Ils recherchent au travers de ces consommations des sensations nouvelles, une modification des perceptions, le sentiment de s’évader de la routine. Le produit permet une rupture avec le quotidien, avec les exigences sociales fortes et l’obligation de réussite et d’excellence.
C’est donc avant tout un renforcement positif. Nier cette expérimentation est une attitude contre-productive. La majorité d’entre eux resteront des expérimentateurs, ne l’oublions pas.
Entre banalisation et dramatisation, il y a sans doute un juste milieu. La part de l’équilibre si difficile à maintenir dans ce débat passionné.
Devant ce constat, il est indispensable de rester attentifs et de développer des stratégies différenciées en fonction des modes de consommation. Pour les adolescents qui vont entrer dans une consommation problématique, il est essentiel de pouvoir apporter des réponses rapides et précoces, comme c’est le cas dans le projet Départ (décrit dans ce numéro de Dépendances).
Mais la mise en place des réponses spécifiques individuelles ne doit pas nous faire perdre de vue ce qui se joue dans ces moments-là. Au-delà de la question même de la consommation, de ses effets et des réponses individuelles, il est aussi essentiel de garder en mémoire la question du collectif, des jeunes et de leur insertion dans la société.
Il est aujourd’hui impératif, pour permettre de développer des actions préventives efficaces, de ne pas faire l’impasse sur ces questions essentielles, celles que nous renvoient les jeunes sur leurs consommations, mais aussi sur celles du monde des adultes. Ni sur ce que les adolescents nous disent de leurs rapports aux produits, de leurs rapports à la société et ce qu’ils nous renvoient en miroir de la place que la société leur octroie.
Il faut prendre en compte les paramètres médicaux et psychologiques, mais sans oublier les aspects sociologiques. La sociologie des drogues nous démontre à quel point les tentatives d’explication et les modèles de compréhension sont intimement liés aux constructions sociales et aux discours dominants.
Les récentes explosions de violence dans les banlieues françaises devraient nous faire réfléchir, même si le contexte en Suisse semble assez différent. Il n’en demeure pas moins que des questions aussi fondamentales que celle de l’insertion scolaire des jeunes se posent également. Si s’interroger uniquement sur la question de la consommation est un moyen de ne pas se pencher sur d’autres problèmes sociaux, comme la question de l’insertion dans les champs de la formation professionnelle et du monde du travail, nous faisons alors fausse route.
On accuse trop souvent la prévention de manquer d’efficience, comme si elle pouvait à elle seule résoudre l’ensemble des problèmes sociaux. Nous pouvons développer les meilleures stratégies préventives, elles auront peu d’effet si elles s’inscrivent dans un monde où, pour paraphraser l’humoriste français Jamel Debouze, «L’ascenseur social est bloqué au sous-sol». «T’as aucune chance, alors saisis-la».
La question de la prévention et du soin doit prendre sa place dans un véritable projet de société. Il est donc important aussi que se sentent interpellés les responsables politiques et le monde de l’économie.
Pour que des interventions de prévention aient une chance d’avoir une incidence positive, il est important qu’elles soient multiples et complémentaires. Plusieurs niveaux d’intervention sont donc souhaitables:
Paradoxalement, alors que l’ensemble de ce numéro de la revue Dépendance est consacré majoritairement au cannabis, il semble indispensable de nous souvenir que la fidélité à un seul produit est relativement rare et qu’à trop vouloir se focaliser sur une substance on en oublie les autres, et en particulier celles qui – malgré leur statut de substances licites, dont la consommation ne transgresse pas la loi – comme l’alcool et le tabac -, posent en termes de santé publique sans doute bien plus de problèmes. Gageons que les mesures évoquées ci-dessus auront une incidence positive et éviteront que trop de jeunes ne se retrouvent dans des situations problématiques.
L’individu incertain, Hachette littérature, coll Pluriel sociologie, Paris 2003
La fatigue d’être soi: dépression et société, Edition Odile Jacob, Paris 1998[↑]