décembre 2005
Frank Zobel, Sophie Arnaud, et Françoise Dubois-Arber, Institut universitaire de médecine sociale et préventiveGiand Ly Isenring, Institut de criminologie et de droit pénal, Lausanne
La consommation de cannabis a fortement augmenté en Suisse durant la dernière décennie. En 2002, près d’un(e) écolier(-ière) sur deux à 15-16 ans déclarait en avoir déjà consommé 1 et, chez les 16 à 20 ans, environ un adolescent sur huit (12.7%) et une adolescente sur 25 (3.8%) déclaraient en consommer tous les jours 2. Quant aux dénonciations pour consommation de cannabis, elles atteignent désormais une centaine de cas par jour en moyenne 3.
Les conséquences de cette évolution font encore l’objet de débats 4. Certes, l’on s’entend sur le fait que l’inhalation de la fumée du cannabis et des substances associées (tabac et additifs, papier) est carcinogène, que ses effets psychotropes peuvent avoir des conséquences délétères sur la santé mentale de personnes fragiles et notamment favoriser les troubles psychotiques, que son usage réduit les capacités de conduite d’un véhicule et augmente le risque d’accidents, mais il reste aussi des thèmes qui font l’objet de désaccords. Ainsi, le fait que l’usage du cannabis induise une baisse de motivation et de performances scolaires, des troubles psychiques spécifiques ou encore une dépendance reste discuté. Quant à l’augmentation du taux de THC dans le cannabis vendu sur le marché, il n’est pas encore établi quelles en sont précisément les conséquences 5.
Si les chercheurs tentent d’identifier la morbidité spécifique liée à l’usage du cannabis, les professionnels qui sont en contact avec des jeunes doivent de leur côté identifier les problèmes que cet usage fait apparaître dans la vie quotidienne et réagir de manière adéquate. L’étude présentée ici s’intéresse à ces observations et actions faites sur le terrain par ceux qui, concrètement, réalisent la gestion sociale de cette problématique.
Ce travail s’inscrit dans un projet de recherche financé par l’OFSP intitulé « Monitoring de la problématique du cannabis en Suisse » qui inclut également une enquête téléphonique chez les jeunes de 13 à 29 ans et deux enquêtes sur le marché du cannabis. Il s’agit d’une collaboration entre cinq instituts de recherche suisses 6.
L’étude présentée ici couvre quatre cantons sentinelles (St-Gall, Tessin, Vaud et Zurich) qui ont été sélectionnés en fonction de critères devant leur permettre de refléter la diversité suisse. Dans chacun d’eux, des panels de professionnels ont été créés dans trois secteurs susceptibles de rencontrer et de réagir à des problèmes liés au cannabis:
Chaque panel comprend 10-15 participants (5-7 pour police/justice) sélectionnés en fonction de trois critères (profession/fonction, type d’institution, localisation dans le canton). Douze panels ont ainsi été constitués et convoqués séparément entre fin 2004 et début 2005 pour une journée de travail. Celle-ci a été divisée en deux parties: l’une portant sur la «situation», soit la consommation de cannabis et les problèmes qu’elle engendre, et l’autre abordant la «réponse», soit les interventions mises en place à ce sujet. Chaque panéliste avait l’occasion de présenter ses propres données et observations avant que, dans un second temps, l’ensemble du panel discute l’ensemble des informations réunies.
L’enquête téléphonique menée dans le cadre du projet16, ainsi que d’autres enquêtes transversales1,2,17, et les statistiques policières3 font apparaître quelques différences entre les cantons:
Les différences entre les cantons sont parfois importantes. Ainsi, il y a environ deux fois plus de Zurichois (12.7%) que de Tessinois (6.5%) entre 13 et 29 ans qui déclarent avoir consommé du cannabis durant les trente derniers jours. De même, le taux annuel de dénonciations en 2004 est presque trois fois plus élevé dans le canton de Vaud (7.4 cas pour 1000 habitants) qu’à St-Gall (2.6).
Police et justice
Les représentants de la police et de la justice ont indiqué que leur cible prioritaire était le marché du cannabis (production et vente). Quelques situations où la consommation est visée, comme l’usage dans les trains à Zurich ou lors de festivals dans le canton de Vaud, ont été évoquées et pourraient expliquer que ces cantons affichent des taux de dénonciations si élevés. À l’inverse, le canton de St-Gall a adopté un règlement de police qui, à la place d’une dénonciation, permet d’attribuer des amendes. Cette mesure originale concerne les jeunes dès 15 ans et s’applique à la première interpellation (possession de 5 grammes ou moins de cannabis et pas de délit connexe).
S’agissant de la description du marché, les panélistes observent deux tendances: la première, qui est historique, est la séparation du marché du cannabis de celui des autres drogues. La seconde est un retour à la clandestinité (magasins de disques, appartements, rue) du marché du cannabis qui suit la non-entrée en matière sur la révision de la LStup et la hausse de l’activité répressive vis-à-vis des commerçants et producteurs de chanvre. Cette tendance a été anticipée au Tessin où, après une longue période de non-intervention, les autorités ont agi de manière très décidée dès 2003. Reste que la tendance au retour à la clandestinité soulève partout la crainte de voir la séparation des marchés du cannabis et des autres substances illégales se réduire.
Les interventions des forces de l’ordre varient entre les cantons. Si le Tessin a développé un arsenal législatif, judiciaire et policier important pour supprimer le marché visible, les cantons de Zurich et St-Gall agissent souvent par des opérations dans les magasins qui servent aussi à décourager l’implantation de ceux-ci. A St-Gall, une nouvelle disposition légale permet désormais d’interdire à ceux ayant déjà été condamné pour trafic de cannabis de reprendre le commerce de cette plante, même s’il s’agit des variantes légales. Finalement, le canton de Vaud semble plus orienter son action en direction des producteurs de chanvre que des commerces.
Les conditions nécessaires pour une meilleure lutte contre le marché du cannabis relèvent selon les panélistes de trois niveaux: premièrement, une législation permettant d’infliger des peines et des amendes plus sévères et d’inculper des individus (propriétaires d’immeubles, gérants de commerces, etc.) qui ne sont jusqu’ici que peu inquiétés; deuxièmement, améliorer la collaboration entre la justice et la police et, troisièmement, régler des questions pratiques comme le stockage des preuves lors de saisies de récoltes.
Services de santé et sociaux, école et formation professionnelle
Les deux types de panels, santé/social et école/formation, ont donné lieu à des observations et appréciations convergentes. Le premier constat fait par l’ensemble des professionnels est que le cannabis est facilement accessible, que sa consommation débute de plus en plus tôt et qu’elle jouit d’une acceptabilité sociale élevée. Ils notent aussi que la grande majorité des consommateurs affiche une consommation limitée mais qu’il existe une proportion non négligeable de jeunes qui sont engagés dans des consommations intensives. Ils font aussi un parallèle entre la consommation de cannabis et celle d’alcool qu’ils perçoivent comme étant toutes deux en hausse.
Les panélistes observent peu de problèmes spécifiques liés au cannabis. Lorsqu’il y a des difficultés, il s’agit généralement de situations familiales, scolaires ou sociales déjà problématiques que la consommation intensive de cannabis vient souvent révéler mais aussi péjorer. Des représentants de la psychiatrie notent toutefois qu’un grand nombre des patients psychotiques qu’ils soignent sont des fumeurs de cannabis et ils observent que l’usage de cette substance favorise la précocité des troubles et augmente les risques de rechute. Des cas de dépendance sont aussi évoqués, à la fois par la psychiatrie et par la médecine scolaire, mais ils semblent encore assez rares.
Les consommateurs de cannabis consultent rarement spontanément des services de santé ou sociaux. Ceux qui le font ont généralement été envoyés par la justice ou par leurs parents. Ces derniers sont souvent très inquiets et peinent à évaluer la gravité de la consommation de leur enfant. Les intervenants ont alors parfois la tâche d’expliquer aux jeunes qu’ils sous-estiment leur consommation et aux parents qu’ils surestiment celle de leur enfant.
L’école (y.c. formation professionnelle) a une mission qui pourrait être remise en question par la présence de jeunes qui sont démotivés ou qui perturbent le fonctionnement de la classe en raison des effets du cannabis. Les professionnels indiquent que ce danger est limité car les écoles, ainsi que certaines entreprises formatrices, ont développé des mesures (règlements, chartes) qui visent à empêcher la consommation sur leur territoire. Cela n’empêche pas des élèves de consommer avant l’école, mais les cas véritablement problématiques sont rares. Dans ce cas, les services sociaux, psychologiques ou de santé scolaires peuvent intervenir.
La réponse à la problématique du cannabis est le plus souvent intégrée dans les stratégies et mesures de prévention et de traitement existant déjà pour l’alcool, le tabac et les autres drogues illégales. Quelques interventions spécifiques (ligne téléphonique ou brochure « cannabis ») existent toutefois et l’on observe aussi un développement des collaborations entre la justice des mineurs et les institutions de prévention.
Le principal souhait des professionnels est qu’il y ait plus de clarté au niveau politique et législatif. Ils relèvent en particulier un manque de cohérence entre la loi et la réalité. Au niveau de l’option souhaitée, ils sont partagés entre l’application réelle de la législation actuelle et une dépénalisation de la consommation. Ils souhaitent aussi une information fiable s’agissant des effets et risques liés au cannabis et à l’augmentation du taux de THC.
Cette étude rend notamment compte des divergences et convergences au sein des cantons suisses. Ainsi, les données quantitatives révèlent que les proportions de consommateurs de cannabis et les taux de dénonciations varient passablement. La réponse de la police et de la justice affiche aussi une telle variabilité: les polices vaudoises, par exemple, semblent très actives dans les dénonciations des consommateurs alors que leurs homologues St-Gallois font plutôt usage d’une possibilité de donner des amendes d’ordre. De même, les Vaudois semblent surtout s’intéresser aux producteurs de cannabis alors que les St-Gallois mettent plus l’accent sur les commerces de chanvre.
Cette variabilité disparaît en grande partie lorsque l’on écoute les professionnels des secteurs de la santé, des affaires sociales, de l’école et de la formation. Ici, les observations convergent et rendent compte d’une problématique du cannabis qui n’est pas sans rappeler celle de l’alcool : une grande disponibilité et une forte acceptation sociale, une majorité d’individus avec une consommation contrôlée, des effets délétères connus (accidents, atteintes au système respiratoire), un effet néfaste sur la santé mentale de personnes fragiles et, plus généralement, une consommation intensive qui s’inscrit souvent dans des situations psychosociales difficiles et qui les péjore. Ce parallèle entre cannabis et alcool, qui a souvent été fait, est aussi convaincant parce que ces substances sont toutes deux consommées de plus en plus tôt.
La réponse des professionnels vis-à-vis de la problématique du cannabis n’est donc pas originale et reprend ce qui se fait déjà pour d’autres substances ou pour les difficultés psychosociales des jeunes en général. On peut toutefois observer que l’accent est désormais souvent placé sur les mesures de détection et prise en charge précoce des jeunes en difficulté.
Quelques interventions expérimentales de traitement, de distribution d’information (lignes téléphoniques, brochures) ou encore d’interventions visant à inciter une réduction de la consommation (Kiffer Kurse) existent aussi, mais elles peinent parfois à atteindre les jeunes concernés. Ces interventions ont surtout été développées dans la période précédant la non-entrée en matière sur la révision de la LStup et il sera aussi intéressant de vérifier si elles perdurent après que le débat public soit retombé.
Finalement, le principal souhait des professionnels est qu’il y ait plus de clarté politique et législative autour du cannabis. La situation actuelle, soit l’interdiction de sa consommation et l’existence d’un vaste marché, est jugée comme étant défavorable au développement d’interventions cohérentes et efficaces.