décembre 2005
Sophie Arnaud, Institut universitaire de médecine sociale et préventive, Lausanne
La feuille de coca et son alcaloïde principal, la cocaïne, sont connus depuis des siècles de certaines peuplades d’Amérique du Sud, et la présence de la cocaïne dans nos contrées n’est pas non plus une nouveauté. Cependant, depuis quelques années, il ne se passe pas une semaine sans que les journaux ne fassent allusion à la cocaïne, qu’il s’agisse de saisies spectaculaires, de décès de trafiquants, de la consommation des jeunes ou de la présence de cocaïne dans les clubs. De nombreux professionnels se disent aussi inquiets de la diffusion de la consommation de cocaïne, allant parfois jusqu’à parler d’une «démocratisation» de la consommation. Par ailleurs, des indicateurs tels que la diminution du prix de la poudre blanche ou encore l’augmentation générale de la consommation de psychotropes stimulants contribuent très certainement à alimenter le débat autour de la cocaïne.
Le but de cet article est de faire un état des lieux des connaissances actuelles sur la cocaïne en répondant à une série de questions permettant d’obtenir une vision réaliste de la situation.
La feuille de coca (l’Erythroxylon coca) est une drogue masticatoire, utilisée depuis des millénaires par certaines populations indigènes des Andes. En revanche, la cocaïne, qui représente le principal alcaloïde de cette feuille, a une histoire beaucoup plus récente puisqu’elle fut isolée pour la première fois en 1860. Utilisée initialement comme un médicament dans les pays occidentaux, elle devient au début du XXème siècle une «drogue du plaisir», consommée surtout dans les milieux aisés. C’est aussi à ce moment-là que la cocaïne est interdite et placée sur la liste des stupéfiants aux côtés de substances telles que l’opium ou l’héroïne.
La cocaïne se présente communément sur le marché sous forme de poudre blanche et cristalline. Il s’agit alors d’un dérivé chloré, soluble dans l’eau, et consommé par injection ou par inhalation. Traité avec de l’ammoniaque ou du bicarbonate de soude, ce sel de cocaïne va libérer l’alcaloïde sous sa forme base, qui sera alors fumée 2 sur du papier d’alu. L’effet est plus rapide, plus puissant, mais aussi de plus courte durée.
La production de feuilles de coca et de cocaïne a essentiellement lieu dans les pays de la zone andine. Au début des années 90, l’UNODC 3 estimait que 774 tonnes de cocaïne étaient produites au niveau mondial, dont plus de la moitié en Colombie. La production n’a ensuite cessé de croître jusqu’à la fin de la décennie pour atteindre 950 tonnes et 1996 et 925 tonnes en 1999. Aujourd’hui, la production estimée se situe à un niveau bien inférieur puisque le chiffre avancé pour 2003 s’élève à 674 tonnes.
L’Europe et les Etats-Unis représentent les principaux marchés pour la cocaïne. A elle seule, l’Europe représentait en 2003 13,5% des saisies effectuées dans le monde entier, saisies qui sont d’ailleurs en augmentation dans pratiquement tous les pays membres entre 1997 et 2002, avec une moyenne à 42 tonnes pour l’ensemble de l’Union européenne. Ces saisies ne représentent cependant qu’une faible proportion de la cocaïne qui circule effectivement, puisque Europol estime que 200 à 250 tonnes pénètrent chaque année dans l’Union européenne.
La cocaïne est tout aussi présente sur le marché suisse, comme en témoignent les 200 kilos de poudre séquestrés chaque année en moyenne. L’année 2004 a même vu une saisie record puisque ce ne sont pas moins de 361 kilos que la police a interceptés. D’autres indicateurs, tels que l’augmentation de la pureté, qui aujourd’hui se situe au-delà de 40% dans les échantillons que l’on trouve sur le marché, et la diminution du prix de la cocaïne confirment la disponibilité de la substance sur le marché suisse. En outre, les dénonciations pour trafic de cocaïne n’ont cessé d’augmenter depuis les années 80 pour atteindre un niveau de 3482 cas en 2004.
Dans la population générale, la consommation de cocaïne reste un phénomène relativement limité, bien qu’en hausse et un peu plus marqué chez les jeunes adultes que chez les adolescents. Ainsi, en 2002, 2,5% des écoliers de 15-16 ans ont déjà expérimenté la cocaïne (moins de 1% en 1994), alors que dans la classe d’âge suivante, 6% des élèves et apprentis de 16 à 20 ans rapportent y avoir déjà goûté (2,4% en 1992) 4. Cependant, à l’intérieur de ce groupe, les comportements de consommation diffèrent en fonction du sexe, de l’âge ou encore de la filière de formation.
Dans la population générale, en revanche, l’expérimentation de la consommation de cocaïne apparaît relativement stable, aux alentours de 3% (2,7% en 1992 et 2,9% en 2002). Si ces résultats ne vont pas tout à fait dans le même sens que les données présentées ci-dessus, ils permettent du moins de s’assurer que l’on n’assiste pas à une hausse massive de la consommation de cocaïne dans la population générale 5.
D’autres indicateurs, tels que les données de répression et plus particulièrement les dénonciations pour consommation de substances illégales, vont aussi dans le sens d’une augmentation de la consommation de cocaïne. En effet, depuis le milieu des années 90, ces dénonciations sont en augmentation constante. La population concernée ici est plus âgée que celle dont on parle dans les enquêtes ci-dessus et on peut raisonnablement penser qu’il s’agit en partie de toxicomanes marginalisés.
La cocaïne circulait déjà largement sur le Platzspitz 6 à Zürich à l’époque de la scène ouverte. Et, dès le milieu des années 90, on observe une évolution croissante de sa consommation. Cependant, dans cette population, la cocaïne vient en général s’ajouter soit à une consommation d’héroïne, soit à un traitement à la méthadone. La proportion de toxicomanes qui auraient consommé exclusivement de la cocaïne au cours de leur vie est relativement faible. On l’estime dans le canton de Vaud à 6% des consommateurs actifs. Les statistiques de traitement révèlent par ailleurs que la cocaïne est rarement la substance qui amène à la demande de traitement (5% des cas chez les hommes et 4% chez les femmes).
Le développement du phénomène des rave parties est allé de pair avec une multiplication des enquêtes épidémiologiques dans ce milieu. L’une d’entre elles s’est intéressée au milieu festif dans son ensemble et a montré une association très claire entre consommation de stimulants et fréquentation des lieux de vie nocturne. Dans le milieu techno, par exemple, les prévalences de consommation sont bien supérieures à celles estimées dans la population générale. Selon les enquêtes, au niveau international mais aussi en Suisse, entre 30 et 50% des personnes qui fréquentent le milieu festif ont déjà expérimenté la cocaïne au moins une fois dans leur vie. Mais la cocaïne n’est souvent pas consommée seule. Elle s’inscrit fréquemment dans un mode de mutli-consommation, apparaissant toutefois « tardivement » dans la carrière du consommateur. Si l’on ajoute à cela le fait que la cocaïne est plus facilement consommée de manière régulière que d’autres stimulants, on peut imaginer qu’elle puisse être à l’origine d’un passage vers des consommations plus problématiques, situations que l’on commence à rencontrer dans les structures d’accueil à bas seuil.
On manque à l’heure actuelle de données pour quantifier le phénomène dans d’autres populations, telles que le milieu sportif ou certains milieux professionnels. Cependant, une étude menée auprès des collaborateurs de Nestlé en 1998 avait montré que leur consommation n’était pas différente de celle de la population générale. Un biais de déclaration n’est toutefois pas à exclure, étant donné la difficulté de conduire des enquêtes dans de telles populations.
La cocaïne est un stimulant, qui par son action sur le système nerveux central et sur le tonus sympathique périphérique, induit une vasoconstriction intense des vaisseaux sanguins, entraînant une accélération et des troubles du rythme cardiaque associés à une augmentation des besoins en oxygène du cœur. Les risques aigus de la consommation de cocaïne sont donc notamment d’ordre cardio-vasculaires, parmi lesquels l’infarctus et l’hémorragie cérébrale. Et selon le communiqué récent de la Fondation suisse de cardiologie, même une consommation dite «festive» serait susceptible d’entraîner de tels troubles 7). Or, la plupart des services sanitaires8 ne voient que peu d’urgences liées à la consommation de cocaïne. Les urgences psychiatriques du CHUV, quant à elles, reçoivent 2 à 3 fois par mois des cas de jeunes avec des expériences paranoïdes ou de crises d’angoisse potentiellement liées à de la cocaïne. On peut ici oser l’hypothèse que la population qui consomme de manière festive est jeune, au meilleur de ses capacités biologiques, et les cas graves d’intoxication ou de problèmes cardiaques ne peuvent être que rares.
En revanche, on sait que la cocaïne peut induire une dépendance psychique importante. Le craving (ou désir impérieux de prendre la substance) est particulièrement marqué pour ce produit, que certains considèrent comme une des substances les plus addictives. Il est cependant très difficile d’estimer la part des consommateurs occasionnels qui auraient dérapé et qui se seraient installés dans une consommation régulière, voire compulsive. La Fondation Phénix à Genève estime entre 10 et 20% la proportion de sa patientèle qui vient consulter pour des problèmes liés à la cocaïne exclusivement. Toutefois, comme on l’a dit, la cocaïne est rarement consommée seule. D’ailleurs, associée à de l’alcool, elle donne lieu au «coca-éthylène» un métabolite actif, d’une demi-vie plus longue et dont le pouvoir addictif est encore plus important.
L’augmentation de la consommation de cocaïne chez les consommateurs dépendants a poussé le système d’aide en matière de dépendance à réagir au niveau de la prise en charge (notamment au niveau des troubles psychiatriques associés). Pour l’instant, il n’existe pas de médicament spécifique pour traiter la dépendance à la cocaïne. Cependant, plusieurs essais ont été tentés avec différents types de molécules parmi lesquelles les anti-dépresseurs, les anti-épileptiques, ou des stimulants tels que les amphétamines ou la Ritaline®. Les approches comportementales semblent toutefois prépondérantes. Certaines villes, comme Zürich, Genève ou Lausanne, voient se mettre en place des programmes spécifiques pour le traitement de la dépendance à la cocaïne.
Par ailleurs, l’augmentation générale de la consommation de stimulants dans les soirées festives a favorisé le développement de mesures de réduction des risques (chill out, hydratation, etc.) d’une part, mais aussi de prévention secondaire (orientation dans le réseau sanitaire) sur les lieux festifs directement.
La cocaïne est une substance présente sur le marché suisse depuis longtemps, et aucun indicateur ne plaide en faveur d’une diminution de son accessibilité dans les années qui viennent. Une des populations les mieux étudiées en matière de consommation de substances illégales est celle des toxicomanes dépendants. L’usage de cocaïne y est répandu, en augmentation, souvent à côté d’autres substances, comme l’héroïne ou la méthadone depuis le développement des thérapies. La prise en charge de ces personnes devient dès lors plus complexe, d’autant plus qu’à cela s’ajoute encore le constat d’une augmentation des co-morbidités psychiatriques.
Ce qui a certainement le plus modifié la donne sur le thème de la cocaïne (et qui a engendré un certain alarmisme), ce sont les résultats des nombreuses enquêtes menées en milieu festif, et notamment sur la scène techno, mettant en évidence l’ampleur d’une consommation occasionnelle (ou non) de cocaïne chez les personnes qui fréquentent ce milieu. Part intégrante d’une pratique de poly-consommation, elle vient s’ajouter au trio souvent déjà existant «alcool-cannabis-ecstasy». La cocaïne ne serait-elle dès lors pas «juste» un indicateur d’une tendance générale d’augmentation de la consommation de psychotropes?
La cocaïne ne semble poser que peu de problèmes chez les consommateurs dits « récréatifs », en témoigne le peu de consultations ou de demandes de traitement. Cependant, le risque de passer d’une consommation occasionnelle à une consommation régulière, voire dépendante, est lui réel. Et les consommateurs ne se présentent généralement dans le réseau de soins qu’au moment où la situation a déjà dérapé.
En résumé, certains éléments concernant la consommation de cocaïne sont préoccupants, comme la grande accessibilité à la substance, l’augmentation de la consommation chez les jeunes ou encore le phénomène de poly-consommation, et il faut s’y intéresser. Toutefois, la consommation de cocaïne ne touche toujours qu’une petite minorité de la population. Par ailleurs, il subsiste encore un certain nombre de questions ouvertes autour de la problématique de la cocaïne, parmi lesquelles l’usage de cocaïne dans certains milieux peu connus. Parler d’une «démocratisation» de la consommation est alors peut-être un peu excessif.