décembre 2021
Fred Bladou, Jean-Pierre Couteron (CJC)
Dans un récent article de The conversation, Laurent Karila rappelle combien l’addiction-maladie recrute largement dans nos sociétés addictogènes : l’usage de substances psychoactives, licites autant qu’illicites, mais aussi des comportements tels que les jeux de hasard et d’argent, l’activité sexuelle, l’exercice physique ou le shopping ou encore la consommation de sucre, l’utilisation de réseaux sociaux ou la pratique des jeux vidéo peuvent en être à l’origine. Et leur accès et rencontres reposent sur des paramètres sociaux, économiques et culturels : qu’un régime plus religieusement rigoriste ou politiquement disciplinaire s’installe, qu’une crise économique ou un aléa climatique survienne, ne suffira pas à faire disparaitre substance ou comportement, ni leur besoin ou désir, mais cela changera, possiblement profondément, leurs conditions d’accès et de rencontre. Le récent et triste jeu du « stop en go » de nos activités sociales, des pratiques festives et autres en a été une étonnante illustration. Nous nous proposons de partager ici des questions qu’il a pu susciter, au regard des problématiques addictives et des enjeux de santé sexuelles.
Posons d’abord le cadre de ces questions. Dans son article de 1990, Aviel Goodman proposait une définition comportementale de l’addiction : « Processus dans lequel est réalisé un comportement qui peut avoir pour fonction de procurer du plaisir et de soulager un malaise intérieur, et qui se caractérise par l’échec répété de son contrôle et sa persistance en dépit des conséquences négatives ». La notion de processus illustre sa dimension temporelle, incluant autant les premiers usages, les premières expérimentations, que l’usage chronique, répété qui leur succédera parfois. La « réalisation d’un comportement » rappelle qu’il ne s’installe pas par hasard, il a une « fonction », plus exactement deux pour Goodman, apporter du plaisir ou soulager un malaise interne, d’autres travaux invitant depuis à y ajouter l’augmentation des performances. L’addiction s’origine donc dans un comportement d’usage « initié » par une motivation et un sens, recherche de satisfactions et d’équilibre, adaptation à l’environnement, capacité à répondre aux souffrances internes. Il devient addiction ensuite, quand survient « l’échec répété de son contrôle » et qu’il persiste « en dépit des conséquences négatives ». Cette perte du contrôle dévoile la part neurophysiologique de l’addiction, liée aux différentes vulnérabilités de l’usager, au contexte d’exposition à substances et objets potentiels d’addiction et à la perte de la synchronisation de l’archaïque circuit de la récompense avec ceux de la mémoire et de l’apprentissage, de la motivation et du contrôle inhibiteur. Maladie chronique du cerveau, pour les formes les plus graves, elle invite à s’impliquer dans l’accompagnement des usagers, des réponses pharmacologiques à la réduction des risques et dommages des usages en passant par l’abstinence.
Cette définition souligne la BANALITE DES USAGES : drogues et comportements d’usage font d’autant plus partie de nos vies qu’ils y répondent à des besoins, qu’ils/elles tirent leur pouvoir de leur capacité à amplifier ou à atténuer sensations et émotions, à modifier notre vécu subjectif, à produire une « expérience psychotrope », capable d’auto-déclencher un éprouvé choisi (plaisir, soulagement, performance), à en contrôler, au moins en partie l’intensité et la rapidité de survenue, acquérant ainsi une fonction centrale dans l’obtention du bien-être. Cette recherche d’usage et les opportunités de comportements, autant que la perception des risques qui leurs sont associés, sont à la fois physiologiquement et neurologiquement ancrées dans l’humain, limitées par ses possibilités physiologiques et profondément influencées par le genre, les évolutions culturelles, les changements de normes, de règles sociales qui vont l’encadrer : la lenteur est-elle une qualité ou un défaut, l’intense et l’extrême sont-ils des qualités ou des défauts, l’instantanéité de la réponse, un bien ou un mal….le silence, une source de repos ou d’angoisse, chemsex versus slow sex ?
Le relatif emballement médiatique que suscitent les pratiques dites de chemsex invite à en préciser les contours. Historiquement, le chemsex décrit des pratiques de consommations de produits psychoactifs (stimulants + GHB/GBL) à visée sexuelle. La littérature associe ces pratiques presque systématiquement aux Gays. Aujourd’hui, des articles de presse évoquent une explosion des pratiques sexuelles associées à des usages de produits chez les hétérosexuels, mais en évoquant aussi bien des usages d’alcool, de cannabis que de psychostimulants. Ces comportements sont décrits aussi chez des libertins ou des teuffeurs… Le recours à des psycho stimulants pour améliorer la performance, lever tout ou partie de ses inhibitions, être un « surhomme » n’est certes pas le privilège exclusif des Hommes ayant des relations sexuelles avec d’autres Hommes (HSH). Mais les pratiques de chemsex ne sont-elles pas d’une autre intensité que la seule augmentation de performance ou la levée d’inhibition ? De même, utiliser des substances psychoactives, tels l’alcool ou le cannabis, sur le modèle du dopage, est-il similaire à utiliser les psychostimulants plus spécifiquement associés au Chemsex ? À ce jour, nous ne disposons ni de données probantes sur une explosion du chemsex en population générale ni sur une vague de contaminations à VIH, hépatites ou IST provoquée par une augmentation du nombre de partenaires (dont sexe en groupe) ou du nombre de rapports sexuels ou d’une modification des pratiques sexuelles. Répondre à l’éventuelle extension de ces pratiques vers de nouveaux publics, avec les facteurs de risques et de dommages afférant, selon leur sensibilité et éducation à la prévention ou à la santé sexuelle, nécessite des données plus précises.
En attendant, que retenir de l’expérience de Stop and Go initiée par la pandémie du Covid19, sa succession de confinement et de déconfinement, ses gestes barrières et la transformation de l’espace de socialisation qui en a résulté ? Quelles questions se poser pour accompagner la diversité des publics concernés par les usages, dans ce nouveau contexte incertain ? S’il a beaucoup, et justement, été expérimenté sur la rencontre des publics les plus précaires, notamment vivant dans la rue, la gestion de ces changements de rythme, pourtant difficile pour bien des personnes, celle de leur impact et conséquences sur ces pratiques sexuelles, a été plus négligée, ou plus difficile à formaliser et évoquer. Nous allons ici essayer d’en détailler quelques aspects.
Le confinement a été une expérience d’isolement, inégalement ressentie selon la situation économique, rappelant l’impact des inégalités sociales de santé, oubliées par certaines décisions politiques répondant uniquement aux données neurocomportementales. Les un(e)s ont vu leurs activités « suspendues » (salles de sports fermées, espaces de rencontre interdits) etc… d’autres ont vu leurs plaisirs « festifs », parfois leurs besoins de « relâcher », dénoncés comme futiles et accessoires au nom de la santé commune, tandis que , dans un étrange paradoxe, ce qui d’anciens comportements pathologiques (fuir la socialisation, école, travail etc.) devenaient vertueux. Il était plus facile d’être ermite que libertin…
Quand le confinement a tout arrêté, imposant le silence dans des villes où la nature a semblé reprendre le dessus, la vitesse, cette catégorie centrale de nos sociétés, modifiant nos temps de déplacements et notre perception de l’espace, a laissé place à l’immobilité physique : plus d’avion, plus de destination « lointaine », tout était mesuré au kilomètre prêt…. Une autre vitesse, celle de la communication sur d’internet, avec ses caractéristiques spécifiques (permanence de l’offre de stimulation, 24H sur 24, et 7 jours sur 7, instantanéité de la réponse) s’est imposée. Immobilité physique donc, compensée en partie par une surutilisation des liaisons et rencontres virtuelles.
Idem pour l’intensité, autre valeur centrale de nos sociétés : intensité du son, intensité des mouvements, des paroles, intensité de la fête. Tout cela a été condamné à s’arrêter, ou à se pratiquer dans une invisibilité, dans des maisons « squattées » le temps d’un week-end, ou profitant d’une météo qui fut en France favorable lors du premier confinement, dans la nature, anticipant sans le vouloir sur l’intérêt « d’aérer ». Et évidemment, intensité aussi d’un rapport au corps et aux pratiques sexuelles.
L’usage de psychostimulants influe sur nos expériences de vitesse et d’intense, procurant des réponses intenses et instantanées, loin des temporalités lentes de la vie ; repoussant, au moins en partie, la perception de la fatigue. Il faut donc être attentif à l’actuelle augmentation de leur consommation (cocaïne, crack cocaïne/cocaïne basée, Nouveaux Produits de Synthèse), amorcée avant l’alerte sanitaire. Ils semblent envahir peu à peu les soirées festives. Les cathinones peuvent être consommées sans objectif de sexualité, comme des substances festives dont la disponibilité sur le marché (et notamment via les nouveaux modes d’approvisionnement en 2.0), les prix bas et les effets recherchés sont très satisfaisants. Les amphétamines et les NPS pourraient, comme dans des pays voisins, pénétrer ce marché des drogues. Ces produits entrainent une augmentation de la libido, de l’euphorie, sont empathogènes et entactogènes. Il ne serait donc pas étonnant que des usagers en contexte festif ayant recours à ces substances ressentent un désir sexuel plus important et que le nombre de rapports ou de partenaires sexuels soit augmenté.
Enfin, plus globalement, ces usages, en plus de leurs fonctions empathogènes/entactogènes, instantanéité/ vitesse, intensité/répétition, jouent un rôle pour aider à se « relancer », à jouer sur les changements de rythme du stop and go : la fermeture de leur salle de sport a laissé bien des pratiquants en souffrance, conscient que leur pratique allait au-delà d’une simple volonté « de santé par l’exercice physique ». Ces usages, par leur effet « coup de fouet », tiennent une place de dynamiseur dans la vie de ces personnes.
Il y donc un vrai enjeu, pour les professionnels des caaruds et des csapa qui croisent certains de ces usagers, leurs entourages, à monter en attention et en compétence sur ces sujets. Il nous faut également améliorer les connaissances et les compétences des professionnels de la santé mentale en ville. Ils peuvent être, tout comme les généralistes, des acteurs de premier recours indispensables. L’usage, dans sa dimension « adaptative », ouvre des pistes à une réduction des risques qui ne se limite pas aux risques « médicaux », mais intègre des risques sociaux, et de santé mentale : isolement, solitude, privation d’activités, y compris dans le champ des pratiques sexuelles.
La santé sexuelle et la réduction des risques sexuels, trop longtemps ignorées dans nos structures et par les politiques de santé, doivent être mieux intégrées pour faire face à ces nouveaux challenges. La seule prise en compte de la gestion des conduites addictives ou de la réduction des risques-drogues serait une erreur car ce que nous enseigne ces pratiques et leurs évolutions récentes, les expériences imposées par le stop and go, c’est que l’on a tout à gagner à associer réduction des risques et santé sexuelle, au lieu de répondre partiellement aux seuls dommages dus aux consommations délétères.
Nos métiers et notre expertise se sont construits sur l’usage d’opiacés et l’urgence impérative de trouver des parades à la mortalité hors de contrôle due aux overdoses et aux épidémies de sida et d’hépatites (dont hépatite C). La réduction des risques repose en partie sur les PES (programmes d’échanges de seringues et nos structures ont peu évolué jusqu’à l’implantation de deux salles de consommation à moindre risques ou de la distribution de pipes à crack localement.
La crise sanitaire et les mesures coercitives de confinement ont entrainé une modification des comportements de consommation et eu un impact psycho-social sur les différents publics. Le marché des drogues s’est complexifié rendant encore plus obsolètes et caricaturales les politiques publiques répressives. La répression du trafic et du deal de rue permet certes des photos « de victoires », utiles pour la propagande, mais laisse le deal sur la toile et les livraisons à domicile de produits se développer. Les usagers de crack parisiens focalisent toute l’attention de la presse et des débats sécuritaires, occultant ces autres enjeux.
L’innovation est impérative si nous ne voulons pas assister à d’autres crises sanitaires et sociales : nous avons besoins en prise en charge précoce de ces nouveaux usagers qui ne fréquentent pas nos structures trop marquées par la lutte contre la précarité. Le nombre de soignants formés à ces nouveaux comportements de poly addictions est trop peu nombreux et ils interviennent trop tardivement. Les principes de l’intervention brève et précoce sont essentiels pour prévenir ces conduites addictives et accompagner les usagers sur une consommation maitrisée qui tienne compte de nouvelles approches de RDR et de RDR sexe combinées.
L’innovation nécessite aussi une offre pluri-disciplinaire, adaptée aux besoins exprimés des usagers : soutien en addictologie à la mise sous traitement préventif (Prep), des groupes d’auto-support à l’accompagnement à la réduction des risques au soutien dans la rupture de consommation. Ces nouvelles pratiques peuvent altérer les comportements préventifs et augmenter les risques de violences sexuelles. Notre rôle est de prévenir ses violences, de rappeler que le consentement est une règle avec laquelle on ne peut transiger. Les scandales répétés et montés en épingle dans une certaine presse n’aide pas à la prévention. Le discours sensationnaliste isole les usagers et leurs proches.
Enfin, ici comme dans l’ensemble des réponses aux addictions, nous devons veiller à ne pas sombrer dans une hyper médicalisation de l’usage de produits ou de la sexualité. Si l’usage de substances et les pratiques sexuelles peuvent induire des maladies, elles ne sont pas automatiquement une maladie relevant de la seule expertise du médecin. Les acteurs en santé communautaire, l’auto-support et les groupes de paroles sont des outils et des approches indispensables et répondent à des exigences pratiques. Dire sa sexualité, son rapport aux drogues n’est pas un acte anodin et de nombreux usagers sont toujours condamnés au silence par la loi, par la morale ou un abord trop médical. La prévention sexuelle s’est médicalisée radicalement avec les approches bio-médicales (Prep, Tasp, TPE), les usages de produits sont souvent réduits à une seule réponse médicale et psychiatrique ou l’on devrait prohiber ou soigner des gens qui n’ont pas de besoin impérieux en soin. Face à l’isolement, aux injonctions de performance, il est impératif de renouer le lien avec les usagers éloignés du soin ou des structures de réduction des risques en nous ouvrant aux nouveaux publics de primo-consommateurs et développer l’aller vers tout en privilégiant une approche en santé pragmatique.
En conclusion, face à une moralisation et une répression grandissante directement dirigée sur certains groupes vulnérables, il nous apparaît essentiel de prendre ne compte la diversité des usages, des consommateurs, des produits en circulation et de mettre en place une réelle stratégie innovante basée sur les savoirs, tant scientifiques que profanes pour répondre au nombre d’usagers toujours plus important et à leurs besoins spécifiques.