décembre 2021
Éric Husson, Sabri-Ben Abdelhafidh, Moudane Mahdieh, Rémi Deconinck
ARP : Que s’est-il passé à Bruxelles pendant la crise sanitaire ?
Éric Husson (Projet Lama). Le premier confinement lié à la pandémie de la COVID-19 en mars 2020 a entraîné, comme partout, la fermeture des centres d’accueil de jour, des services psycho-médico-sociaux, des restaurants sociaux, des institutions. Nous ne pouvions plus accueillir personne dans nos murs, malgré les demandes quotidiennes.
Cette situation a entraîné une dégradation de la situation socio-sanitaire des sans-abris usagers de drogues, en restreignant leurs ressources matérielles, en les exposant à la répression policière, en limitant l’accès aux services de soins et en générant d’importants troubles liés au stress et à l’anxiété.
Lors de la deuxième vague de la Covid, d’octobre 2020 à juin 2021, les services ambulatoires bas seuil ont progressivement repris une activité normale, sans toutefois pouvoir prendre en charge la totalité des demandes en traitement. Les restrictions des ressources institutionnelles ont laissé beaucoup des sans-abris usagers de drogues sans protection sociale ni accès aux soins. Une enquête de Sciensano 1, portant sur plus de 3 500 usagers de drogues, a montré que sur les personnes interrogées qui bénéficiaient avant les mesures sanitaires d’un traitement lié à leurs dépendances, seul un tiers d’entre elles étaient encore en mesure de le suivre pendant le confinement
ARP : Quelles réponses avez-vous apportées à cette situation ?
Rémi Deconinck. Lors du premier confinement, une équipe mobile a été créée au sein du bas-seuil Bruxellois, pour aller hors les murs à la rencontre des usagers et des consommateurs là où ils étaient hébergés, en intervenant directement dans leurs lieux de vie quels qu’ils soient.
Le projet Combo s’est mis en place en partenariat avec différentes institutions : le Service d’accompagnement mobile du réseau Hépatite C (Sampas), la Maison d’accueil socio-sanitaire (Mass), le centre d’accueil non-médicalisé pour personnes majeures, dépendantes aux drogues Transit.
La mission de Combo était de (re)créer le lien et permettre des passerelles entre les personnes ayant une consommation active de produits avec le système de soin et de santé existant : les services ambulatoires, les maisons médicales, les hôpitaux… Passer les portes de l’hébergement en tant que professionnel spécialisé en toxicomanie a permis de toucher des personnes ne connaissant pas le réseau bruxellois. Et élargir le réseau de partenaires nous a aussi permis de réduire le temps nécessaire pour ré-affilier ce public précaire à un réseau de soins stable.
ARP : Concrètement, comment l’équipe a-t-elle travaillé ?
Rémi Dekoninck. L’équipe est mobile et transdisciplinaire. Elle est composée d’un psychiatre, de deux médecins généralistes, deux psychologues et d’un travailleur social et intervient dans des lieux inhabituels pour nous, tels que les centres d’hébergement du Samu social, de Médecins sans frontières, de la Croix-Rouge, ou les hôtels réquisitionnés pour accueillir les sans-abris et les migrants en transit. Nous y tenions deux à trois permanences par semaine, en faisant le tour des réfectoires, en collant des affiches, en discutant autour d’un café. Un bar social a été mis en place pour éviter que les usagers quittent leur centre sans autorisation, en pleine pandémie, pour aller chercher des produits.
Dans ces lieux inhabituels, il s’agissait d’apporter l’offre de soins – dépistage VHC/VIH, distribution et échange de seringues, traitement de substitution-, de mettre en place des groupes de paroles, de faciliter l’accès aux droits. Le projet s’est structuré, la Fondation Roi Baudoin a soutenu diverses associations pour l’acquisition de matériel de protection et le ministère de la santé a apporté un soutien financier pour aider les publics vulnérables : usagers de drogues, gens en précarité de séjour, travailleurs du sexe.
ARP : Quels types de prises en charge avez-vous effectuées ?
Rémi Deconinck. Environ 80 personnes ont ainsi été prises en charge sur quinze mois, des gens qui souvent n’avaient jamais eu de contact avec nous auparavant et dont beaucoup n’étaient pris en charge nulle part ailleurs : des jeunes hommes d’origine maghrébine, poly-consommateurs de benzodiazépine, surtout le Rivotril, et de prégabaline dont le Lyrica avec l’alcool, et dans une moindre mesure de la cocaïne et du cannabis, ainsi que des femmes plus âgées belges. Nous sommes également intervenus dans les squats et dans la rue. La plus grande part des consultations a concerné au départ les problèmes médicaux, puis, de plus en plus, des motifs sociaux ou psychologiques.
ARP : Qu’a changé cette crise dans vos façons de travailler ?
Éric Husson. Tout le monde a dû innover et tester de nouvelles méthodologies pour poursuivre l’offre en termes de réduction des risques et de traitement. Cette crise a été pour nous l’occasion de concrétiser des réflexions qui étaient en cours, en donnant un coup d’accélérateur à des projets d’interventions mobiles. Nous nous sommes déployés de manière plus large, intervenant à la demande de diverses institutions. Combo s’est organisé selon le modèle de « plateforme de services » et cette période inédite a conduit à un déplacement de logiques par des services qui se connaissaient bien : les différents partenaires sont passés d’une logique d’établissement à une logique territoriale, en transcendant les frontières institutionnelles et en échangeant les expertises.
La plateforme de services a privilégié la démarche ascendante et co-construite, qui consiste à faire émerger un projet d’intervention basé sur la réalité de terrain et sur l’expertise des travailleurs de plusieurs institutions partenaires. En termes de gouvernance, elle adopte plutôt des prises de décisions de type « adhocratique », qui implique que les travailleurs ont ainsi une plus large marge de manœuvre.
Cette période a donné de la visibilité à tous ceux qui étaient invisibles et des centres se sont retrouvés confrontés à des publics qu’ils ne connaissaient pas, dont ils avaient chacun une représentation spécifique, tels que les usagers de drogues. Certains services ont dû remettre en question leur vision de la consommation de produits illicites dans leurs murs. Nos interventions ont permis de faire bouger des tabous sur ce type de consommation.
Nous sommes aujourd’hui convaincus que ce dispositif partenarial et intersectoriel est une vraie réponse innovante dans la prise en charge de la problématique des dépendances à Bruxelles. Aujourd’hui, la plateforme Combo souhaite pérenniser son activité et élargir l’offre.
ARP : Mais c’est pour répondre à une autre crise que Lama a renforcé son dispositif en créant Artha.
Éric Husson (Projet Lama). Il s’agit cette fois-ci de répondre à la problématique des usagers de drogue en situation d’exil sur le territoire bruxellois. Dans cette ville très cosmopolite qu’est Bruxelles qui compte plus d’1 million d’habitants, on estime à plus de 100 000 les personnes vivant en situation irrégulière.
La crise migratoire n’est pas nouvelle à Bruxelles mais les acteurs de la précarité et de la prise en charge ambulatoire ont constaté que beaucoup de patients étaient en situation d’errance depuis des années sans avoir accès aux services de santé : des citoyens de l’union européenne (Polonais, Portugais, Roms…) et, plus récemment, des patients marocains, iraniens, soudanais, libyens… Ces usagers sont souvent les grands oubliés des plans de soins conventionnels et ont du mal à exercer leur droit à la santé.
Nous avons pensé qu’il était important d’imaginer un dispositif qui fasse la liaison entre les différentes institutions pour prendre en charge les différents besoins psycho-médico-sociaux et puisse combiner des interventions dans les langues maternelles du public plutôt que de mobiliser des traducteurs. C’est ainsi qu’une équipe polyglotte a été créée en septembre 2019, en partenariat avec Médecins du Monde.
ARP : Comment le partenariat Médecins du monde et Lama s’est-il mis en place ?
Sabri Ben Abdelhafidh (coordinateur et psychologue d’Artha). Les deux services avaient du mal à communiquer au départ : Lama est spécialisé dans l’addiction et Médecins du monde dans la migration. Et chacun avait sa propre vision sur un public doublement discriminé : de par ses origines, sa culture, sa langue, et de par sa consommation.
Pour faciliter l’accès aux soins et aux droits de ces usagers, l’idée était de conjuguer les compétences des deux équipes, de combler les interstices entre les acteurs de l’immigration qui n’avaient pas les expertises nécessaires afin de pouvoir prendre en charge tant les aspects liés aux dépendances que les situations liées à l’exil et la clandestinité.
ARP : En quoi le dispositif Artha ? Était-il nouveau ?
Sabri Ben Abdelhafidh. Unique en Belgique, il a consisté à créer une équipe cosmopolite, composée de travailleurs issus des métiers du social et de travailleurs ayant connu l’expérience migratoire, dans leur parcours de vie, à des degrés différents, et qui peuvent ainsi mieux comprendre la réalité du vécu de l’exil de la personne. L’utilisation de ce vécu permet une relation totalement différente avec un public qui peut être méfiant. Par ailleurs, la langue étant l’une des barrières qu’il fallait lever, à côté des barrières administratives et culturelles, notre service se distingue des autres grâce à la maîtrise des langues. Les sept travailleurs psycho-sociaux dont deux psychologues, un infirmier et un assistant social ont une langue maternelle autre que le français, comme l’arabe, le russe, le polonais, le four parlé au Soudan…
Nous avons développé un nouveau type de fonction appelés « fixeurs / fixeuses » : comme des guides, les « fixeurs » sont des intervenants qui font office de traducteurs, médiateurs, facilitateurs dans les démarches, accompagnateurs en contexte hostile au bénéficiaire, et agissent autant avec les institutions qu’avec les bénéficiaires.
ARP : Comment l’équipe des « fixeurs » entre-t-elle en contact avec ce public ?
Sabri Ben Abdelhafidh. Notre objectif est de permettre à ce public exclu des soins d’entrer dans le système de santé via un accompagnement mobile. Entrer en contact avec le public passe principalement en effectuant des maraudes, des permanences hebdomadaires chez nos partenaires, notamment le Hub humanitaire, géré par Médecins du Monde. Les différentes institutions à qui nous avons présenté nos services viennent nous demander une intervention directe : le Projet Lama, mais aussi les maisons médicales, les hôpitaux ou encore les centres d’hébergement (Hub humanitaire, Samu social, Porte d’Ulysse, plateforme citoyenne).
Enfin, le bouche à oreille fonctionne bien. Certains membres de l’équipe sont issus de communautés de migrants et ont ainsi une capacité à entrer en contact directement avec les communautés, sans passer par un intermédiaire, institutionnel ou professionnel, ce qui facilite la communication. Ainsi, Inas Houssaini est d’origine marocaine, Dorota Kwiatkowska polonaise : connue aujourd’hui du réseau des polonais en situation de migration et d’addiction qui n’ont pas forcément connaissance de leurs droits et possibilités en termes de santé, elle peut être désormais contactée par un membre de cette communauté.
Cinquante personnes ont été accompagnées en 2019, 110 en 2020.
Même si nous visons à terme leur autonomisation, notre travail consiste à les accompagner dans les institutions aussi longtemps que nécessaire, quelle que soient les démarches à effectuer : cartes médicales, demande de régularisation, rendez-vous en médecine somatique, etc.
L’accompagnement physique dans les démarches des bénéficiaires fait qu’en tant que travailleurs nous sommes témoins, au même titre que l’accompagné, de toutes les souffrances et discriminations qu’il peut subir.
ARP : Quel a été l’impact du Covid 19 ?
Sabri Ben Abdelhafidh. Il a fallu adapter nos méthodes de travail, une grande partie de nos partenaires ayant stoppé leurs activités ou diminué la présence des travailleurs sur place, les lieux de soins sont devenus plus difficiles d’accès. Nous avons dû travailler par voie électronique et par téléphone mais pour beaucoup de bénéficiaires, le contact était déjà rompu.
Depuis, les activités ont peu à peu repris. Nous avons le soutien renouvelé de l’organisme d’intérêt public Bruxelles Prévention Sécurité dans le cadre des appels à projet qui viennent consolider son Plan Global de Sécurité et Prévention. Nous aimerions à terme développer un réseau transnational, c’est-à-dire dépasser les frontières institutionnelles et géographiques entre Bruxelles et les étapes des transmigrants en route vers l’Angleterre.