décembre 2021
Vanessa Nonat (Association des intervenants en dépendance du Québec (AIDQ))
Le Canada est profondément touché par une triple crise, soit celles de la COVID-19, des surdoses et du logement. En effet, la pandémie n’a pas effacé les difficultés rencontrées par les populations qui composent les collectivités du pays. Au contraire, elle les a plutôt exacerbées en affectant de surcroît et de manière disproportionnée, les personnes utilisatrices de substances, ainsi que les communautés racisées, autochtones et à faibles revenus.
Nul doute, le coronavirus a entraîné de multiples pertes de vies canadiennes. Toutefois, ce calcul quotidien de décès ne tient pas compte de l’ensemble des êtres chers qui nous ont quittés en raison de la présente crise sanitaire.
Au Canada, entre janvier 2016 et mars 2021, les morts liées à une intoxication aux opioïdes ont été au compte de 22 828. Entre avril 2020 et mars 2021, les décès ont représenté une hausse de 88 % par rapport à la même période avant la pandémie de COVID-19. 1
Cet article présente rapidement les contextes favorables à un débat sur la régulation des drogues en ces temps de pandémie. Il aborde entre autres les opportunités perçues par divers acteurs des milieux élargis de la dépendance et donne quelques exemples de percées. Les citations sont tirées d’entrevues réalisées à l’automne 2021 pour les besoins de l’article. Finalement, le texte soulève des questions sur la capacité même de saisir et de concrétiser ces opportunités et sur le maintien des avancées visant une réforme des politiques sur les drogues.
Mentionnons que bien que l’article mette l’accent sur des aspects plus positifs de la crise de COVID-19, nous reconnaissons qu’un regard tout aussi important doit être porté sur les multiples difficultés et défis rencontrés par les organisations canadiennes et intervenant·e)s, de même que sur les répercussions sur le terrain depuis les débuts de la crise.
Dès l’adoption du discours de pandémie par les autorités publiques, le milieu de la dépendance a rapidement réagi afin de renseigner les populations sur les manières de consommer à moindre risque, permettant de limiter l’exposition au coronavirus. Documents d’information, boîtes à outils et portails virtuels sont au nombre des ressources créées, en vue de rendre accessibles au plus grand nombre des contenus adaptés au présent contexte sanitaire. Fait notable, la mise à jour en continu et le développement ponctuel d’outils à vitesse grand V dans des formats et des langues multiples, visaient non seulement à faire connaître les meilleures pratiques aux personnes utilisatrices de substances, mais aussi à équiper les organisations et les intervenant·e·s travaillant dans des environnements variés.
Cette réponse immédiate à l’état d’urgence et aux normes sanitaires restrictives s’est poursuivie les mois suivants, les services des institutions œuvrant en dépendance, et la pratique même des intervenant·e·s étant appelés à s’adapter et à changer. En effet, la fermeture des frontières, ou encore les mesures de distanciation sociale et de confinement ont mis en évidence l’augmentation importante des risques liés à l’approvisionnement et aux méthodes de consommation des substances. Pire encore, la situation s’est exacerbée, par la diminution de l’accès, voire l’interruption de services, particulièrement en réduction des méfaits. La résilience face à ces réalités inédites a engendré des occasions d’apprentissage et de croissances sans pareil pour les organismes du milieu et leurs équipes. L’accroissement de l’expertise lié à l’hétérogénéisation des approches et le développement de nouveaux publics suscité par la création d’activités et de services Web sont aux nombres des avancées de cette crise.
Cette agilité s’est aussi reflétée à travers l’essor de groupes de discussion, communautés de pratiques et comités de partenaires rassemblant des parties prenantes de localités et provinces diverses. Ces échanges rendus possibles par le biais du virtuel ont favorisé le transfert de connaissances, le partage d’expériences et une compréhension plus juste des réalités actuelles du terrain. Qui plus est, ils ont permis de mieux cerner les méthodes d’intervention probantes et les actions de mobilisation sur lesquelles coopérer.
La crise a entre autres eu un effet marqué sur la reconnaissance de l’approche en réduction des méfaits et sur la concomitance entre les divers troubles (ex. entre un trouble de santé mentale et un trouble lié à l’usage de substances), réunissant les membres des différents corps professionnels autour d’enjeux communs.
Par exemple, la pandémie a engagé la communauté scientifique dans une mobilisation d’envergure, contribuant à un rapprochement et un maillage plus serré des parties prenantes du processus de recherche. En vue de recueillir des résultats rapides, le mécanisme de financement des projets a été allégé et les montants accrus, bouleversant ainsi le rythme traditionnel des chercheur·euse·s canadien·ne·s.
« Dans un court laps de temps, nous avons été en mesure, grâce à la collaboration et le soutien des acteurs du milieu, de réaliser nos mandats de recherche. En outre, la crise actuelle a conduit à un plus grand partage de ces résultats que ce soit sous la forme de publications scientifiques ou de webinaires », déclare Céline Bellot, Professeur titulaire et Directrice de l’Observatoire des profilages de l’École de travail social de l’Université de Montréal.
Alors que les libertés civiles et l’accès aux services se réduisaient, le maillage entre le réseau communautaire et le réseau public de la santé et des services sociaux s’est aussi renforcé. La trajectoire de soins s’est modifiée, permettant des voies rapides et une certaine flexibilité quant à l’évaluation clinique, ou encore l’accessibilité aux services et aux soins. Dans certains cas, la création de dialogues plus directs, l’adoption de démarches moins contraignantes et l’adaptabilité des stratégies d’intervention ont mené à l’acceptation et l’intégration au sein de ces services spécialisés, des personnes marginalisées qui s’en voyaient autrefois refuser l’accès. L’ensemble de ces rapprochements ont entraîné non seulement l’élargissement et la solidification des liens existants, mais aussi l’accroissement du pouvoir d’action.
« Dans notre région, beaucoup d’organisations d’hébergement d’urgence n’étaient pas contre l’approche de réduction des méfaits, mais ne savaient pas comment l’appliquer. Des établissements habituellement fermés à la consommation dans leur milieu se sont mis à offrir la distribution de matériel tel que des seringues et bandelettes de tests de fentanyl ou encore former leur équipe à l’administration de la naloxone. Cette nouvelle réalité a mené à une réflexion sur la création d’un “bouton panique” en hébergement transitoire ou d’urgence et d’un protocole permettant d’intervenir rapidement », affirme Yves Séguin, directeur général du Centre d’intervention et de prévention en toxicomanie de l’Outaouais (CIPTO).
Alors que les projets amorcés avant la pandémie progressaient à petits pas, les étapes menant au financement et au déploiement de services désormais dits essentiels ont abouti de façon plus marquante au cours des derniers mois. La reconnaissance de l’état d’urgence, combinée à l’expertise développée par les organisations en réduction des méfaits, au soutien de la communauté médicale et scientifique, ainsi qu’à la prise de position des services publics dont les coroners ou les chefs de police sur l’approvisionnement sécuritaire et la décriminalisation, ont abouti à des avancées significatives.
Les exemples suivants d’adoption de politiques exceptionnelles d’approvisionnement sécuritaire ou encore de création d’espaces bienveillants (safe space) sont des projets porteurs vers la déstigmatisation, la réduction des méfaits et la réforme des politiques sur les drogues.
Le modèle de prescription concernant l’ordonnance de substances désignées affectant dès mars 2020 les activités des pharmacies à l’échelle du pays a été l’un des premiers pas posés vers un modèle d’approvisionnement alternatif et sécuritaire viable.
L’analyse de drogues, un autre outil visant un usage de substances plus sécuritaire, a également connu des avancées. En exemple, CACTUS Montréal ouvrit en juillet dernier Checkpoint, son nouveau service d’analyse de substances. Puis en septembre, ce fut au tour du Groupe de recherche d’intervention psychosociale (GRIP) d’obtenir l’exemption de Santé Canada, leur octroyant le droit d’opérer le premier service mobile d’analyse de drogues au Canada.
« Avec le recul, la fermeture de nos services et l’apport financier de la subvention d’urgence aux organismes communautaires nous ont permis de prendre un temps d’arrêt et de faire les choses autrement, ce qui a facilité la mise sur pied de ce nouveau service », témoigne Magali Boudon, directrice générale du Groupe de recherche et d’intervention psychosociale (GRIP).
Bien que ce soit difficile d’évaluer le lien direct entre la pandémie et les exemptions ou financements accordés, il est fort à croire que les projets d’analyse de drogues et de prévention des surdoses ont bénéficié d’une plus grande écoute, de processus de cheminement des demandes parfois simplifiés et possiblement d’une accélération des décisions auprès des diverses instances.
« La pandémie a contribué à une plus grande flexibilité quant à la mise en œuvre et la temporalité des projets, tels que le nôtre. En effet, la fermeture des frontières empêchait la livraison d’un camion devant être transformé en une unité mobile de services de consommation supervisée. Puisque nous étions très avancés dans le développement de ce projet, nous avons pu rapidement travailler auprès des instances publiques à l’obtention du financement et des permissions nécessaires afin d’offrir avec notre partenaire, BRAS Outaouais, un nouveau service dans la région, soit un site de prévention de surdoses. Non seulement cela a accéléré le processus, mais cela nous a donné la chance d’acheter par exemple une tente d’inhalation, tout en conservant le plan initial », évoque Yves Séguin, directeur général du Centre d’intervention et de prévention en toxicomanie de l’Outaouais (CIPTO).
La crise a par ailleurs exposé au grand jour le rôle accru des personnes avec vécu expérientiel dans le succès de ces initiatives.
« J’aime croire que cela obligera désormais les responsables des ressources humaines à reconnaître à leur juste valeur les pair·e·s qui ont des compétences, un réseau et une expertise réelle, plutôt que de ne pas reconnaître financièrement leur apport », de dire Donald McPherson, directeur général de la Coalition canadienne de politiques sur les drogues (CCPD).
Avec l’exposition de faits et statistiques, des mythes se sont défaits. Les obstacles encourus pour bénéficier de services visant le mieux-être de la population ont été non seulement identifiés, mais aussi appuyés par des données probantes. La réorganisation et l’adaptation des services sont devenues incontournables. La santé publique et les droits de la personne ont été priorisés dans la couverture médiatique et les discours politiques, tel que le démontre l’attention portée au projet de loi C-22.
« La représentation de notre réseau dans les médias, ainsi que des parents et familles endeuillées par la crise des surdoses, a mené à une hausse considérable de l’adhésion de membres à notre cause et à notre pouvoir d’action », affirme Isabelle Fortier, leader régionale – Québec, chez Moms Stop the Harm.
Avec la COVID-19, les organismes œuvrant en défense des droits sont en rapport de force. L’argumentaire s’est transformé et a été consolidé. Solidairement, les communautés se sont approprié le discours et ont affiné le plaidoyer en matière de politiques sur les drogues. Les conditions étant propices à la mobilisation, plusieurs opportunités ont été saisies. En voici des exemples significatifs.
À l’automne 2020, Vancouver est devenue la première juridiction au pays à demander au Gouvernement canadien la décriminalisation de la possession simple de drogues et une exemption de la loi réglementant certaines drogues et autres substances. Depuis, Toronto lui a emboité le pas, s’apprêtant à envoyer sa demande d’exemption à l’automne 2021. Pendant ce temps, plusieurs autres villes canadiennes, dont Montréal, continuent d’exhorter l’État à la décriminalisation des drogues à la suite de l’adoption de motions lors de conseils municipaux.
Parallèlement, des groupes représentant des personnes utilisatrices de substance et leurs proches se sont unis, entre autres pour entamer des poursuites judiciaires envers les autorités provinciales de l’Alberta et de la Colombie-Britannique ou encore, pour développer une plateforme stratégique visant la décriminalisation des drogues au pays.
La pandémie de la COVID-19 nous rappelle que les politiques changent plus rapidement lorsque la crise est publiquement visible et les décès augmentent. Avec le recul, cette pandémie et son lot de tragédies ont fourni les arguments additionnels et concrétisé des moyens pour mettre fin à ces injustices. L’évaluation des avancées depuis mars 2020 et de leurs impacts, de même que le maintien et le renforcement des acquis et des collaborations sont essentiels pour assurer la mise en place de politiques, mesures et projets structurants.
Les prises de position publiques nous laissent penser que la frontière entre stigmatisation et acceptation en regard de l’usage de substances psychoactives s’est atténuée. La déconstruction de ce que l’on considère comme drogue légale ou illégale est en cours. Les savoirs ont été valorisés et les données probantes davantage reconnues.
Cette conjoncture unique exposant les failles de la société offre un moment propice pour traduire les plaidoyers en actions mobilisatrices de changements qui mèneront à une réforme des politiques sur les drogues basées sur les personnes utilisatrices de substances et le respect des droits. Le cri du cœur a été entendu. Le temps est venu de faire le saut vers des politiques justes, équitables et inclusives qui transformeront et sauveront des vies.