décembre 2021
Jorge Flores-Aranda (École de travail social, Université du Québec à Montréal), Stéphanie Marsan (Centre hospitalier de l’Université de Montréal), Annie Talbot (Centre hospitalier de l’Université de Montréal), Manuela Mbacfou Temgoua (Centre hospitalier de l’Université de Montréal), Dianna Marini (Projets Autochtones du Québec), Rossio Motta-Ochoa (École de travail social, Université du Québec à Montréal)
Les causes de l’itinérance sont multiples et complexes, et le résultat de différentes interactions entre facteurs personnels, sociaux et politiques (Paradis, 2016). La littérature scientifique distingue l’itinérance chronique (qui s’étale sur une longue période), l’itinérance intermittente (des épisodes courts d’itinérance sur une période donnée) et l’itinérance à la suite d’une situation de crise (un épisode court et unique) (Fazel et al., 2014). Il est également possible de différencier l’itinérance visible, c’est-à-dire celle qui est vécue par les personnes qui ne disposent pas d’un endroit pour se loger ; ainsi que l’itinérance cachée, laquelle fait référence aux personnes qui, par exemple, sont hébergées chez des amis ou qui ont une condition précaire d’hébergement (Latimer et Bordeleau, 2019).
Au Canada, près de 235 000 personnes se retrouvent en situation d’itinérance chaque année (Gaetz et al., 2014 ; Paradis, 2016). Lors du dernier dénombrement des personnes en situation d’itinérance visible effectué dans la nuit du 24 au 25 avril 2018, il y avait, dans 11 des 18 régions du Québec, 5 789 personnes en situation d’itinérance, dont 3 149 se trouvaient à Montréal (Latimer et Bordeleau, 2019). Une des raisons pour lesquelles les personnes en situation d’itinérance sont exclues des refuges d’urgence, ou d’autres services, est l’impossibilité d’y consommer de l’alcool ou leur état d’intoxication est trop importante (Pauly, 2016).
Les visages de l’itinérance sont multiples et il existe une surreprésentation de certaines populations, dont les Autochtones (Premières Nations, Métis et Inuits) (Latimer et al., 2015 ; Paradis, 2016). Alors que les personnes des Premières Nations et les Inuits représentent respectivement 2.3% et 0,2% de la population du Québec, ils représentaient respectivement 10,4% et 1,6% des personnes en situation d’itinérance lors du dénombrement mené en 2018 (Latimer et Bordeleau, 2019). Dans les centres urbains canadiens, les personnes Autochtones ont huit fois plus de risque que le reste de la population de se retrouver en situation d’itinérance (Patrick, 2014). Cette situation peut être considérée comme une des multiples conséquences du traumatisme intergénérationnel vécu par les peuples Autochtones canadiens ayant, entre autres, vécu les « pensionnats autochtones » (O’Neill et al., 2018). Ces pensionnats, gérés par l’église catholique et financés par le gouvernement fédéral, étaient un des mécanismes pour assimiler les peuples Autochtones à la culture occidentale. Entre 1870 et 1997, plus de 150 000 enfants Autochtones ont été obligés de fréquenter ces pensionnats et ont été forcés à abandonner leur langue et leur culture, en plus de subir différentes formes de violence et de négligence (Bombay et al., 2014).
L’itinérance est très souvent accompagnée de problèmes de santé (Aubry et al., 2012 ; Latimer et al., 2015). En effet, comparativement à la population générale, les personnes en situation d’itinérance présentent des taux plus élevés de troubles de santé mentale, de santé physique et de consommation de substances. Celles qui ont une consommation problématique de substances, dont la consommation d’alcool, font face à de multiples stigmatisations et à la judiciarisation (Aubry et al., 2012). Cela aggrave encore plus les obstacles existants à l’accès aux soins et compromet davantage la santé et la dignité d’une population qui souffre souvent de problèmes de santé complexes.
Les ressources publiques et communautaires jouent un rôle important dans le soutien aux personnes en situation d’itinérance. Toutefois, les troubles liés à l’usage d’alcool chez cette population constituent une des barrières importantes à l’accès aux services (Vallance et al., 2016). Afin de pallier ces manques, différentes approches sont explorées, dont l’implantation de ressources de type wet dans lesquelles la sobriété n’est pas une condition d’accès et où la consommation d’alcool est autorisée, ou même gérée par le personnel (Reed, 2008 ; Podymow et al., 2006).
On distingue deux grands modèles de ressource de type wet : 1) les programmes de gestion de la consommation d’alcool (Managed Alcohol Program), qui consistent dans la distribution de doses prédéterminées d’alcool à des intervalles de temps réguliers dans le cadre d’un hébergement à court/ moyen terme ; et 2) les centres où la durée de séjour varie entre quelques heures (centres de jour) et plusieurs mois (hébergements de transition) qui permettent la consommation d’alcool selon le propre rythme de la personne (sans dose prédéterminée). De tels programmes d’intervention sont conçus pour assurer la sécurité, améliorer la santé et le bien-être des personnes rencontrant des difficultés en lien avec leur consommation d’alcool et leurs conditions de vie. Les effets de ces services sont multiples, notamment sur la consommation d’alcool et d’autres substances psychoactives, sur le système de santé et sur les relations avec la police, sur la santé et le bien-être des individus ainsi que sur la stabilité résidentielle.
Plusieurs populations sont davantage vulnérables aux complications associées à la COVID-19 en raison d’un état de santé précaire, dont les personnes en situation d’itinérance et celles ayant des enjeux en lien avec leur consommation de substances psychoactives (Bertrand et al., 2020). Ces personnes sont également plus à risque de contracter la COVID en raison des difficultés à appliquer certaines mesures dont la distanciation physique, l’isolement en cas de symptômes et l’accès à de l’équipement de protection individuel, entre autres (Bertrand et al., 2020). De plus, la surcharge de travail occasionnée par la COVID-19 a eu comme conséquence que plusieurs services sociaux et de santé, dont des services en dépendances et en itinérance, ont été interrompus ou réduits, notamment durant la première vague de la pandémie. La fermeture, ou la réduction, de ces services ont eu un impact important sur une population déjà fragilisée (Bertrand et al., 2020).
La pandémie et les mesures qui ont été prises pour la combattre ont aussi été à l’origine de la mise en place de plusieurs interventions novatrices, autant dans le milieu public que communautaire. Différentes mesures ont été prises, dont : les téléconsultations avec différents professionnels de la santé et des services sociaux, l’adaptation des règles dans les refuges pour personnes en situation d’itinérance, l’assouplissement de certaines restrictions associées aux traitements pour les personnes ayant un trouble lié à l’usage d’opioïdes, entre autres (Bertrand et al., 2020). Cependant, la pérennisation de ces mesures n’est pas assurée une fois la pandémie contrôlée.
C’est dans le contexte de la pandémie de COVID-19 et ses conséquences sur le réseau de la santé et des services sociaux que l’organisme communautaire autochtone, Projets Autochtones du Québec (PAQ), a développé et mis en place un programme de gestion de la consommation d’alcool (PGCA). Le PGCA, comme tous les services de l’organisation, s’appuie sur le respect des cultures et des valeurs autochtones et visent la dignité et le sens de communauté (PAQ 2020). Ce programme s’adresse à des hommes Autochtones en situation d’itinérance chronique ayant d’importantes difficultés à accéder à des ressources d’hébergement en raison de leur consommation d’alcool et qui se sentent vulnérables dans la rue.
PAQ est un organisme ayant pour mission « d’accompagner les personnes Autochtones qui sont confrontées à la précarité de logement à Montréal ». Le PGCA de PAQ est un service résidentiel à long terme qui vise à réduire les difficultés d’accès à l’hébergement parmi les personnes Autochtones en situation d’itinérance chronique dépendantes à l’alcool et à atténuer les méfaits associés à cette dépendance (PAQ, 2021). Plus précisément, le PGCA offre aux résidents un hébergement sécuritaire favorisant sa stabilisation et sa qualité de vie. Il permet également d’améliorer l’accès aux services de santé primaires, dont les participants s’étaient éloignés en raison de leurs conditions de vie. La structure du PGCA favorise également la mise en place d’un soutien communautaire, notamment par le contact et le renouement avec les cultures autochtones (PAQ, 2021).
Le PGCA offre un environnement supervisé 24h/24, 7 jours par semaine grâce à la présence d’intervenants qui offrent un soutien holistique aux résidents. Les résidents ont des chambres privées entièrement meublées et disposent des espaces communs comme une cuisine commune, une salle de jeux, un salon et un jardin. De plus, les résidents ont accès à un service de nettoyage et à deux repas par jour. Ils sont encouragés à utiliser les installations pour préparer le troisième repas de la journée. Les coûts de ces services est pris en charge par les résidents par le biais de leur chèque d’aide sociale.
Le PGCA a été mis en place en collaboration avec l’équipe du Service de médecine des toxicomanies du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CHUM). Impliquée dès le début dans le développement des protocoles médicaux et d’admission du programme, l’équipe offre des formations et du soutien aux participants et aux intervenants du programme. Elle fait l’évaluation médicale de chaque participant et offre les services et les suivis cliniques liés à la consommation de substances. Elle joue aussi un rôle de liaison entre les participants, les intervenants et les différentes équipes de soins afin d’améliorer l’accessibilité aux soins de santé et l’expérience vécue. Cette collaboration permet la présence d’une infirmière à temps partiel et des visites médicales hebdomadaires.
Les services de type wet, dont le PGCA, ont des avantages, mais aussi certains défis. En termes organisationnels, les PGCA doivent établir des règles de fonctionnement suffisamment équilibrées pour faciliter le vivre-ensemble et pour atteindre les objectifs du programme. En matière des ressources humaines, ce type de programme nécessite des professionnels très qualifiés et hautement formés. Enfin, les besoins d’investissement en infrastructure peuvent potentiellement être importants, notamment : espaces séparés pour les services wet intégrés à une ressource existante, entreposage sécurisé d’alcool, etc.
Dans ce contexte, PAQ, le Centre de recherche du Centre hospitalier de l’Université de Montréal (CR-CHUM) et l’Université du Québec à Montréal (UQAM) mutualisent leurs forces et leurs savoirs afin d’évaluer la mise en œuvre du premier PGCA du Québec. Cette étude a pour but de déterminer les impacts liés à la mise sur pied du projet pilote sur la qualité, la sécurité, les coûts ainsi que l’expérience des participants, de l’équipe de PAQ ainsi que de l’équipe du Service de médecine des toxicomanies du CHUM.
Les résultats de cette étude devront être disponibles au cours de l’année 2022 et ils pourront favoriser la pérennisation du PGCA et guider le développement et la mise en place de PGCA auprès d’autres populations.