décembre 2021
Alexis Beaulieu-Thibodeau (Université de Montréal) Nadine Blanchette-Martin (CIUSSS-CN/CISSS-CA), Christina Blier (Association québécoise des centres d’intervention en dépendance), Jacinthe Brisson (Institut national de santé publique du Québec), Jean-Sébastien Fallu (Université de Montréal), Francine Ferland (CIUSSS-CN/CISSS-CA), Jorge Flores-Aranda (Université du Québec à Montréal), Thomas Gottin (Institut national de santé publique du Québec) Mathieu Goyette (Université du Québec à Montréal), Vincent Wagner (Institut universitaire sur les dépendances)
Le commerce des substances psychoactives (SPA) sur Internet existe depuis plusieurs années, notamment les « pharmacies » virtuelles qui vendent des médicaments sur ordonnance (benzodiazépines, opioïdes, etc.) ou encore les sites qui proposent des SPA « légales », c’est-à-dire des SPA émergentes qui ne se retrouvent pas sur les listes réglementaires gouvernementales en raison de leur récence ou de leur statut marginal (Orsolini et al., 2015). Avec l’apparition du SilkRoad 1 en 2011, le marché illégal virtuel s’est étendu sur le DarkNet, un réseau informatique caractérisé par un accès restreint et réputé anonyme ; ce réseau est localisé au sein de la partie d’Internet inaccessible et non indexée par des moteurs de recherche (Martin, 2014).
Depuis environ cinq ans, les réseaux sociaux ont pris leur place sur le marché virtuel de SPA en offrant la possibilité de réaliser des transactions sécurisées sans posséder des compétences informatiques avancées. Par exemple, sur Facebook, Instagram ou Twitter, les clients entrent d’abord en contact avec les vendeurs par l’intermédiaire d’amis ou de groupes d’intérêt, où les SPA sont proposées publiquement, pour ensuite se diriger vers une messagerie privée 2 pour discuter des détails de la transaction (Al-Rawi, 2020 ; Demant et al., 2019). Au Québec, l’achat légal en ligne de l’alcool par la Société des alcools du Québec (SAQ) et du cannabis par la Société québécoise du cannabis (SQDC) s’ajoute parmi les options chez les personnes qui achètent des substances en ligne.
Afin de freiner la pandémie de la COVID-19, de nombreux gouvernements ont imposé à leur population des mesures de distanciation physique et de confinement à la maison. Ces mesures ont pu avoir des impacts sur l’approvisionnement des produits pour les personnes qui consomment des SPA. En effet, la distanciation physique a probablement mené certains clients et revendeurs à se retirer du marché physique par crainte de contamination ou de se faire plus facilement repérer par les autorités (Dietze et Peacock, 2020). Dans plusieurs pays, bien que l’ouverture des magasins d’alcool et de cannabis 3 ayant « pignon sur rue » ait été maintenue, la vente légale en ligne de ces SPA a été facilitée lors des premiers confinements par la collecte à l’auto ou les heures de livraison prolongées (Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances, 2021 ; Colbert et al., 2021). Le marché physique a aussi pu connaître une baisse considérable de la disponibilité de certaines SPA, incitant les clients à considérer d’autres sources d’approvisionnement (Nations Unies. Office contre la drogue et le crime, 2020). De plus, la fermeture des bars et des boîtes de nuit, l’annulation des événements festifs et l’interdiction de se réunir à l’intérieur pour fêter ont fait disparaître, pendant un temps, certains contextes ou occasions propices à l’achat de SPA. Afin de contourner ces défis d’approvisionnement, certaines personnes ont pu se tourner vers les marchés numériques pour se procurer des SPA. Cependant, l’usage de ces moyens numériques est davantage adopté par ceux ayant une certaine aisance et affinité avec les espaces virtuels.
Notre équipe a mené une étude quantitative afin de mieux comprendre le phénomène de l’approvisionnement de SPA en ligne, en particulier en contexte de la pandémie de la COVID-19. Recrutés à partir de Facebook et de Twitter d’octobre 2020 à juin 2021, 1 482 participants adultes ayant consommé des SPA dans les 30 jours précédant la mise en place des mesures sanitaires au Québec (13 mars 2020) ont répondu en ligne à plusieurs questionnaires portant sur leurs habitudes de consommation, notamment dans le cas d’achats en ligne.
Parmi les 1 482 participants, 30 % ont déclaré avoir acheté des SPA en ligne au cours de leur vie (12 % alcool ; 19 % cannabis ; 4 % autres SPA). Depuis le début des mesures sanitaires, 5 % de l’échantillon total se sont approvisionnés pour la première fois en ligne pour l’alcool, 5 % pour le cannabis et 1 % pour d’autres SPA.
Dans les six derniers mois qui ont précédé le début des mesures sanitaires, respectivement 7 % et 12 % des participants ont déclaré s’approvisionner en ligne à la SAQ et la SQDC, deux sociétés d’État au Québec. Depuis la mise en place des mesures sanitaires, 9 % des participants se sont procuré de l’alcool en ligne à la SAQ, tandis que 14 % ont acheté du cannabis en ligne sur le site de la SQDC.
Parmi ceux qui ont acheté du cannabis en ligne (n=286), la majorité (n=237 ; 83 %) a eu recours au site de la SQDC ; seulement le quart des participants ayant transité par la SQDC (n=58 ; 25 %) ont également acheté du cannabis sur le marché illégal. Autrement, 4 % des participants ont commandé des SPA auprès de « pharmacies » en ligne avant et depuis la pandémie. Une faible minorité (1-2 %) des participants ont acheté des SPA sur les réseaux sociaux ou le DarkNet, sans qu’une nette augmentation puisse être associée à la pandémie.
Les participants ayant déclaré avoir acheté de l’alcool sur le site Internet de la SAQ et du cannabis sur le site Internet de la SQDC rapportent l’avoir fait en raison de la commodité de ce mode d’achat (plus convivial de commander en ligne, réception des produits à la maison ou dans une boîte postale) et de la variété de l’offre de produits. Certains ont nommé d’autres raisons pour se procurer sur des sites officiels : l’achat par ces plateformes leur permettait d’éviter la file d’attente en magasins, d’accéder à des produits qui n’étaient pas offerts dans les succursales à proximité et d’éviter les longs déplacements. Les participants ayant acheté par les réseaux sociaux, les annonces classées (p. ex. Kijiji au Québec ou Leboncoin.fr en France), ainsi que les « pharmacies virtuelles » l’ont également fait pour des raisons de commodité et de diversité des produits. Ces derniers ont aussi mentionné les prix plus bas des SPA par ces réseaux. Les participants ayant transité par le DarkNet l’ont fait aussi pour ces mêmes motifs, mais certains ont souligné l’importance de l’anonymat, la perception d’avoir accès à de meilleurs produits et la possibilité de se renseigner sur le degré de satisfaction des autres clients. Les participants n’ayant jamais acheté de SPA en ligne disaient ne pas avoir eu besoin de le faire.
Les participants de notre étude qui achètent des SPA légales semblent s’approvisionner majoritairement par l’entremise de sites légaux. Les mesures sanitaires n’ont toutefois pas contribué à une augmentation importante (2 %) de la proportion de clients vers le marché virtuel. Ce constat laisse entendre que la majorité des participants préfère recourir partiellement ou complètement à un système légal lorsqu’il est possible de le faire comme pour l’alcool et le cannabis, bien avant même le début de la pandémie. Ainsi, la légalisation du cannabis aurait permis ce passage vers un approvisionnement plus sécuritaire pour les personnes qui consomment, considérant le contrôle de la qualité et la régulation des produits vendus par la SQDC. Les résultats de la présente étude semblent suggérer que cette transition s’est également opérée dans l’espace virtuel. Avoir accès à un produit régulé, dont la composition et la provenance sont connues, constituerait un aspect majeur de la réduction des risques. Soulignons que ces sites officiels de vente représentent aussi un espace d’information sur les produits et leurs effets pour les consommateurs. Afin d’orienter les clients qui s’interrogent sur leur consommation, des partenariats avec les ressources d’aide en ligne ou des hyperliens vers des sites pour trouver de l’aide seraient une piste à explorer sur les sites légaux de vente en ligne (p. ex. Drogue : aide et référence, Trouvetoncentre.com, etc.).
Malgré que l’achat sur les sites non officiels ou illégaux reste un phénomène relativement marginal au Québec, l’impact sur le domaine socio-sanitaire n’est probablement pas négligeable. Les données de cette étude ne permettent pas d’évaluer les conséquences de l’achat en ligne via ces sources non officielles ou illégales, mais certaines ont été identifiées dans la littérature scientifique. Par exemple, ces sites sont des lieux propices de promotion et de vente de nouvelles SPA de synthèse dont les effets sur la santé physique et mentale, initialement peu documentés, peuvent se révéler négatifs (Corkery et al., 2017). Ces nouvelles SPA achetées illégalement en ligne peuvent être revendues sur le marché illégal physique (Aldridge et Décary-Hétu, 2016). Ce phénomène pourrait contribuer à l’expansion de la crise des surdoses en facilitant la disponibilité de nouveaux opioïdes synthétiques, car l’usage de certains peut mener à des complications médicales, de la dépendance, ainsi qu’à des décès (Solimini et al., 2018).
Néanmoins, certaines nuances doivent être émises sur les conséquences de l’achat sur le marché illégal virtuel. En effet, il pourrait s’avérer pertinent de réfléchir si ces plateformes numériques peuvent constituer des alternatives fournissant potentiellement un contexte favorable au déploiement des stratégies reposant sur la réduction des risques. Par exemple, quels sont les avantages et les désavantages de pouvoir se renseigner sur l’expérience d’autres clients sur la qualité du produit ou la transaction en elle-même? Soulignons toutefois que ces sites illégaux, par opposition aux plateformes légales, ne permettent pas de garantir officiellement la qualité des produits.
En résumé, la majorité des participants qui consomment des SPA n’ont pas eu recours à l’approvisionnement par les plateformes numériques pendant les premiers mois de la crise sanitaire, malgré les contraintes imposées par la pandémie de la COVID-19. Parmi ceux qui ont utilisé ces plateformes, les sites officiels légaux étaient ceux auxquels les gens avaient davantage recours. Seule une minorité des participants ont acheté des SPA sur des sites non officiels ou le DarkNet. Considérant une certaine importance du marché légal de SPA en ligne, il serait pertinent de s’interroger sur les pratiques d’intervention qui pourraient être intégrées afin de valoriser la réduction des risques liée à ces plateformes, notamment par de la sensibilisation auprès des clients et par la régulation commerciale. Outre les questions d’accessibilité pour les populations considérées comme plus vulnérables, il serait également pertinent de travailler en partenariat avec ces plateformes légales afin de diffuser des messages contenant de l’information juste et crédible sur les SPA et les usages à risque, ainsi que d’assurer la surveillance et le contrôle des stratégies publicitaires faisant la promotion de la consommation.