décembre 2021
Natacha Delmotte (TREMPOLINE), Laurence Przylucki (Le Comptoir de Charleroi), Ingried Lempereur (SESAME), Virginie Kartkemeyer (L'Echange), Magali Crollard (Accueil Drogues (Centre Alfa))
Partout, que ce soit à Charleroi, Châtelet, Liège ou Namur, la crise s’est abattue avec la même violence. Partout, le premier confinement de près de trois mois a signifié la fin de l’accueil des structures, la fermeture des services administratifs, celle des banques alimentaires. Cela a aussi signifié « des rues vides, sans possibilité pour les usagers de drogues en situation de précarité de faire la manche, sans dealers pour ceux qui avaient besoin de continuer à consommer, et sans toit », se souvient Laurence Przylucki au Comptoir (Charleroi), où sont reçues habituellement vingt à trente personnes chaque jour.
Pour Sésame, ce confinement « a anéanti, selon Ingried Lempereur, la fonction essentielle d’un service comme le nôtre : l’accessibilité, la souplesse d’accueil sans prises de rendez-vous, entre 9 heures et 17 heures, idéales pour les gens qui ont des difficultés avec la structuration dans le temps ou qui réagissent dans l’urgence ». Trempoline aussi, a dû fermer à Châtelet, et a interrompu toutes les nouvelles admissions. La trentaine de résidents qui y séjournent entre douze et 18 mois ont dû s’isoler. « Cela fut une rupture brutale avec notre fonctionnement habituel en groupe, qui repose sur l’apprentissage par l’expérimentation et sur des échanges relationnels », note sa directrice générale Natacha Delmotte.
Il s’est aussi agi, parfois, de « se transformer en cuisiniers, avec l’aide et la solidarité des citoyens qui ont pris conscience que les toxicomanes peuvent crever la dalle et souffrir » : des repas chauds ont été distribués dans la rue, à Charleroi. Ce qui a amené « de nouveaux usagers, venus d’abord pour la nourriture, mais que nous ne verrons plus par la suite », remarque Laurence Przylucki.
Alors, il a fallu s’adapter. « Une permanence téléphonique a aussitôt été assurée par de petites équipes qui se relayaient sur place, et d’autres ont assuré l’écoute à leur domicile », raconte Magali Crollard, du Centre Alfa. C’est aussi par téléphone que Sésame a fonctionné pour les consultations. « Les prescriptions du médecin se faisaient par voie électronique et nous téléphonions pour maintenir le lien », selon Ingried Lempereur. Pas toujours facile, car « c’était parfois perçu comme une intrusion dans la vie privée ». En 2020, environ 500 à 600 appels téléphoniques ont été assurés et 2 500 à 2 800 consultations psychologiques, médicales et sociales effectuées.
À Namur, le comptoir d’échange de matériel avec accueil, accompagnement social, soins et traitements a dû fermer. « Nous avons continué à distribuer le matériel, sur le pas de la porte, raconte Virginie Kärtkemeyer. Puis nous avons renforcé le travail de rue, ce qui a permis de maintenir le lien avec notre public. C’était très compliqué, notamment pour trouver du matériel de protection comme pour effectuer les démarches sociales pour les personnes vivant dans la rue, à qui nous prêtions nos téléphones pour qu’elles puissent appeler les services sociaux. »
Faire avec, s’adapter, certes, mais aussi innover. Chez Trempoline, « nous avons d’abord prévenu les familles de cette situation, rappelé qu’elle était « extraordinaire » et aussitôt acheté des caméras et des tablettes pour des webcams permettant des communications fréquentes, rapporte Natacha Delmotte. La place des familles est très importante pour nos résidents, alors nous avons mis en place des relais téléphoniques et fait des visios trois fois par semaine. Comme les départs en famille le week-end étaient interrompus, un studio dédié, installé dans l’un des vastes bâtiments de la structure, a été mis à la disposition de ceux qui le souhaitaient. Le rituel du week-end a ainsi pu être maintenu ».
« Nous avons travaillé différemment tout au long de cette crise, reconnaît Magali Crollard. Une fois le matériel de protection sanitaire reçu, nous avons peu à peu repris les consultations psychologico-sociales et nos activités en présentiel, puis nos activités de proximité, en rue et dans les parcs ». Et ce bouleversement total a obligé « à faire preuve de réactivité et à développer des ressources insoupçonnées. Pour maintenir le lien, nous avons par exemple pris l’habitude d’appeler les personnes seules, plusieurs fois par semaine pour prendre de leurs nouvelles. Nous étions parfois le seul contact qu’elles avaient encore ».
À Namur, chez Sésame, l’équipe a voulu reprendre les consultations physiques avec les patients, même s’il n’était pas possible encore d’assurer l’accueil permanent sans rendez-vous. « On a trouvé un système qui respectait les critères de sécurité sanitaire : les heures de rendez-vous étaient décalées de dix minutes pour chaque praticien, ce qui évitait que les patients se croisent. Mais les urgences étaient aussi évaluées par interphone, au cas par cas. »
« Les ressources ne venant plus de l’extérieur, tout le monde a été très créatifs, renchérit Natacha Delmotte. Nous avons organisé des animations, des jeux, avons réalisé des capsules vidéo qui ont été envoyées aux familles. Des administratifs ont proposé des ateliers pâtisserie. Nous avons même pratiqué des arts martiaux. »
Isolement, absence de proximité, distanciation, l’essence même du travail habituel a pourtant été remis en cause. « Nous avons ressenti une perte de sens, ou plutôt cela a donné un autre sens à notre travail, constate Virginie Kärtkemeyer. Et cela a montré l’importance des services comme le nôtre, les services de bas seuil, rappelant le rôle essentiel qu’ils jouent pour pouvoir maintenir le lien avec les usagers. »
Et la fatigue, l’incertitude, l’angoisse dans un environnement anxiogène, un cadre bouleversé, ont souvent impacté les équipes. « Des images très fortes ont choqué beaucoup d’entre nous : les rues vides, les magasins fermés, les usagers affamés et amaigris, agglutinés autour d’un sac à dos où nous distribuions de la nourriture parce que faire la manche étant devenu impossible et que des magasins n’acceptaient plus le cash », relève Virginie Kärtkemeyer. Fatigue, angoisse, le point de rupture était vraiment proche car « la créativité a ses limites, comme le fait remarquer Natacha Delmotte, qui a vu des travailleurs pleurer. Les personnels étaient si fatigués que nous avons dû mettre en place la prévention du burn out, avec des moment planifiés de convivialité ».
De son côté, Magali Crollard reconnaît qu’il est difficile de se sentir en terrain inconnu. « Cela entraîne une perte de nos repères qu’il faut gérer, quand on se sent démuni pour pouvoir aider toutes les personnes. » En toile de fond, les inégalités sociales et ses corollaires comme la fracture numérique. « Pour faire des visioconférences avec les patients, il faut qu’ils soient outillés ! Et puis les toxicomanes dans la rue n’ont pas tous un portable à portée de main. » À cela se sont ajoutés, comme si le fardeau n’était pas assez lourd, les problèmes générés par la solitude, avec, pour certains usagers, une santé chancelante et les risques de reconsommation.
Cette crise sanitaire, comme toute crise, a conduit à des comportements différents et contradictoires. Devant des informations lacunaires et changeantes, au gré des avancées scientifiques, chacun a réagi comme il a pu : des absences au surinvestissement, du télétravail au travail sur le terrain, la fleur au fusil et le masque de tissu sur le nez pour répondre à la situation d’urgence sanitaire. Chez Virginie Kärtkemeyer, l’équipe s’était réduite à quatre personnes. Quand la crise s’est éloignée, quand tout a recommencé, « on a eu une idée plus claire de la fragilité du système, de notre travail et de nos patients ».
Signe que la crise a secoué durement les patients mais aussi l’institution. Tout le monde n’a pas eu la chance des résidents de Trempoline, où Natacha Delmotte raconte « » le syndrome de la cabane « , dans laquelle les gens voulaient rester chez nous, car Trempoline avait été vécu comme un nid bien chaud ». Sésame, le centre namurois d’Ingried Lempereur qui accueille 400 consultants dans l’année, estime à « une vingtaine les personnes perdues, sur les 100 à 150 consultants suivis régulièrement », avec à la clef crises d’angoisse et tentatives de suicides. « Et pour ceux qui reviennent, il faut ramer pour retisser des liens tant ils sont fragiles ».
Et pourtant. Comme le disent poétiquement les Britanniques, chaque nuage a sa doublure d’argent. « Si l’on veut soigner nos patients, notre institution doit prendre soin d’elle-même », fait remarquer Virginie Kärtkemeyer. De fait, cette crise a agi comme un révélateur. Elle a d’abord montré que les structures se sont adaptées tant bien que mal en faisant preuve de réactivité, grâce à des personnels dévoués et pleins de ressources. Elle a aussi montré, sinon les failles d’un système, du moins ses fragilités et qu’il était nécessaire de l’améliorer, de le conforter. À Trempoline, où travailleurs et résidents ont lutté ensemble, il a fallu « remettre de l’exigence et de la hiérarchie, et faire diminuer la crainte de l’extérieur ». Pour d’autres, comme, Virginie Kärtkemeyer, « cette crise a renforcé les liens avec le réseau qui existaient déjà et montré que l’on était capables de s’inscrire dans une dynamique d’urgence. Elle a renforcé, chez nous, le sentiment que les services ont un rôle essentiel ». Sur un plan pratique, la crise sanitaire a pérennisé certaines pratiques, comme l’utilisation des « visio-conférences » : pour Natacha Delmotte, « elle est rentrée dans les mœurs. Elle ne remplace pas une visite, mais permet à des familles qui ne se seraient pas déplacées de pouvoir rester en lien avec nous ».
Les consultations à distance évitent, pour Magali Crollard, « les pertes de temps pour un déplacement, les rendez-vous téléphoniques, avec les personnes isolées, et sont idéales pour ceux qui les préfèrent aux rendez-vous en présentiel, par phobie sociale. » Pour d’autres, comme Laurence Przylucki, des changements d’horaires pour mieux répondre à la demande ont été instaurés, tant et si bien que le nombre d’accompagnements sociaux s’est développé. Chez Trempoline, un projet est né de la pandémie, sélectionné pour 2021-2023 par la Fondation Roi Baudoin dans le cadre du Fonds solidaire pour les établissements hospitaliers et résidentiels : renforcer le travail de prévention à toutes les maladies infectieuses, « ce qui implique un changement de mentalités ».
Les dégâts causés par la crise sanitaire sont encore au cœur des préoccupations. Des lignes de force et des consensus se dégagent, que résume Ingried Lempereur : « Garder le lien avec les patients, qui passe par un maintien de l’accueil, la réduction des délais entre le premier rendez-vous et le suivant, l’analyse de la demande dans les trois ou quatre jours. Cela passe aussi par apporter plus d’intensité dans notre réponse à la demande, et moderniser les équipements. »