décembre 2021
Jean-Michel Delile (Fédération Addiction)
Dans ce contexte de crise sanitaire, le stress social majeur (angoisses pour sa santé, pour celle de ses proches, deuils, angoisse universelle) et au confinement (isolement, réclusion, cohabitation parfois difficile ou tendue, etc.) a conduit à des phénomènes contrastés quant aux pratiques addictives. Schématiquement, les usagers non-dépendants ont eu tendance à réduire leurs niveaux de consommation (moins de sorties, de fêtes, moins d’approvisionnement, etc.) alors que les usagers dépendants ont eu tendance à les augmenter par recherche d’autorégulation (tabac, alcool, cannabis, médicaments psychotropes…)
De même chez les adolescents, il a pu être observé chez les usagers occasionnels, plutôt une diminution des niveaux d’usage (cannabis, alcool, produits festifs…) mais plutôt une aggravation chez les dépendants (tabac, cannabis). En résumé, les usages importants se sont intensifiés, les usages modérés se sont plutôt encore réduits jusqu’au sevrage total parfois. Par ailleurs, le confinement a amplifié des conduites addictives: écrans, réseaux sociaux, jeux d’argent en particulier poker en ligne, et les troubles des comportements alimentaires (avec un effet délétère accru en lien avec la sédentarité).
Les vulnérabilités psychologiques se sont accrues chez les jeunes en lien avec l’isolement et le sentiment de solitude particulièrement dommageables chez les adolescents pour qui la connexion avec le groupe des pairs est vitale. Leur toute première angoisse était ainsi d’être séparés de leurs copains comme cela a pu encore être rappelé dans une revue systématique récente (Loades et al., 2020). L’isolement et la solitude en contexte COVID, avec souvent des conduites addictives comme facteur aggravant (écrans, cannabis…), ont ainsi accru le risque pour les jeunes de présenter un trouble dépressif et/ou anxieux.
De même, la pandémie a eu un impact significatif sur la santé mentale de la population générale. L’enquête CoviPrev 1, menée par vagues successives depuis le 23 mars 2020 (1er confinement), indique que lors de la 3ème vague, en mars 2021, 20% des Français souffraient encore d’un état dépressif (+ 10 points par rapport au niveau hors épidémie), 21% souffraient d’un état anxieux (+ 7,5 points), 9% avaient eu des pensées suicidaires (+ 4 points). Ce n’est qu’après la vague suivante que ces chiffres ont commencé à décroître. La santé mentale était particulièrement altérée chez les précaires (emploi, finance, logement), les femmes et les jeunes (18-24 ans). De même, le récent travail du collectif « COVID-19 Mental Disorders Collaborators » (The Lancet, Oct. 2021, (https://doi.org/10.1016/S0140-6736(21)02143-7)) confirme qu’au plan mondial, l’impact sur la prévalence des troubles dépressifs majeurs (+ 27%) et des troubles anxieux (+ 25%) a été plus particulièrement marqué dans les pays fortement touchés par la pandémie et dans des populations particulières (femmes, précaires, jeunes).
Cette période de stress social majeur a donc pesé sur les consommations de produits psychoactifs tout particulièrement chez les personnes vulnérables, en premier lieu celles qui en étaient déjà dépendantes et précarisées.
Cette crise a imposé une adaptation rapide des réponses: développer de nouveaux modes d’intervention (téléconsultations), assurer l’accessibilité aux traitements, au matériel de RDR, aux tests de dépistage puis aux vaccins, gérer les surconsommations et l’agressivité en contexte de stress, aller-vers les personnes les plus précaires, à la rue, confinées en centres d’hébergement d’urgence ou isolées en campements précaires… Autant de défis à relever auxquels les professionnels et équipes de première ligne ou spécialisées se sont attaqués dès les premiers jours, malgré l’absence initiale de moyens de protection (EPI, GHA…). Entretiens à distance, groupes thérapeutiques sur internet, forums d’auto-support, équipes mobiles, drives RDR, maraudes… Ce sont autant de formes d’intervention qui ont été développées et qui, selon des modalités adaptées, pourraient être à conserver à l’avenir.
Une enquête nationale (Cottencin et al., 2020) a permis d’évaluer l’impact de la crise sur les services sanitaires et médico-sociaux en addictologie ainsi que leurs adaptations à ce contexte nouveau. Cette enquête a permis très rapidement d’obtenir les retours de plus de 350 établissements.
Sanitaire:
Le travail conduit auprès de 58 établissements sanitaires dont 38 hôpitaux a mis en évidence une forte diminution des capacités d’accueil en présentiel avec une diminution très généralement ≥ 50% de l’activité habituelle (réaffectation des équipes en unités COVID), assez largement compensée par un développement généralisé des téléconsultations et une réelle proactivité des équipes avec des appels téléphoniques aux patients.
Médico-social: ANPAA et Fédération Addiction
La même enquête a été proposée aux établissements médico-sociaux avec 300 réponses (FA : 234, ANPAA: 66) concernant plus de 400 établissements (209 CSAPA Associatifs, 44 CSAPA hospitaliers, 90 CAARUD, 79 Centres résidentiels). Les CSAPA ont pu pour beaucoup maintenir leurs activités en présentiel et ont développé les activités en téléconsultations. Le maintien des activités en présentiel a été la règle pour les dispensations de TSO en CSAPA et la remise de matériels de RDR en CAARUD complétée de réponses aux besoins primaires présentés par les usagers précaires : eau, alimentation, kits d’hygiène… Les CAARUD ont développé des actions extérieures: équipes mobiles (EQSAM, centres de desserrement…), interventions en établissements sociaux (centres d’hébergement d’urgences, CHRS…), participation aux drives PCR-COVID notamment à destination des publics précaires… Le développement des téléconsultations (psychothérapies, suivi social…) a été bien accepté aussi bien par les patients que par les professionnels pourtant peu coutumiers de ce type d’interventions. Les centres résidentiels ont pu poursuivre leurs activités mais avec des interruptions de séjour et sans procéder à de nouvelles admissions pendant le confinement.
Diverses difficultés spécifiques au médico-social associatif ont pu être relevées: absence d’inscription de ces établissements sur la liste des catégories bénéficiant des dispositions particulières (gardes d’enfants, matériel de protection EPI, GHA), absence initiale de recommandations CSAPA/CAARUD… Les échanges avec les agences régionales de santé (de qualité inégale selon les régions) et surtout avec la Direction générale de la santé (contact hebdomadaire) ont permis de résoudre ces problèmes qui illustraient la méconnaissance de notre secteur par les institutionnels. Nous étions « sous les radars ».
Globalement, les problèmes aigus rencontrés par les usagers des services ont pu trouver des réponses rapides grâce à l’excellente implication des personnels. La relative invisibilité initiale du secteur a progressivement été corrigée par une intensification des échanges avec les partenaires (GHT, équipes sociales…) et les autorités publiques ainsi que par un haut niveau d’intervention sur le terrain dans les centres et hors les murs.
La crise a permis de développer des initiatives qui, avec l’adaptation nécessaire, pourraient être prolongées comme notamment les possibilités d’accueil et de suivi en non-présentiel (téléphone, visio, emails…). Il est apparu que ces modalités pouvaient faciliter des premiers contacts (éloignement, crainte d’être jugé…), être aisément acceptées et investies par les patients et les professionnels, limiter les déplacements et le temps perdu… De même, le re-contact téléphonique systématique après une première consultation ou en cas de perte de vue semble à prolonger. Il est nécessaire de promouvoir des recherches cliniques visant à préciser les conditions de bonne utilisation de ces nouvelles formes d’intervention (Blanco, Compton, & Volkow, 2020; Haque, 2020; John C. Markowitz et al., 2020; Tami L. Mark et al., 2021). Les visioconférences devront également rester dans le paysage professionnel : beaucoup de réunions de service, de coordination, de synthèse ou d’échanges avec les autorités sanitaires ont ainsi pu se tenir plus rapidement et simplement avec souvent plus de participants qu’en présentiel et avec moins de temps perdu en déplacements.
Une autre leçon est de développer encore les équipes mobiles mixtes (sociales, RDR, addictologiques, psychiatriques) pour aller au-devant des personnes très précaires, notamment en centres d’hébergement, en campements, en squats…
Il semble aussi nécessaire de maintenir la possibilité de prescription simplifiée de traitements de substitution dans certaines conditions (éloignement/ isolement; patients stabilisés; difficultés de relais en médecine générale…) ainsi que l’accès facilité à la naloxone et aux matériels de RDR y compris par voie postale.
Les services spécialisés ont donc été en première ligne mais une partie de la population qui pouvait bénéficier de leurs services les a découverts tardivement. Cela invite à renforcer leur maillage territorial mais aussi la visibilité/notoriété du dispositif, trop souvent méconnu des professionnels et du grand public, ainsi que leur coordination régionale afin d’améliorer et simplifier l’accès et le parcours des usagers.
Les données fournies par cette enquête et par le dispositif TREND (OFDT) sont cohérentes avec celles relevées au niveau européen avec le dispositif Trendspotter de l’Observatoire européen (EMCDDA) auquel nous avons participé (EMCDDA, 2020b).
Dans son récent Rapport Européen sur les drogues (EMCDDA, 2020a), l’EMCDDA souligne ainsi qu’au début du confinement, les services spécialisés de soins et de réduction des risques ont dû faire face à d’importantes difficultés pour assurer la continuité des soins tout en respectant les règles de distanciation sociale et en réduisant l’accueil en présentiel. Des approches innovantes ont permis de limiter l’impact de ces difficultés: plus grande flexibilité dans la prescription/délivrance de TSO ou dans la remise de matériel de RDR, développement des téléconsultations, développement de l’« aller-vers » en faveur des usagers confrontés aux restrictions de circulation.
Concernant la question particulière des TSO, une session particulière du colloque francophone TDO 6 organisée en mars 2021 par l’Institut Universitaire sur les Dépendances (Montréal) nous a permis de rappeler qu’en France lors de l’Etat d’urgence sanitaire, les règles de prescription et de délivrance des TSO avaient été rapidement assouplies pour prévenir des difficultés d’approvisionnement, grâce à des échanges entre la Direction générale de la santé (DGS) et la Fédération Addiction.
Plusieurs arrêtés (dès le 19 mars 2020) ont ainsi permis d’éviter des ruptures de traitement, des stockages et donc des variations de tolérance sources potentielles de surdosages. En effet, non seulement les commandes de MSO par les pharmacies d’officine durant cette période de confinement (17/03 au 11/05/2020) n’ont pas diminué mais elles ont même été en légère augmentation: + 1,8%. Cette augmentation était due à une meilleure diffusion de la méthadone (+ 10%), avec même un pic le mois du confinement (+44% en mars 2020 par rapport à mars 2019 ou 2018): près de 90 000 équivalents-patients contre un peu plus de 60 000 habituellement. De ce fait, le nombre de surdosages a été contenu (+ 20%), à la différence de ce qui a pu être observé dans certains Etats des USA ou du Canada où les ruptures de traitements par MSO ont entraîné des hausses dramatiques des décès par surdosages.
Un autre point important, moins positif celui-là, est que l’EMCDDA relève sur le plan européen que les services de soins et de RDR en addictologie sont souvent assurés par des organismes associatifs ou communautaires insuffisamment intégrés dans les systèmes de santé. Cela a conduit dans de nombreux pays au fait qu’ils n’étaient pas inclus dans les politiques de prévention COVID et qu’ils avaient souvent été initialement « oubliés » en matière d’équipements de protection ou de recommandations adaptées à leur secteur.
Pour l’avenir, une leçon à retirer de cette période est donc d’améliorer l’inclusion de ces services dans la gestion de crise et dans l’organisation générale des soins, afin qu’ils ne passent plus « sous les radars » des décideurs dans le même temps où ils sont en première ligne pour les usagers.
Il est frappant de constater que ces observations rejoignent celles du NIDA (USA) dans ses propres projections sur l’après-COVID (« COVID-19: Beyond Tomorrow ») (Blanco, Compton, et al., 2020). Les auteurs soulignent la nécessité de produire des recherches associant chercheurs et cliniciens pour déterminer, sur des bases probantes, quelles sont les innovations réalisées dans le secteur des addictions pendant la période COVID qui mériteraient d’être prolongées et développées. Ils soulignent également la nécessité de questionner la structuration des systèmes de santé en prêtant une attention particulière aux déterminants sociaux de santé. La réponse ne devrait pas se limiter aux seuls besoins médicaux immédiats mais s’élargir à une meilleure prise en compte des besoins de logement, d’alimentation, etc. dans le cadre d’une approche intégrée de santé publique (Blanco, Wiley, Lloyd, Lopez, & Volkow, 2020).
Les effets neurobiologiques du stress chronique contribuent à accroître les risques de présenter une pathologie duelle et aggravée, à la fois psychiatrique et addictive. Dans le contexte COVID actuel, c’est ce que vient de nous rappeler un récent éditorial du Lancet (Horton, 2020): « COVID-19 is not a pandemic, COVID-19 is a syndemic ». Faisant ainsi référence au concept de syndémie développé par Merrill Singer lors de l’épidémie de SIDA, Horton souligne qu’une approche syndémique propose une orientation différente à la santé publique en montrant comment une approche globale, intégrative, peut être beaucoup plus efficace qu’une approche uniquement centrée sur le contrôle d’une épidémie ou sur les traitements individuels. Et Horton d’ajouter: « la crise économique qui est devant nous ne sera résolue ni par un médicament ni par un vaccin. Comprendre la COVID comme une syndémie invite à adopter une vision élargie englobant des politiques d’éducation, d’emploi, de logement, d’alimentation et d’environnement. »
Le modèle syndémique (« syndemics model ») de santé repose en effet sur un complexe biosocial qui intègre des maladies en interaction, des comorbidités, et les facteurs sociaux ou environnementaux qui favorisent cette synergie épidémique dans des populations vulnérables et augmentent leurs effets négatifs de manière réciproque. Les « Syndemics » bouleversent la compréhension conventionnelle des maladies en tant qu’entités distinctes en nature, séparées des autres maladies et indépendantes des contextes sociaux dans lesquels elles se trouvent. Une approche « syndémique » examine pourquoi certaines maladies se regroupent (« cluster ») en affectant des individus et des groupes entiers, comment elles interagissent et donc comment elles amplifient la charge morbide globale. Mais l’approche « syndémique » examine tout autant les voies par lesquelles l’environnement, le milieu, et tout spécialement les conditions d’inégalité sociale et d’injustice, contribuent aussi bien à ces associations et interactions morbides qu’aux vulnérabilités qui les favorisent.
Une illustration actuelle de ce phénomène syndémique d’amplification conjointe des comorbidités psychiatriques et addictives en période de COVID vient d’être apportée dans une étude (Holland et al., 2021) qui, en recensant l’ensemble des passages dans les services d’urgence aux USA entre le 30/12/2018 et le 10 octobre 2020, a pu établir que si le nombre absolu de passages aux urgences s’était effondré le 16/03/2020 lors du « lockdown », du confinement, en termes relatifs, en revanche, il y avait eu à l’inverse une augmentation sensible et parallèle des passages liés à des problèmes de santé mentale, à des tentatives de suicide, à des surdosages et à des violences familiales.
Cela illustre bien le caractère indissociable, syndémique, de ces comorbidités surdéterminées par des vulnérabilités individuelles et sociales. Ces observations appellent un réel plaidoyer pour des approches intégrées, décloisonnant santé mentale et addictologie évidemment mais aussi les différentes approches d’accompagnement, biomédical, psychothérapeutique, social ou d’entraide entre pairs. Toutes sont nécessaires et doivent pouvoir bénéficier de la même reconnaissance.
Si, nous l’espérons, la dimension proprement sanitaire, épidémique, de la crise actuelle finira par être contrôlée, la crise économique et sociale reste largement devant nous. Or celle-ci s’accompagnera d’un fort risque de synergie épidémique, de syndémie, en ce qui concerne la santé mentale et les addictions, tout particulièrement chez les plus précaires ou vulnérables. Cela invite à adopter une vision élargie englobant des politiques d’éducation, d’emploi, de logement, d’alimentation et d’environnement, une réelle écologie de la santé, une politique globale investissant de manière massive dans les biens publics mondiaux (« Global Public Goods », GPGs). En septembre 2021, les co-présidents du groupe « pandémies » du G 20 rappelaient que les crises pandémiques risquaient de se répéter et de devenir de plus en plus meurtrières. Quelles réponses proposaient-ils ? La coopération internationale et un investissement massif dans les GPGs, ces biens communs aussi bien matériels, comme la nourriture, la qualité de l’air ou les vaccins que des services, comme l’éducation ou la santé.
À notre échelle, cette même vision globale de la santé nous amène donc à rappeler que si le rôle des professionnels du champ des addictions, quel que soit leur statut, médecins, infirmiers, psychologues, travailleurs sociaux, pairs-aidants, acteurs de prévention, est déjà majeur en ces temps de crise sanitaire du fait de sa dimension globale et pluridisciplinaire, cette polyvalence va devenir toujours plus essentielle dans la période qui est devant nous. C’est pourquoi, si cette crise nous a permis de faire entendre la voix des acteurs de la prévention, du soin et de la RDR dans toute leur diversité, si elle leur a permis d’entrer dans les radars, elle doit aussi permettre une véritable reconnaissance et valorisation de tous ces métiers et de l’approche intégrative qu’ils proposent et permettent de mettre en œuvre pour répondre aux défis multidimensionnels à venir.
Conclusions
Ce premier retour d’expériences permet de reconnaître la vigueur de la réponse du dispositif d’addictologie à la crise COVID avec une grande capacité d’adaptation et d’innovation. Des leçons sont à en retenir pour l’avenir afin de promouvoir les modalités d’intervention qui resteront utiles dans la durée. Cela nécessite des recherches évaluatives associant scientifiques, soignants et institutionnels.
Mais d’ores et déjà, il est frappant de constater le consensus national et international autour d’un constat général: la crise COVID a démontré s’il en était besoin encore que les réponses de santé publique doivent être globales et associer voire intégrer des réponses sanitaires et sociales sur un même plan de reconnaissance. Cela a été particulièrement évident dans le domaine des addictions. À l’image de nos patients trop souvent « invisibles », le secteur des addictions qu’il soit communautaire, social, médico-social ou hospitalier ne doit plus être « sous les radars » mais occuper toute sa place dans une approche globale de santé.