décembre 2021
Tessy Funck (Croix-Rouge luxembourgeoise)
ARP : Comment la crise sanitaire a-t-elle affecté le travail du sexe ?
Tessy Funck. Les travailleuses et travailleurs du sexe ont subi les semaines de confinement, puis le couvre-feu, la fermeture des frontières, enfin la dégradation de la situation économique de certains clients. Le premier impact de la crise sanitaire que nous avons constaté a été la disparition de la prostitution de rue durant les périodes de confinement, les personnes étant menacées de procès-verbaux. Les salons de massage et de relaxation ainsi que les bars ont également fermé. Résultat, les prostitué·e·s sont devenues totalement invisibles.
Autre conséquence de la crise, la fermeture des frontières et l’annulation des déplacements : cela a pénalisé les travailleuses et travailleurs du sexe qui quittent généralement le Luxembourg lors des saisons touristiques de l’été ou de l’hiver pour voyager là où il y a des touristes, comme aux Baléares, Canaries, dans les stations de sports d’hiver.Et les personnes qui auraient voulu rejoindre leur famille en Amérique latine, en Europe de l’Est ou en Afrique n’ont pas pu le faire.
ARP : Comment alors ont-elles traversé cette periode ?
Tessy Funck. N’ayant plus de clients, la plupart d’entre elles pour lesquelles le travail du sexe est le seul revenu se sont retrouvées sans ressources. Au Luxembourg, où la prostitution est tolérée mais pas reconnue, les prostitué·e·s –plus de 2 000 travailleraient au Luxembourg- n’ont droit à aucune aide de la part de l’Etat, ni au revenu minimum garanti, le REVIS, ni au chômage partiel. Ils ont été les grandes oubliés de la crise.
Certains ont décidé de continuer. Pour subvenir à leurs besoins financiers, beaucoup ont opté pour le télétravail et la webcam comme solution de repli, mais leurs clients devaient disposer de matériel adapté et d’espace privé et les clients en couple ou en famille n’avaient plus d’excuse valable pour ces rendez-vous.
ARP : Le soutien et le suivi médical, social, psychologique et matériel assuré par dropin a-t-il été interrompu ?
Tessy Funck. Tout le monde s’est mobilisé pour créer et adapter les meilleures conditions de sécurité sanitaires. Nous avons eu la chance de trouver une grande écoute et du soutien au sein du ministère de l’Egalité entre les femmes et les hommes, avec lequel nous avons une convention. Ainsi, nous avons pu laisser notre service ouvert, tout en adaptant les modalités d’accès du fait des contraintes sanitaires. L’équipe était réduite, avec deux puis trois personnes à l’accueil.
Nous avons ainsi pu continuer à assurer les échanges et la distribution de seringues comme celle des préservatifs, des masques et de gel désinfectant, à répondre aux demandes d’aides et à poursuivre notre travail de prévention : nous tenions nos bénéficiaires informés sur l’évolution de la crise, les décisions prises sur le couvre-feu, le déconfinement, les gestes barrières etc.
La permanence téléphonique a été maintenue et nous avons reçu une centaine d’appels les premières semaines de confinement, de personnes qui avaient surtout besoin d’être écoutées. Durant l’année 2020, 36 permanences médicales ont également pu être assurées et nous avons accueilli 158 personnes différentes pour 434 consultations. Enfin, nous avons maintenu nos sorties sur le terrain : 137 intervenants de rue, les « Street Workers », nous ont ainsi permis de contacter près de 1 500 personnes.
Par ailleurs, un grand mouvement de solidarité s’est fait jour. Nous avons reçu le soutien de particuliers et d’entreprises, avec des bons d’achats distribués dans des supermarchés, des dons de vêtements et de paniers repas, et nous avons pu aider les plus démunies à payer des loyers et des courses. Le Parlement européen a fourni des paniers repas.
ARP : Et aujourd’hui ?
Tessy Funck. L’activité de la rue a peu à peu repris mais encore lentement. Beaucoup de gens ont perdu leur travail et les clients se sont faits plus rares, ce qui conduit certains travailleuses et travailleurs du sexe à baisser leurs tarifs. Ayant dû quitter la rue, ils opèrent aussi de plus en plus dans les appartements, ce qui nous pose problème pour les rencontrer. Nous recevons actuellement une quinzaine de personnes par jour en moyenne, contre une trentaine avant la crise, et constatons de plus en plus de dépressions.
Mais suite à ces pertes de revenus et à l’augmentation de la précarité, nous nous préparons à recevoir davantage de demandes du programme « Exit », qui aide ceux qui le désirent à quitter la prostitution. Nous accompagnons actuellement trois personnes dans la démarche qu’elles ont engagée pour un changement de vie : nous les aidons à réintégrer le marché du travail et réussir une réinsertion professionnelle et nous les épaulons pour trouver un logement, ce qui est particulièrement difficile avec la crise du logement qui sévit aujourd’hui. Deux autres personnes ont entamé la même démarche : elles sont encore au stade de la réflexion que nous menons ensemble, lors de divers rendez-vous.
ARP : Cette crise a-t-elle changé votre propre façon de travailler ?
Tessy Funck. Nous avons repris l’accueil de 16 heures à minuit, pour que les bénéficiaires, essentiellement des femmes et quelques travestis et transgenres, puissent communiquer, se reposer, cuisiner, faire leur toilette, laver leur linge ou se changer. Ils peuvent y recevoir quotidiennement du matériel de prévention et hebdomadairement des lingettes. La permanence médicale gratuite avec des médecins bénévoles est à nouveau assurée le mercredi, de 20 heures à 22 heures. Enfin, nous effectuons toujours nos interventions de rue, afin de promouvoir la prévention et le service.
Ce qui a changé, c’est que nous avons élargi sur le territoire notre secteur d’interventions et allons essayer, avec le projet Indoor, de répertorier les gens travaillant en appartements pour pouvoir entrer en contact avec eux et leur proposer nos services. Nous avons aussi renforcé le travail en réseau avec les autres services sociaux, les épiceries sociales, en réorientant les personnes vers le centre d’accueil pour personnes toxicomanes Abrigado ou le service Quai 57 qui offre du conseil et de l’assistance aux personnes toxicomanes ainsi qu’à leurs familles, ou encore vers Médecins du monde pour les vaccinations.