décembre 2021
Rosalie Genois (Université de Sherbrooke), Jonathan Jin, Brian Rush, Rose A. Schmidt, Jürgen Rehm (Institute for Mental Health Policy Research), Daniel Vigo (University of British Columbia)
Peu après l’émergence de la pandémie de COVID-19, Vigo et coll. (2020) mentionnaient que l’impact de cette pandémie sur la santé mentale et sur la consommation de substances était significatif et détectable auprès de la population générale et de plusieurs sous-populations. D’une part, le stress de la pandémie et les mesures de contrôle connexes, telles que la quarantaine, peuvent exacerber les conditions légères ou modérées préexistantes et ainsi augmenter l’incidence et la prévalence de la consommation et des troubles liés à la consommation, qui a leur tour, nécessitent l’attention des services spécialisés tels que l’intervention de crise, le dépistage et l’évaluation, la gestion de cas et peut-être le traitement en milieu hospitalier. D’autre part, la pandémie peut aussi augmenter les niveaux de stress et les symptômes secondaires et conséquemment augmenter le besoin d’une vigilance et d’un soutien accru de la part des fournisseurs de soins de santé primaires.
Dans les contextes canadiens et internationaux, il est amplement démontré que les services en santé mentale et en toxicomanie (SMT) ont été traditionnellement financés selon différentes priorités, souvent motivés par des considérations politiques et sans modèle de planification globale. Conséquemment, la capacité actuelle des services de SMT comporte des lacunes importantes dans le continuum de traitement et de soutien.
Afin d’envisager une vision élargie des systèmes de planification des services en dépendance, Rush et coll. (2019) ont proposé la Planification des Services fondée sur les Besoins (PSB). La PSB est une méthode qui évalue l’entièreté du continuum des enjeux et des problèmes liés de consommation de substances dans une population afin d’estimer la capacité requise de services dans l’ensemble d’un continuum de services de traitement et de soutien (Rush et coll., 2019). C’est à partir de cette vision globale de la santé de la population que notre équipe a entrepris une revue systématique visant à examiner l’impact de pandémies, telles que la Covid-19 sur l’ensemble du spectre de la consommation (utilisation, gravité et complexité) dans le but de soutenir la PSB, l’allocation des ressources et les implications au niveau des programmes et des politiques.
Nous avons effectué une revue systématique avec les bases de données Medline, EMBASE, PsychInfo et CINAHL en utilisant des synonymes MeSH et des mots-clés (la stratégie de recherche complète est disponible dans l’article de Schmidt et al., 2021). Les 4030 articles identifiés ont d’abord été triés par titre et résumé. Trois membres de l’équipe ont codé le même échantillon aléatoire de 100 articles jusqu’à un niveau d’accord inter-juges de 80 %. Par la suite, les articles restants ont été cotés par deux des trois personnes : la troisième personne intervenant pour résoudre les divergences. Finalement, deux membres ont aussi complété les outils d’évaluation de la qualité des National Institutes of Health (https://www.nhlbi.nih.gov/health-topics/study-quality-assessment-tool).
Des articles évalués par les pairs publiés jusqu’en mars 2021 écrits en anglais, français ou espagnol ont été inclus dans cette revue systématique de littérature. Les articles inclus devaient rendre compte de l’influence de la COVID-19 sur les changements de consommation de substances au niveau de la population. Nous avons exclu les rapports succincts qui ne présentaient pas de données originales, les études sur des sous-populations et les études portant principalement sur le tabac. Les méthodes d’examen ont été enregistrées dans le Registre International Prospectif des Revues Systématiques (CRD42020198670, https://www.crd.york.ac.uk/prospero/display_record.php?RecordID=198670).
Au total, 53 articles décrivant l’impact de la COVID-19 sur la consommation de substances au niveau de la population et de différents sous-groupes ont été identifiés. La majorité de ces articles utilisait un devis transversal (n = 49) pendant la première vague de la pandémie et s’appuyait sur des mesures auto-répondues comparant la consommation pré-pandémie à la consommation pendant la pandémie. Plus de données probantes ont été trouvées concernant les changements dans la consommation d’alcool que pour les autres substances.
En ce qui concerne les changements dans la consommation d’alcool dans la population générale, 24 articles rapportaient à la fois une augmentation et une diminution de la consommation d’alcool dans différents segments de la population. Certains types de consommateurs d’alcool se sont avérés plus à risque. Ceux qui consommaient déjà de l’alcool à un niveau à risque avant la pandémie étaient plus susceptibles d’augmenter leur consommation. Par exemple, les consommateurs excessifs d’alcool (« binge drinkers ») étaient plus susceptibles que les consommateurs non-excessifs d’augmenter leur consommation d’alcool pendant la pandémie (60 % contre 28 %) (Weerakoon et coll., 2020). Trois études ont rapporté une augmentation des proportions de personnes qui ne buvaient pas d’alcool et de personnes qui présentaient une forte ou une fréquente consommation d’alcool (par exemple, Ðogaš et al., 2020).
Les résultats sont plus mitigés pour les substances autres que l’alcool. Une étude canadienne rapportait que 29 % des gens avaient augmenté leur consommation de cannabis et 48 % ne rapportaient aucun changement (Dozois, 2021). Un autre article concernant la consommation de « drogues récréatives » auprès de la population de la Pologne indiquait des augmentations (1,4%) et des diminutions (1,1%) pour ce type de consommation (Chodkiewicz et al., 2020).
Treize études indiquaient que la santé mentale était associée à une augmentation de la consommation de substances (p. ex. Weerakoon et coll., 2020). La dépression, l’anxiété, une piètre santé mentale globale et le traitement actuel de troubles santé mentale ont tous été associés à une augmentation de la consommation. (p. ex., Czeisler et coll., 2020). Quant à elle, la détresse psychologique a été associée à des changements dans diverses mesures de consommation d’alcool, tel que le nombre de jour de consommation dans le dernier mois et le nombre d’épisodes de forte consommation. (Rodriguez et coll., 2020). Les personnes qui buvaient plus ont déclaré avoir des difficultés à s’adapter dans le fonctionnement quotidien, et celles qui avaient des pensées suicidaires (10,7 %) étaient plus susceptibles de rapporter une augmentation de leur consommation d’alcool (Chodkiewicz et coll., 2020).
Nous avons également étudié l’impact de différents facteurs sociodémographiques tels que le sexe, l’âge, l’ethnicité et le statut d’emploi. Par exemple, une étude indiquait que la détresse psychologique était associée à une plus grande consommation d’alcool chez les femmes, mais pas chez les hommes (Chodkiewicz et al., 2020). Une seule étude s’intéressait à l’impact de l’ethnicité ; celle-ci indiquait que les Américains Noirs étaient plus susceptibles de déclarer avoir commencé ou augmenté leur consommation pour faire face au stress (Czeisler et al., 2020). Des résultats mitigés ont été obtenus en ce qui concerne l’âge alors que trois études rapportaient une association entre la perte de revenu, la perte d’emploi et le chômage ont été associés et l’augmentation de la consommation de substances (p. ex., Vanderbruggen et al., 2020).
Bien que l’équipe de Chodkiewicz (2020) aient observé que les personnes ayant des enfants étaient plus susceptibles de réduire leur consommation d’alcool que de l’augmenter, une majorité des études recensées révélaient plutôt une association positive entre la parentalité et l’augmentation de la consommation (p. ex., Czeisler et al., 2020 ; Vanderbruggen et al., 2020) incluant un plus grand nombre de consommations par occasion et un plus grand nombre d’épisodes de forte consommation d’alcool (Rodriguez et al., 2020).
Afin de répondre aux besoins soudains et changeants d’une population touchée par une épidémie telle que la COVID-19 et aux mesures de santé publique qui en résultent, une grande variété de données sur l’administration et la santé de la population doivent être considérées et mises à contribution pour soutenir la planification, l’allocation des ressources et l’impact global de la prestation de services cliniques et psychosociaux. Cela comprend un grand nombre de considérations sur l’équité entre les sous-groupes de la population (Vigo et al., 2020).
Les données probantes émanant de la revue systématique résumées ici suggèrent que l’impact de la pandémie n’est pas uniforme parmi des sous-populations comme par exemple, un risque accru pour les grands consommateurs d’alcool pré-pandémie ainsi que pour les personnes présentant d’importants problèmes de santé mentale et sociaux concomitants. Fait intéressant, une étude indiquait que les personnes abstinentes avant la pandémie étaient à risque d’augmenter leur consommation tandis que les consommateurs d’alcool occasionnels diminuaient leur consommation (Ðogaš et al., 2020). Du point de vue de la planification du système, de tels résultats soulignent l’importance de porter une attention accrue aux besoins des personnes ayant des problèmes concomitants de santé mentale et de toxicomanie au moyen de modèles de services intégrés ou collaboratifs. De plus, cela met en évidence la nécessité d’accorder un rôle plus important aux soins primaires tel que le dépistage, les interventions brèves, le soutien virtuel et des outils d’autogestion pour soutenir les personnes ayant des défis moins importants graves.
Dans le cadre des services spécialisés de toxicomanie, en santé mentale et en soins primaires, il faut accroître la vigilance au moyen de dépistage systématique et, lorsque nécessaire, procéder à une évaluation approfondie au cours de laquelle les antécédents de consommation de substances et les défis concomitants dans les domaines de la santé physique, de la santé mentale et des sphères sociales seront investigués (Rush, 2019). Compte tenu des données probantes résumées dans cet article qui suggère une augmentation de la consommation de substances suite à la pandémie chez les personnes plus vulnérables aux préjudices, qui souffrent de détresse psychosociale, de dépression et qui sont touchées par la perte d’emploi et le chômage, l’appariement au traitement et au soutien adéquat pour ces personnes peut être plus compliqué, nécessiter plus de temps et requérir une approche multidisciplinaire.
Il est actuellement incertain de savoir combien de temps ces changements dans la consommation de substances se maintiendront. Par contre, certaines données indiquent que l’augmentation observée au début de la pandémie diminue au fil du temps (Wright et al., 2020). Il sera donc essentiel de mesurer en continu les changements de consommation de substances au sein de la population en général et de populations cliniques spécifiques afin de planifier adéquatement les services et les systèmes.
L’application des données sur la santé de la population dans un modèle de PSB pour la santé mentale et la consommation de substances peut aider à comprendre l’impact de la pandémie de COVID-19 et fournir une orientation aux décideurs sur la répartition des ressources dans l’ensemble des besoins, tout en considérant les besoins de certaines sous-populations vulnérables. Les données populationnelles mettent également en évidence les divers besoins cliniques et psychosociaux qui peuvent nécessiter une attention particulière de la part des cliniciens et des équipes multidisciplinaires lorsqu’ils soutiennent les personnes et les familles tant pendant qu’après la pandémie.