septembre 2022
Jeremy Narby (traduction d'un extrait de conférence en anglais)
Les scientifiques s’intéressent depuis peu au potentiel thérapeutique du breuvage amazonien appelé ayahuasca. Mais l’administration de ce puissant cocktail hallucinogène requiert savoir-faire et finesse. Les peuples amazoniens utilisent cette mixture de longue date, et ils ont donc une expertise considérable en la matière. Alors que l’étude scientifique de l’ayahuasca n’en est qu’à ses débuts.
Prenons la question des variétés botaniques. Les Amazoniens distinguent depuis longtemps plusieurs sortes d’ayahuasca. J’ai récemment co-écrit un livre avec l’expert amazonien Rafael Chanchari Pizuri, un ancien du peuple Shawi en Amazonie péruvienne, et il dit que ces différentes sortes d’ayahuasca sont « faciles à distinguer par leur couleur et leur forme ». Certaines ont de gros nœuds sur leurs tiges, d’autres pas; et la couleur de l’écorce et du bois intérieur varie. Mais les ethnobotanistes affirment qu’il n’existe qu’une seule espèce d’ayahuasca, Baniste-riopsis caapi. Il y a quatre décennies déjà, le grand ethnobotaniste Richard Evans Schultes considérait la perspective indigène sur les variétés de l’ayahuasca comme une « voie de recherche future » et une « énigme ». Mais jusqu’à présent, la question n’a toujours pas été explorée. En 2018, un groupe interdisciplinaire de chercheurs a finalement appelé à une révision de la classification botanique de l’ayahuasca, sur la base des différences visibles et largement reconnues entre les lianes.
La raison pour laquelle les scientifiques ont mis si longtemps à se pencher sur « l’énigme » des variétés d’ayahuasca est en soi une énigme. Une étude génétique des différentes variétés de la liane, menée en dialogue avec des experts amazoniens, paraît un bon point de départ.
Il existe également une confusion dans l’identification scientifique du « principe actif » de l’ayahuasca. Dans les années 1970, des chimistes ont examiné la composition moléculaire de différents breuvages d’ayahuasca et constaté qu’ils contenaient souvent, mais pas toujours, de la diméthyltryptamine (DMT), un hallucinogène puissant, normalement inactif par voie orale à cause d’une enzyme digestive qui le dissout ; étant donné que le breuvage contient aussi des alcaloïdes harmala qui bloquent précisément cette enzyme de l’estomac, les chercheurs ont formulé l’hypothèse selon laquelle le breuvage d’ayahuasca serait une forme de DMT oralement active. Dans les années 1980, cette notion est devenue l’orthodoxie scientifique acceptée, et elle l’est restée, même si la DMT trouvée dans les breuvages d’ayahuasca provient des plantes qu’on y ajoute, plutôt que de la liane elle-même ; même si les alcaloïdes de la liane d’ayahuasca – harmine, harmaline et tétrahydroharmine – sont également psychoactifs, dans une certaine mesure ; et même si l’explication centrée sur la DMT contredit les peuples amazoniens, qui affirment que la liane est l’élément central du breuvage portant son nom.
Ces dernières années, les chercheurs ont compris que les substances contenues dans la liane d’ayahuasca avaient un large spectre de propriétés bénéfiques pour la santé. Les trois alcaloïdes harmala induisent la formation de nouveaux neurones ; l’harmine, en particulier, possède également des propriétés anti-inflammatoires, analgésiques, antimicrobiennes, antioxydantes, anti-addictives, antidépressives et possiblement antiparkinsoniennes et antitumorales.
Il semble qu’il y ait effectivement eu, dans la compréhension occidentale de l’ayahuasca, une tendance à mettre en avant les aspects visionnaires et des phénomènes expérientiels. Et aussi que la recherche actuelle sur les propriétés bénéfiques pour la santé des substances contenues dans la liane d’ayahuasca confirme le point de vue amazonien selon lequel la liane elle-même est le composant principal du breuvage.
La tendance des scientifiques contemporains à réduire les effets de l’ayahuasca à la DMT qu’elle contient parfois, gagne à être reconsidérée. Pour certains experts amazoniens, les plantes ajoutées au breuvage et qui contiennent de la DMT ne servent qu’à éclairer et clarifier les visions, ce qui facilite la tâche du débutant – mais un ayahuasquero expérimenté apprend à voir des visions même en basse lumière. De ce point de vue, les visions colorées spectaculaires produites par la DMT ne sont que des distractions ou des « effets secondaires ».
Ici, il est intéressant de noter qu’en 2020, la chercheuse Helle Kaasik et ses collègues ont analysé la composition chimique de 102 échantillons d’ayahuasca provenant de différents endroits, et ils ont trouvé en moyenne 54% plus de DMT dans les breuvages de praticiens néo-chamaniques que dans ceux de chamanes amazoniens indigènes. Pour Kaasik, ces breuvages riches en DMT « mettent l’accent sur le trip plutôt que sur la guérison ».
Les chercheurs aiment standardiser les substances qu’ils étudient, car la méthode scientifique nécessite des tests répétés à des moments et dans des lieux différents, sans aucune variation dans l’objet de l’étude. Mais il n’y a pas d’ayahuasca « standard ». Tout breuvage donné contient la liane d’ayahuasca, mais en dehors de cette base, les autres plantes présentes dépendent entièrement de la personne qui le prépare. L’ethnobotaniste Jonathan Ott a répertorié 97 espèces de plantes amazoniennes comme additifs confirmés de l’ayahuasca, dont notamment le tabac, le toé, la coca et deux espèces ayant des feuilles qui contiennent de la DMT. Cela signifie que tout breuvage donné peut – ou non – contenir de la nicotine, de la scopolamine, de la cocaïne ou de la DMT, qui sont toutes de puissants psychotropes à part entière. Ott suggère de considérer l’ayahuasca comme « un véhicule pharmacologique polyvalent ». Cela étant, il est impossible de fournir une définition moléculaire précise de la mixture.
Même un extrait fait exclusivement de lianes d’ayahuasca, sans aucun additif, constitue un cocktail complexe qui contient, en plus des alcaloïdes harmala, de nombreux composés bioactifs ayant la capacité de contribuer à ses effets.
Une chose est sûre: avant de boire de l’ayahuasca, les consommateurs gagnent à connaître la vraie composition du liquide. Il y a eu des cas en Europe d’« ayahuasca » ne contenant aucune plante amazonienne, avec des antidépresseurs pharmaceutiques ajoutés au mélange.
Les scientifiques ont commencé à reconnaître le potentiel thérapeutique de l’ayahuasca, ce qui implique l’existence d’une liste de contre-indications. Le breuvage n’est pas recommandé aux personnes souffrant de psychose, de schizophrénie, de trouble bipolaire ou de maladie cardio-vasculaire, ou qui utilisent des médicaments pharmaceutiques, tels que des antidépresseurs, des anxiolytiques, des médicaments contre l’hypertension, des amphétamines, des sédatifs ou des somnifères. Il n’est pas non plus recommandé aux femmes enceintes.
Au-delà de ces contre-indications, il arrive parfois que des individus en bonne santé, qui se sont préparés correctement et qui boivent de l’ayahuasca bien administrée, finissent néanmoins par se sentir profondément déconcertés par l’expérience. L’ayahuasca peut avoir un effet pénible et déstructurant. Ce phénomène rare, que les scientifiques appellent « crise psychotique transitoire », reste sous-étudié et nécessite une enquête plus approfondie.
Le fait est que boire de l’ayahuasca est nécessairement une proposition risquée, dans la mesure où le breuvage agit comme un « psychédélique » – ce qui signifie révélateur de la psyché – on prend un risque avec sa propre psyché lorsqu’on en boit. On ne sait jamais, avant de l’avoir avalé, ce que ce puissant hallucinogène va révéler sur soi ; mais alors, il sera trop tard pour faire marche arrière.
Selon l’anthropologue Luis Eduardo Luna, le plus grand danger de l’ayahuasca tient à l’inflation de l’ego, « contre laquelle personne n’est protégé. Cela peut prendre la forme de délires messianiques et d’abus divers, comme profiter de la vulnérabilité dans laquelle se trouvent les personnes inexpérimentées ».
Profiter des personnes qui ont consommé de l’ayahuasca est malheureusement devenu un phénomène répandu, en particulier lorsqu’il s’agit de praticiens masculins qui abusent et agressent sexuellement les femmes. De nombreux rapports à cet effet ont fait surface ces dernières années. Boire de l’ayahuasca rend les gens plus ouverts aux suggestions et abaisse leurs défenses. Cela fait partie du potentiel de transformation du breuvage, mais cela met aussi les usagers dans un état d’esprit vulnérable. Et des praticiens peu scrupuleux en profitent. Comme le relève la psychologue Rachel Harris, à ce jour, tous les rapports et plaintes à propos de viols et d’abus sexuels concernent des praticiens de sexe masculin.
Rafael Chanchari souligne l’importance pour les personnes qui travaillent avec l’ayahuasca de saisir la différence entre les visions qu’elle provoque et leurs propres projections. Il insiste aussi sur l’apprentissage d’une maîtrise de soi. Tout cela nécessite une formation longue et difficile, et le respect de prescriptions éprouvées, comme éviter certains aliments et s’abstenir de relations sexuelles avant et après avoir bu la mixture.
Il convient également de souligner que dans l’approche amazonienne, les docteurs boivent la médecine en même temps que leurs patients. Cette différence devra aussi être prise en compte.
Dans tous les cas, les scientifiques qui étudient le potentiel thérapeutique de l’ayahuasca gagneraient à prendre en considération le côté obscur du breuvage s’ils veulent parvenir à une compréhension complète du phénomène. Une étude ethnographique récente des usagers occidentaux d’ayahuasca a d’ailleurs confirmé les vertus thérapeutiques de la purge qu’elle induit. Les participants ont déclaré avoir expulsé non seulement des substances toxiques qui s’étaient accumulées dans leur corps, mais aussi des « ordures psychiques » et des expériences traumatiques passées.
Par ailleurs, les experts amazoniens affirment que les chants ont un pouvoir thérapeutique, et que s’abstenir de certains aliments et comportements peut affiner la capacité d’une personne à apprendre de l’ayahuasca. Cependant, il semble peu probable que les protocoles scientifiques incluent des icaros ou des diètes de sitôt.
Une vraie science de l’ayahuasca appelle un nouveau type de recherche – qui serait ouverte à une autre façon de savoir, sans pour autant sentir le besoin d’« y croire » ou de « ne pas y croire ». Comme l’écrit l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro : « Pour commencer, prendre au sérieux la pensée indigène, c’est refuser de la neutraliser ». Cela signifie éviter de l’expliquer, et chercher plutôt à en tirer les conséquences et à vérifier les effets qu’elle peut avoir sur notre propre pensée. La croyance n’a rien à voir avec ce processus, car formuler la pensée indigène en termes de croyance ou d’incrédulité signifie la placer sur le terrain de la théologie. Alors que chanter certaines mélodies pour avoir un impact sur les personnes qui ont bu de l’ayahuasca, ou préparer le corps et l’esprit avant et après l’expérience, sont des activités en rapport avec les aspects pratiques d’être au monde.
Pour que les scientifiques puissent s’engager dans un véritable dialogue avec des experts amazoniens, ils doivent prendre conscience de leurs propres présupposés – et c’est là que l’ayahuasca pourrait entrer en jeu, car c’est pour sa capacité à faire précisément cela que le breuvage est connu.
Finalement, les compagnies pharmaceutiques préfèrent souvent créer des molécules spécifiques qui ciblent des récepteurs précis plutôt que de mener des recherches sur des substances produites naturellement par les organismes vivants, qui ne peuvent pas être patentées. Alors, il existe aussi le risque que certains scientifiques manquent de soutien pour l’exploration du potentiel du cocktail thérapeutique et naturel qu’est l’ayahuasca.
Créer un véritable dialogue entre la science et le savoir indigène impliquerait que les deux partis se réunissent et établissent un ordre du jour commun. Il s’agirait nécessairement que les personnes présentes se considèrent comme collègues à part entière. Évidemment, il faudra du temps et du travail pour que cela devienne une réalité.
L’ayahuasca demeure un pharmakon, à la fois médecine et poison. Il peut guérir, enseigner, purger et déconcerter, tout en un.
Rafael Chanchari l’a souligné: toutes les plantes enseignantes, y compris le tabac et l’ayahuasca, ont « deux âmes ». Elles sont ambiguës par nature, et elles peuvent causer des ennuis à ceux qui travaillent avec elles.
Le savoir indigène et la science se complètent. Et, lorsque l’on approche une puissante plante chamanique comme l’ayahuasca, il est préférable de disposer d’une ample gamme d’informations. En fin de compte, travailler avec de telles plantes requiert de la prudence, du respect et de la connaissance.