septembre 2022
Dr Ansgar Rougemont (Université de Fribourg) et Dr Catherine Duffour (cabinet indépendant)
Au cours des 15 dernières années, l’intérêt scientifique et clinique pour les entactogènes comme la MDMA et les psychédéliques classiques comme le LSD, la psilocybine et l’ayahuasca a grandement augmenté. Ces substances, souvent appelées « hallucinogènes », avaient déjà été largement utilisées en médecine et étudiées scientifiquement dans les années 1950 et 1960. Finalement, elles ont été victimes d’une prohibition générale – incluant la recherche et l’utilisation clinique – dans les suites de la « guerre aux drogues » proclamée en 1971 par le gouvernement américain. Le regain d’intérêt actuel est couramment appelé « renaissance psychédélique ».
Depuis une dizaine d’années, la recherche sur les applications cliniques s’est nettement accélérée. Les études de Michael et Anni Mithoefer sur le traitement par MDMA de personnes souffrant de stress post-traumatique (PTSD) 1, ainsi que les études de Peter Gasser sur le traitement par LSD de symptômes d’anxiété sévère 2 ont constitué un pas en avant significatif. Entretemps, un grand nombre d’études ont paru sur les mécanismes d’action et les indications de traitement possibles de nombreux hallucinogènes. En ce qui concerne la MDMA, il est utile de mentionner que cette substance est désormais utilisée pour le traitement des addictions 3, bien qu’elle présente un risque d’usage abusif chez certains d’utilisateurs la consommant de manière récréative. Dans les clubs ou contextes festifs, par exemple, il existe un risque de surdosage potentiellement dangereux. Toutefois, le surdosage ou la neurotoxicité cumulative de la MDMA, bien que régulièrement évoquée, est très peu probable dans un cadre thérapeutique contrôlé. Avec les psychédéliques classiques il ne peut physiologiquement pas y avoir d’addiction (craving et consommation compulsive), car ces substances induisent très rapidement une tolérance pharmacologique qui rend tout simplement inintéressant la consommation de celles-ci pendant plusieurs jours, l’effet psychédélique étant peu perceptible, voire absent.
En ce qui concerne les indications d’un traitement avec des psychédéliques classiques, les problématiques suivantes ont été traitées avec des perspectives de succès prometteuses: dépression résistante aux traitements, troubles anxieux graves, anxiété en lien avec des affections somatiques chroniques (notamment cancer), ainsi que les addictions 4.
En règle générale, le recours à une telle thérapie est déconseillé aux patients qui ont déjà présenté des symptômes psychotiques ou qui ont des membres de leur famille de premier degré souffrant d’une psychose. En outre, l’indication à un tel traitement doit être posée avec prudence lorsque le patient se trouve dans une situation de crise de vie, car l’expérience induite par les psychédéliques peut souvent entraîner une déstabilisation supplémentaire de l’équilibre psychique.
En ce qui concerne les mécanismes d’action des psychédéliques, il existe aujourd’hui de nombreuses explications, qui sont toutes relativement bien étayées par des études neurobiologiques; nous renvoyons à la littérature correspondante 5. Les mécanismes d’action principaux de ces substances résident dans une influence sur le système sérotoninergique endogène : la MDMA entraîne une libération accrue de sérotonine dans le cerveau ; les psychédéliques agissent sur les récepteurs de la sérotonine 5-HT2A, modifiant en profondeur la voie de signalisation post-synaptique. Deux mécanismes d’action considérés comme essentiels sont présentés ici de manière plus détaillée, car ils sont particulièrement pertinents dans la perspective de la théorie de l’apprentissage. Cette dernière est utile pour comprendre le développement tant d’un trouble addictif, que d’un trouble post-traumatique. L’un des mécanismes concerne la levée de l’évitement phobique du souvenir traumatique, l’autre concerne la recontextualisation des informations relatives au présent.
Il est communément admis que les troubles post-traumatiques et les addictions sont des troubles acquis qui reposent neurobiologiquement sur un processus d’apprentissage et d’adaptation en réaction à un état de stress accru (et souvent répétitif). Chez de nombreuses personnes, le stress traumatique entraîne typiquement une surcharge des capacités d’intégration ; le vécu traumatique est alors dissocié et mène ensuite une « vie à part » qui se manifeste cliniquement par des symptômes intrusifs tels que des flashbacks, des cauchemars, des attaques de panique, des symptômes somatiques (douleurs, maladies auto-immunes) ou encore par le recours à une substance addictive. Ce phénomène, intitulé dissociation traumatique, est entretenu de manière chronique par deux mécanismes pathologiques. L’un est appelé « évitement phobique de la mémoire traumatique ». Cela signifie qu’un patient souffrant de PTSD, par exemple, a des difficultés à entrer en contact avec des souvenirs traumatiques, car ce processus de remémoration est vécu comme extrêmement désagréable et menaçant, de sorte que l’accès à ces souvenirs est évité. Sur le plan neurophysiologique, on peut observer une activité accrue de l’amygdale et de l’hippocampe lorsque des personnes tentent d’accéder au matériel autobiographique douloureux 6. Cette augmentation de l’activité neuronale correspond au surmenage émotionnel qui survient à chaque fois que le patient souhaite se remémorer des souvenirs hautement éprouvants. Cette suractivation explique donc l’évitement phobique de ce qui peut ressembler de près ou de loin à ces souvenirs traumatiques. Ce phénomène entravant considérablement le travail thérapeutique peut être réduit par l’utilisation de la MDMA : elle diminue l’activation des zones cérébrales précitées, permettant ainsi la remémoration des événements ; comme si le récit du trauma était déchargé des affects intenables qui lui sont reliés habituellement 7. Phénoménologiquement, cela correspondrait à l’expérience suivante : « Pas de panique, regardons calmement et sereinement ce qui se passe ! ».
L’autre problème majeur chez les personnes souffrant de troubles post-traumatiques ou addicts est décrit comme un « déficit de contextualisation ». Cela signifie que le cerveau des personnes traumatisées n’est pas en mesure de percevoir de manière adéquate les informations qui concernent le présent et de les intégrer dans l’expérience affective et cognitive actuelle. Cliniquement, les personnes traumatisées ont presque continuellement l’impression d’être en danger, même si elles se trouvent objectivement en sécurité. Ce sentiment d’insécurité alimente les multiples symptômes d’anxiété et de dépression, mais conduit également dans de nombreux cas à la consommation de substances addictives. Le corrélat neurobiologique de ce déficit de contextualisation correspond à une suractivité du cortex cingulaire antérieur dorsal couplée à une sous-activité du cortex préfrontal ventromédian. Ces structures corticales régulent les structures basales subordonnées qui transmettent les réactions de peur (amygdale) ou de craving pour les substances addictives (nucleus accumbens) 8. Différents travaux de recherche en imagerie ont démontré que les psychédéliques ont la propriété de modifier la connectivité de ces centres 9. Cela signifie que le flux d’informations entre les différentes zones du cerveau s’effectue avec une plus grande facilité et que des informations, qui n’étaient jusque-là guère « en contact » les unes avec les autres, sont également réunies. De ce point de vue, les psychédéliques agissent donc comme des catalyseurs d’un échange d’informations grâce auxquels une nouvelle vision du présent et du passé peut être obtenue.
D’un point de vue phénoménologique, cette connectivité accrue correspond d’une part à la reconnaissance des multiples facettes – douloureuses ou pas – de l’expérience humaine et d’autre part à l’expérience d’un sentiment universel de connexion entre l’individu et le collectif, et également vis-à-vis d’autres formes de vie et de conscience. Cette expérience profonde de sentiment de connexion, souvent appelée « conscience écologique », est peut-être l’un des facteurs clés qui permettent aux patients de relativiser la souffrance vécue et de se libérer de l’enchevêtrement des traumatismes.
Toutes les substances évoquées ici ont en commun le fait qu’elles peuvent induire de manière fiable un état de conscience modifié (ECM) profond. Un tel état est difficile à décrire, car très différent de l’état de conscience habituel. C’est surtout la dissolution du moi, à savoir la perception de soi, de son corps et de son narratif personnel qui ne sont plus perçus comme séparés de l’environnement, mais comme faisant partie d’un tout, qui peut constituer un grand défi. Cette dissolution du moi peut être vécue comme très libératrice (sentiment de bonheur océanique), mais cet état peut aussi être extrêmement éprouvant pour la personne (bad trip). Souvent, un bad trip peut être considéré comme une réactivation d’une empreinte traumatique cachée pendant longtemps dans le corps et l’esprit de la personne sous forme d’une dissociation traumatique. La personne peut donc vivre en séance un état de régression en âge avec réactivation d’un vécu traumatique hautement éprouvant. Si cette réactivation dépasse les capacités d’intégration de la personne et lorsque le thérapeute n’est pas en mesure d’encadrer cette expérience de manière adéquate, il peut se produire une retraumatisation du patient dans le cadre de la thérapie. Et cela peut aussi conduire à une traumatisation vicariante chez le thérapeute.
Afin de pouvoir accompagner adéquatement les patients en PAS, il est donc primordial que les thérapeutes aient de bonnes connaissances en psychotraumatologie. Un autre point indispensable est l’expérience personnelle du thérapeute dans l’espace psychédélique. Sans cette expérience personnelle, le thérapeute peut très difficilement se faire une idée du vécu phénoménologique du patient. Le patient en ECM sentira cette absence de cohésion entre la connaissance phénoménologique du thérapeute et l’expérience psychédélique qu’il traverse, ce qui risque de gravement compromettre le processus thérapeutique.
Actuellement, les thérapeutes peuvent se former dans l’expérience personnelle d’un ECM profond soit en utilisant la kétamine, ou à travers des techniques de respiration appelées « respiration holotropique » 10. La kétamine est accessible dans un contexte médical sans autorisation particulière de la part des autorités. Cet anesthésique, bien connu depuis les années 1960, induit des ECM sous la forme d’une anesthésie dissociative. L’ECM induit par la kétamine se caractérise par une durée relativement courte (environ 1 h, selon l’administration im, iv ou sublingual) ; de plus sur le plan phénoménologique, cet ECM est plutôt agréable et rarement éprouvant. Pour ces raisons, la kétamine est une substance d’une grande utilité pour former les thérapeutes en expérience personnelle et également pour débuter une prise en charge chez des patients souhaitant être traités en PAS. Scientifiquement reconnue depuis quelques années comme option thérapeutique « off-label », la kétamine peut être utilisée au stade actuel pour les cas de dépressions résistantes aux traitements habituels.
Ces derniers temps, de plus en plus d’offres de formation émergent en Suisse des deux côtés de la Sarine pour permettre la diffusion de ce type de connaissances. Il reste à espérer qu’à l’avenir, les thérapeutes puissent aussi se former avec des substances psychédéliques comme la MDMA, le LSD ou la psilocybine, actuellement seulement autorisées – au cas par cas – pour le traitement de patients résistants aux traitements habituels (compassionate use).
Un autre défi est la grande suggestibilité induite par ces substances : les patients se trouvent dans un état de grande ouverture psychique et de labilité pendant de nombreuses heures (environ 6 heures pour la MDMA jusqu’à 12 heures pour le LSD). Même lorsque l’effet direct de ces substances s’est dissipé, de plusieurs jours à quelques semaines après l’expérience, il peut subsister parfois une vulnérabilité psychique accrue nécessitant un accompagnement particulièrement attentif de la part des thérapeutes.
L’intensité de l’ECM induite et « guidée » par le thérapeute et la suggestibilité du patient sous substance amènent également à un autre risque considérable : une dynamique où le thérapeute se prendrait pour une sorte de « gourou » ou serait vu comme tel par le patient. Afin de limiter ce type de dérive, souvent reproché au mouvement psychédélique par le passé, les auteurs recommandent une pratique régulière de supervision ou d’intervision à tout thérapeute intéressé par la PAS.
Globalement, il est utile de rappeler que les changements profonds chez le patient sont dus davantage à l’intégration dans la vie quotidienne du vécu et des connaissances acquises en séance qu’à la substance seule. Ce n’est donc pas l’effet pharmacologique qui induit le changement à long terme, mais l’intégration des phénomènes psychiques induits par ces substances durant la séance en ECM. La dynamique thérapeutique se distingue donc nettement de l’approche de soutien fréquemment rencontrée en thérapie psychiatrique psychopharmacologique conventionnelle qui est axée principalement sur le contrôle des symptômes : au lieu de prendre un médicament tous les jours pour atténuer les signes cliniques d’une dépression, la PAS a le potentiel de contribuer à une résolution plus durable et davantage axée sur les causes de la souffrance psychique tout comme le travail psychothérapeutique qui en général est beaucoup plus long.
En bref, l’ingrédient le plus important est certainement l’accompagnement par le thérapeute de l’expérience induite par la substance. Une formation approfondie, incluant une expérience personnelle en ECM, ainsi qu’un regard attentif sur les enjeux relationnels de transfert et contre-transfert, sont les prérequis les plus importants pour la pratique de la PAS.
En Suisse, les substances psychédéliques sont utilisées dans le cadre de projets de recherche menés par les universités. Outre les chercheurs, quelques médecins sont autorisés à pratiquer la PAS au moyen d’une autorisation nominative (spécifique pour le thérapeute, la substance choisie et le patient) dispensée par l’Office fédéral de la santé publique. Au vu du grand intérêt scientifique et médiatique accordé à ces approches, il faut s’attendre à ce que ces thérapies soient de plus en plus utilisées à l’avenir, raison pour laquelle les auteurs soulignent l’importance du travail en réseau et de la formation en matière d’ECM avec et sans substance.