septembre 2022
Michael Ljuslin (HUG) et Vinh-Kim Nguyen (Global Health Center)
Nous assistons, depuis le début du siècle, à une « renaissance psychédélique » (du grec, « révélateur de l’âme »), sujet de multiples reportages et de livres polémiques, et appuyée par des essais cliniques. À ce jour, ces derniers ont établi un faisceau d’évidence marqué (phase 3 en cours) qui promet une mise sur le marché prochaine de la thérapie assistée par MDMA contre les stress post-traumatiques 1, de la psilocybine contre la dépression résistante 2 ou encore du LSD pour le trouble anxieux généralisé.
Ces essais ne sont que la pointe de l’iceberg : des centaines d’essais cliniques sont en cours, testant l’efficacité de thérapies assistées par psychédéliques, notamment auprès de pathologies dont les formes réfractaires peuvent présenter un impact majeur sur la vie des personnes et des coûts économiques importants.
Avant le contrôle étatique de ces molécules aux États-Unis puis dans le reste du monde au début des années 1970, les « psychédéliques » étaient sujets de multiples études aux résultats prometteurs. Pour discuter de ce regain d’intérêt, il est utile d’examiner brièvement l’histoire de l’investigation clinique des psychédéliques, cela avant de revenir à leur essor actuel.
Si les sociétés humaines ont, depuis des temps probablement préhistoriques, utilisé des substances modifiant les perceptions lors de cérémonies religieuses, l’ère scientifique moderne débute avec la synthèse du LSD en 1938 par le chimiste suisse Albert Hofmann, dans les laboratoires de Sandoz à Bâle. Hofmann découvre l’effet psychédélique de cette substance par une ingestion accidentelle ; son « bicycle trip » sous influence entrera dans l’histoire. Ainsi, le LSD fut, sous le nom de Delysid, mis à disposition des chercheurs à partir de 1947. Le Dr Humphry Osmond, psychiatre à l’hôpital psychiatrique de Weyburn, dans la province canadienne du Saskat-chewan, commença à expérimenter son utilisation sur des volontaires sains puis des malades. Dr. Osmond consentit à faire découvrir les effets de la mescaline à l’écrivain britannique Aldous Huxley. Le livre résultant de cette expérience, publié en 1954, « The Doors of Perception » sera un des premiers à populariser ces substances. C’est lors d’une longue correspondance entretenue par eux que le terme « psychédéliques » fut inventé par Dr. Osmond 3. Ce terme se généralise ensuite dans les années 1960 pour représenter diverses molécules dites « hallucinogènes », incluant, entre autres, le LSD, la psilocybine (principe actif des champignons hallucinogènes), et la mescaline.
Leur utilisation publique fut ensuite interdite sous l’impulsion de l’administration américaine du Président Nixon, prétextant des dérives du « psychologue-devenu-gourou » de Harvard, Timothy Leary, sur fond d’inquiétudes quant à leur potentiel subversif dans le contexte d’un mouvement de contre-culture grandissante en opposition à certaines politiques d’état, comme la guerre du Viêtnam. On oublie aujourd’hui qu’avant cette prohibition, les psychédéliques avaient fait l’objet de milliers d’études scientifiques avec des résultats encourageants dans le traitement des troubles de l’humeur, de la dépendance à l’alcool, de la douleur et de la détresse liées à la fin de vie, des troubles de la personnalité, de la « névrose » ou encore de la schizophrénie. Ces substances « énigmatiques » étaient les sujets de reportages flatteurs et le microcosme hollywoodien en raffolait. Les années 1970 à 2000 représentent un hiatus pour la recherche en raison des obstacles administratifs et du climat politique. Cependant, leur usage thérapeutique s’est poursuivi jusqu’à ce jour de façon underground et a permis l’accumulation d’un capital de connaissances empiriques conséquentes. Leur réémergence dans les milieux académiques à la fin du siècle dernier constitue le point de départ d’une véritable renaissance, représentée par l’accélération des publications scientifiques (Figure 1).
Que montrent ces études : La Multidisciplinary Association for Psychedelic Studies (MAPS), vient de publier en 2021 dans Nature Medicine un essai de phase 3 qui démontre une efficacité marquée de la MDMA 4, administrée à trois reprises dans le cadre d’une psychothérapie, contre le stress post-traumatique. Deux tiers des participants du groupe MDMA ont obtenu une rémission persistante à 2 mois. Une analyse de suivi regroupant six études a conclu à un maintien de l’amélioration clinique pour une durée minimale d’un an.
La psilocybine est actuellement étudiée dans le traitement de la dépression réfractaire. Une étude récente montre une efficacité supérieure comparée avec les anti-dépresseurs sérotoninergiques classiques maintenus après 12 mois de traitement 5. Une étude en double aveugle comparée à un ISRS n’a pas démontré de supériorité à 6 semaines 6. Une étude sur 22 sites en Europe et Amérique du Nord vient de publier les résultats préliminaires sur 233 patients. Ces derniers ont présenté une diminution significative de leur dépression avec un effet conservé au suivi de 12 semaines 7. La psilocybine est également en cours d’investigation pour le syndrome de démoralisation lié aux situations palliatives, les troubles obsessifs compulsifs ou l’anorexie. D’autre part, des résultats prometteurs pour le traitement de la dépression, des troubles anxieux et de la dépendance à l’alcool sont également signalés pour le LSD également.
Dans le futur, de nouvelles études viendront encore élargir l’éventail d’exploration en cours, pour le traitement de la douleur neurogène ou encore pour le traitement des troubles du comportement liés aux opiacés. D’autres champs de recherche non médicale apparaissent également, comme l’effet des psychédéliques sur la créativité ou l’amélioration du bien-être avec des dosages inférieurs (appelés microdosage) à celui nécessaire pour avoir des modifications perceptuelles.
Ces recherches ont été conduites au sein d’un dispositif d’étude qui comprenait une préparation préalable et une intégration avec des psychothérapeutes formés, ainsi qu’un lieu confortable et accueillant où le sujet demeure, une fois le psychotrope (ou le placébo) administré, en compagnie de la présence bienveillante d’un ou deux accompagnants formés. Après quoi, une ou plusieurs séances « d’intégration » facilitent l’émergence de sens à partir de cette expérience singulière. Elles permettent de tirer les leçons des vécus visionnaires, biographiques ou symboliques, puis de trouver une manière de les intégrer dans la vie quotidienne habituelle. Ce modèle thérapeutique prédominant dans la recherche insiste ainsi sur l’importance du set (mindset), état d’esprit, et du setting, cadre d’administration.
Fort de résultats probants, les figures de proue de cette renaissance espèrent l’autorisation de mise sur le marché de la MDMA et de la psilocybine dans un horizon de 2 à 5 ans.
Un élément remarquable détonne dans ces investigations. Les substances psychédéliques, consommées dans cet environnement adéquat, peuvent induire une gamme d’expériences inhabituelles appartenant au spectre qualifié de « mystique ». Ces expériences sont similaires à celles cultivées de manière ubiquitaire par différentes civilisations au cours de l’humanité, comme des transes tribales, des pratiques de méditation ou de yoga, ou encore certaines formes de danses religieuses, à l’instar des derviches tourneurs soufis. Encore plus remarquable, l’intensité mystique vécue par le participant, mesurée par des échelles cliniques validées, est directement corrélée avec son amélioration clinique. Les changements substantiels que ces substances induisent semblent ancrés sur leur capacité à générer des expériences hautement significatives pour l’individu 8. Ces expériences extraordinaires, dans le sens littéral, permettent l’émergence d’un sens nouveau ou renouvelé depuis et autour de cette singularité vécue subjectivement.
Les possibles qualités émotionnelles, existentielles voir spirituelles de cette expérience ouvrent ainsi au souffrant une fenêtre d’opportunité, de flexibilité psychologique et de renouvellement possible dans son rapport au monde. Cette fenêtre est corrélée avec une neuroplasticité accrue 9. Après le concept éprouvé d’une psychopharmacothérapie basée sur une palliation continue, on voit ici l’apparition d’un nouveau paradigme, celui de psychothérapies facilitées par l’induction d’expériences psychédéliques ponctuelles. L’intégration de cette composante expérientielle, existentielle voire spirituelle dans l’investigation scientifique suscite de nombreuses questions fondamentales dans notre manière de considérer le traitement et le soin, leur efficacité et leur pertinence. L’approche phénoménologique propose d’inclure l’évidence de l’expérience subjective individuelle en tant que pièce du puzzle sur le tableau épistémique en construction. Elle pourrait devenir un outil permettant de faire évoluer notre compréhension de la souffrance humaine, ainsi que de notre appréhension des processus de guérison.
Par ailleurs, c’est probablement par cette même capacité expérientielle à générer du sens que découle, en partie, l’émergente efficacité transdiagnostique rapportée ici. D’une part, elle alimente, auprès des professionnels, les réflexions autour des bases nosographiques de notre classification psychiatrique actuelle. D’autre part, certains mouvements sociaux réclament un accès à ce potentiel transformateur pour le bien-portant également. Ne sommes-nous pas tous en fin de compte en quête de sens ?
Ces percées thérapeutiques – et la révolution de prise en charge qu’elles pourraient entraîner – se situent dans un contexte social en constante évolution. Il s’agit d’une mobilisation sociale et politique centrée autour de la revendication de l’accès thérapeutique à ces molécules, voire à la décriminalisation plus large. On souligne un profil sécuritaire, comprenant un risque quasi inexistant de dépendance et des bienfaits potentiels importants. Ce protomouvement rassemble une diversité surprenante de protagonistes : ex-hippies, praticiens underground, ex-toxicomanes, ex-militaires, membres des divers psychoprofessions, médecins, chercheurs, et entrepreneurs de la tech et de la bio-tech. De ce mouvement social, on peut donc constater l’émergence d’un complexe médico-industriel, constitué autour de capitaux, investisseurs, start-ups biotech et entreprises pharmaceutiques, organisateurs de retraites ou fournisseurs de molécules ; le tout orienté vers un marché de la consommation pour l’instant largement illicite, mais qui, avec les preuves scientifiques d’efficacité attendues, promet de devenir un marché juteux avec croissance exponentielle 10.
Cette efficacité promise révèle trois paradoxes. Le premier paradoxe concerne la médicalisation et la professionnalisation de leur utilisation. Depuis des temps immémoriaux, les psychédéliques ont été utilisés dans des rituels collectifs où le motif principal n’est pas de traiter la santé de l’individu, mais plutôt d’assurer une coexistence harmonieuse entre les humains, ainsi qu’avec l’écosystème naturel et surnaturel qu’ils habitent. Les gardiens de ces savoirs ancestraux pour la grande partie ne remplissent pas les critères académiques classiques, cependant leur précieux savoir-faire principalement empirique est précieux. Aujourd’hui, les sociétés occidentales semblent se diriger vers une utilisation à prédominance médicale de ces substances, dont les grandes lignes sont la prolongation d’une approche extractive, reposant sur la domination de la nature et des êtres 11.
Le deuxième concerne l’accès au traitement : pour l’instant, lorsque disponible, cette modalité de traitement s’avère coûteuse, car le dispositif est composé d’un accompagnement par un voir deux thérapeutes pour la durée de l’expérience (6 à 12 heures selon la molécule), ainsi que pour les séances de préparation et d’intégration. Les systèmes de santé ne sont actuellement pas prévus pour un temps de thérapie aussi intense sur une période aussi courte. Le prix actuellement annoncé de mise sur le marché d’une psychothérapie assistée par MDMA pour traiter le syndrome de stress post-traumatique est estimé à 10’000 dollars. Pour les « cures » en retraite psychédélique, proposées notamment aux Pays-Bas, au Canada, au Mexique ou encore en Jamaïque, les tarifs qui visent une clientèle touristique aisée, restent prohibitifs pour les personnes les plus socioéconomiquement défavorisées, qui sont souvent celles qui souffrent le plus des affections que ces thérapies pourraient soulager.
Finalement, les preuves recherchées par la science reposent souvent sur l’efficacité biologique de la substance investiguée. L’expérience collective et immémoriale, quant à elle, souligne que la guérison est avant tout un processus interpersonnel, voire transpersonnel, collectif ou spirituel. Les psychothérapies assistées par psychédéliques se retrouvent ainsi à l’intersection de ces deux approches. Le modèle médical prédominant actuel privilégie dans son approche plutôt une médecine basée sur l’objectivité de l’effet d’une molécule sur la physiologie d’un patient, mais oublie, voir omet volontairement dans son investigation scientifique, le potentiel crucial du vécu subjectif dans son évolution voire sa transformation. Or ce vécu, accompagné habilement, peut permettre à l’individu de se réorganiser, de se réinventer et de sublimer les souffrances tant physiques, morales, psychiques que spirituelles. Si les psychédéliques facilitent l’émergence de cette capacité innée de guérir, et que cette dernière ne développe toute sa puissance que dans un processus intersubjectif, voire collectif, comment peut-on la mesurer avec justesse dans les essais cliniques modernes, qui plus est en double aveugle ? L’intégration de ces thérapies permettra peut-être au système de santé de restituer l’importance perdue du soin et de sa subjectivité dans la prise en charge des souffrants.