septembre 2022
Svéa Nielsen par Jean-Félix Savary (GREA)
Jean-Félix Savary : Pourquoi utiliser des psychédéliques dans le cadre thérapeutique ?
Svéa Nielsen : Il y a plusieurs intérêts : premièrement c’est une forme de raccourci pour avoir le vécu d’une expérience, alors que souvent en psychologie, en thérapie, on reste « dans la tête », dans l’espace mental. Avec les psychédéliques on rentre aussi dans ce qui relève du corporel et de l’émotionnel. C’est aussi une forme de reconnexion directe à la nature. Albert Hoffmann disait qu’il espérait vraiment que le LSD, son « enfant terrible », soit une solution contre cette déconnexion que nous avons avec la nature, qui est considérée comme la source des catastrophes actuelles. En troisième lieu, c’est une reconnexion au monde spirituel, qui ouvre à de nombreuses ressources qu’on a oubliées et coupées dans notre monde occidental. Au fond, au-delà de la thérapie, l’objectif est de revenir à « l’être », remettre l’humain au centre, dans une perspective holistique.
Dans un cadre thérapeutique, j’aime rencontrer les personnes dans la nature. Je ne me sens pas toujours à l’aise en thérapie dans un cabinet stérile, alors que cheminer ensemble, ou être au coin du feu, on dénoue les problèmes plus facilement. Pour profiter de l’apport des substances psychédéliques, je crois ainsi qu’il est important de pouvoir s’affranchir du cadre thérapeutique, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui en Suisse Romande.
Jean-Félix Savary : Quels bénéfices peut-on avoir des états élargis de conscience ? Quelles expériences faitesvous sur le terrain ?
Svéa Nielsen : C’est vrai qu’on parle beaucoup des psychédéliques pour les états élargis de conscience, mais je pense que c’est intéressant de considérer ces états d’une manière générale. De fait, on en vit de nombreux sans psychédéliques : les plus fréquents sont les rêves, sur lesquels on ne prend pas assez de temps pour réfléchir. Il y a aussi les tambours ou la respiration holotropique qui induisent des états élargis de conscience, et à titre personnel je confirme que ce sont des expériences très fortes. Il y a aussi l’état amoureux qui est un puissant état de conscience modifié, qui peut nous faire déplacer des montagnes ou entrer dans des passions destructrices. Tous ces états élargis de conscience sont des moyens d’accéder à des ressources infinies en nous et à l’extérieur, à se relier à des significations dont on s’est coupés dans notre quotidien dans lequel on a l’habitude de fonctionner. D’une certaine manière, les psychédéliques nous réapprennent à découvrir l’existence de ces états élargis de conscience et leurs potentiels. Au niveau neurologique, on observe que des zones qui ne communiquaient pas avant, sont connectées. À un niveau subtil, c’est comme si on accédait avec ces états à d’autres mondes, d’autres ressources, d’autres significations qui élargissent les potentialités de guérison.
Jean-Félix Savary : Quelles utilisations aujourd’hui dans le traitement de la dépendance ?
Svéa Nielsen : Il y a énormément d’utilités : très concrètement, la plupart des médecines psychédéliques peuvent avoir un impact sur les dépendances. Un exemple peu connu est que le fondateur des Alcooliques Anonymes s’est sevré de l’alcool avec l’aide du LSD. La plante la plus utilisée pour les addictions, c’est l’iboga : originaire du Gabon, elle est utilisée comme rituel de passage à l’âge adulte chez les jeunes hommes. En Occident, elle a été découverte dans les années 1960 par hasard par une personne avec de multiples dépendances, Howard Lotsof, qui en prenant l’ibogaïne, s’est réveillée 2 jours après, n’avait plus de dépendance à l’héroïne et avait redécouvert des sensations perdues depuis longtemps. Il a ensuite invité 5 ou 6 amis avec une dépendance à l’héroïne, leur en a fait consommer sans cadre thérapeutique, et plusieurs mois après, la moitié était encore complètement clean. Au niveau du fonctionnement, cette substance sature les récepteurs opiacés, et permet de sortir des consommations sans symptômes de manque. Il y a une clinique avec laquelle je collabore au Portugal (tabularasaretreat.com), qui propose des traitements iboga, et ce qu’on observe c’est que les personnes ressortent de là-bas avec une attitude calme et sereine, ce qui n’est en général pas le cas avec les autres types de sevrages. C’est une plante qui fonctionne sur toutes les addictions, y compris les dépendances émotionnelles et le sucre, sauf pour l’alcool, car il faut faire attention au sevrage physique. Cependant c’est aussi une plante qui comporte des risques cardiaques létaux, et il faut donc faire une électrocardiographie avant son usage. De plus, c’est une consommation qui se fait généralement une seule fois dans la vie, plutôt qu’avec des répétitions comme pour l’ayahuasca, et donc amène rarement à une consommation régulière. D’ailleurs, pour beaucoup de personnes avec une dépendance, qui ont l’habitude de prendre des produits, cela peut paraître une manière de « remplacer une substance par une autre ». Pourtant, les psychédéliques n’ont aucun pouvoir addictif, et en cas d’usage répété on finit par avoir fait le tour du travail sur l’inconscient qu’ils apportent. Chez les personnes avec un problème d’addiction, il y a souvent une quête, alors que la plupart des drogues anesthésient plutôt qu’elles n’aident à répondre à cette quête.
Jean-Félix Savary : Est-ce que cela fonctionne avec tous les types d’addiction ? Y a-t-il des spécificités par substance ?
Svéa Nielsen : Le LSD par exemple est très intéressant pour la dépendance à l’alcool. On ne peut par exemple pas accompagner un sevrage d’alcool avec l’iboga, car c’est trop dangereux. Dans tous les cas, la personne devrait avoir arrêté l’alcool depuis au moins une semaine. Avec le LSD, ce problème ne se pose pas. Les champignons psilocybines ont de bons résultats avec le crack, et aussi un potentiel avec la nicotine. Les substances « dépressogènes » comme l’alcool et les opioïdes ont plutôt tendance à engourdir la conscience, alors que les psychédéliques ont ce potentiel de nous ramener à nous-même, à nos ressources, et agissent comme un « répulsif » aux addictions. Le cannabis fait partie, à mon avis, des addictions les plus difficiles à traiter, et on devrait accompagner la dépénalisation en cours de davantage d’éducation et d’informations.
Jean-Félix Savary : Où situer le microdosage ? À quoi sert-il ? Comment ça marche ? Quand et pourquoi y recourir ?
Svéa Nielsen : C’est un sujet malheureusement encore peu connu, car il y a peu de recherches dessus. La plus grosse recherche vient de James Fadiman, qui a fait une collecte de témoignages importante, et les résultats sont plutôt positifs, mais ça reste une démarche peu précise. C’est une pratique intéressante, car elle est compatible avec des situations où la personne présente des contre-indications, à savoir d’autres consommations et prescriptions de psychotropes. Même si le mécanisme du microdosage est peu connu, et qu’il n’y a pas d’effets perçus, il semble qu’il peut aider les gens à baisser leur consommation. Vraisemblablement, un des effets est qu’il amène une forme de prise de conscience le lendemain de la consommation, accompagnée d’un regain d’énergie pour appliquer les changements souhaités dans sa vie.
Jean-Félix Savary : Pourquoi ces substances ne sont-elles pas plus reconnues ?
Svéa Nielsen : Une part vient de la prohibition de ces substances, ainsi que de la méconnaissance du sujet. Ce n’est également pas très intéressant pour les entreprises pharmaceutiques, car cela fonctionne rapidement et en peu de sessions, donc peu rentable. Une des premières substances qui est légalisée pour ces thérapies dans certains pays, c’est la MDMA. Elle a des effets sur les vétérans de guerre qui ont des syndromes de stress post-traumatique depuis 20 ans et qui sont dans la rue tellement ils ont de la peine à fonctionner. En une ou deux sessions, ils parviennent à retrouver une vie où ils peuvent à nouveau dormir et fonctionner.
Jean-Félix Savary : Comment vous situez-vous sur la réappropriation des psychédéliques par l’industrie pharmaceutique ? Quels sont les risques des produits naturels en comparaison aux molécules isolées ?
Svéa Nielsen : J’essaie d’être toujours optimiste et ose espérer que ces médecines intelligentes et sacrées auront le dessus sur Big Pharma. J’espère que l’importance du cadre dans les thérapies psycholytiques, qui doit être chaleureux et ouvert sur la spiritualité, sera reconnue. J’espère aussi profondément que ces thérapies deviennent plus accessibles. À ce sujet, Jérémy Narby disait « où est la liberté citoyenne, si je ne peux interagir librement avec les plantes de mon environnement ? ». Chez nous, par exemple, les psilocybines poussent dans nos champs.
À noter aussi, concernant l’iboga, que les personnes qui prennent la plante complète relèvent moins de risques cardiaques, et que le voyage interne est plus complet, par contre la substance unique est plus facile à doser et est plus adaptée aux recherches.
Jean-Félix Savary : Que pensez-vous des risques de la surexploitation de l’ayahuasca et de l’iboga ?
Svéa Nielsen : Oui c’est un risque, et c’est en fait même déjà très présent. Il existe cependant des pistes, par exemple les cliniques iboga peuvent choisir de se fournir auprès de fournisseurs qui replantent des arbres. Il y a aussi toute une voie de recherche sur l’extraction de l’ibogaïne (1 des 12 substances de l’arbre iboga) dans une autre plante, voacanga africana, qui pousse comme une « mauvaise herbe ». À noter aussi que certaines populations au Gabon, à cause d’un traité de protection de l’arbre, n’ont plus accès à leurs propres arbres locaux.
Jean-Félix Savary : Que dire du monde underground, en dehors des prescriptions cliniques ?
Svéa Nielsen : Dans l’association Eleusis, qu’on a créée il y a 2 ans, on reçoit régulièrement des témoignages de pratiques underground en Suisse. Il y a une certaine beauté dans la liberté de cette pratique, mais il ne faut pas oublier le risque que les gens fassent n’importe quoi avec n’importe quelle substance. La médiatisation positive actuelle des thérapies psychédéliques, couplée avec un accès très limité et le désespoir de certaines personnes face à la psychiatrie classique, pose un réel problème de santé publique à mon sens. Cela peut amener des gens à acheter des produits sur le darknet, et à les prendre dans un environnement ou une compagnie inadéquate. Le cadre underground peut faire encore plus de mal, et amener une mauvaise réputation aux pratiques de ces médecines, avec comme risques principaux la manipulation, les dérives sectaires, des traumatismes, et des gens qui se retrouvent encore plus perdus.
Jean-Félix Savary : Comment contrer ces dangers de l’underground ? Avec de la formation ?
Svéa Nielsen : C’est une question importante : comment se former alors même que nous ne pouvons pas utiliser ces médecines ? Il faut alors se tourner vers les formations qui utilisent les états de conscience élargis légaux ; il y a par exemple la Foundation for Shamanic Studies, où on travaille avec les tambours, il y a également des formations à la respiration holotropique ou l’hypnose. Pour ce qui est des psychédéliques, il y a peu de formation en francophonie. Avec mon collègue Fabrice Moutet, on a fondé « La Tribu » (www.latribu.academy), on où propose des stages, mais notre cœur de métier c’est surtout une formation avec tous les états de conscience élargis légaux. Et on invitera également en ligne des psychiatres spécialistes comme Peter Gasser.
Un aspect important également réside dans l’intervision et la supervision, par les échanges de pratiques.
Jean-Félix Savary : Les psychédéliques sont aujourd’hui à la mode, ce qui suscite pas mal d’attente. Que constatez-vous sur le terrain ?
Svéa Nielsen : Un des problèmes, c’est que le manque d’accès provoque des risques supplémentaires : il favorise l’automédication sauvage et les pratiques par des charlatans. C’est le modèle de la prohibition classique, qui pose plus de problèmes qu’il n’en résout : les gens vont se servir n’importe où, et faire n’importe quoi, n’importe comment. Alors que le modèle de la dépénalisation fonctionne bien mieux. Prenons l’exemple des opiacés au Portugal, où il y avait une « épidémie » de consommation d’héroïne dans les années 2000 : la réponse a été la dépénalisation et une vingtaine d’année plus tard, tous les résultats sont positifs. On voit d’ailleurs qu’un des éléments clés réside dans l’éducation, et je pense qu’il faudrait beaucoup plus d’éducation sur les substances dans les écoles.
Jean-Félix Savary : Qu’en est-il des expériences négatives ou « mauvais trips » ?
Svéa Nielsen : On dit dans le milieu de la réduction des risques en festival qu’il n’y a pas de « mauvais trips », il y a des trips difficiles. Comme dans notre quotidien, il peut y avoir des expériences difficiles, et finalement, il faut réussir à passer à travers et retrouver ses propres ressources. Par exemple, quand on donne des traitements de benzodiazépines pour couper ou calmer un trip, on fait l’effet inverse : on cristallise en fait le problème qui était en train d’être vécu et qui émergeait à nouveau, et on ne permet ainsi pas de guérir ou de passer à travers. Quand je travaillais dans les services d’urgences psychédéliques, j’ai appris que la méthode principale est de créer un safe space, un endroit et une présence sécurisante. Là, la personne va pouvoir déployer ses propres ressources pour sortir de ce passage difficile. Malheureusement on ne met pas assez le vécu de la personne au centre.
Jean-Félix Savary : Vous parlez d’urgences psychédéliques festives, est-ce que vous pouvez nous décrire de quoi il s’agit ?
Svéa Nielsen : Dans ma pratique de jeune psychologue, je dirais qu’une expérience qui a contribué à un grand changement dans ma carrière a été de travailler au Boom Festival, au Portugal, dans les urgences psychédéliques. On travaillait de manière très sérieuse, avec une équipe qui tournait 24 heures sur 24, avec des médecins psychiatres et des chercheurs de l’université qui collectaient des données sur les pratiques. Mais ça m’a beaucoup questionnée dans ma pratique de psychologue, où on nous forme aux diagnostics, à la neutralité bienveillante et à la distance professionnelle. Et travailler dans ce festival m’a complètement ébranlée, car ce n’était pas du tout ce qu’on y faisait : le plus souvent on reste assis à côté, d’où le nom de « sitter » que j’aime beaucoup. On écoute, on leur donne de l’eau aussi, parfois on va se baigner, ou dessiner, ou on laisse la personne dormir. En somme, revenir aux besoins et aux rythmes de base, et accompagner la personne là où elle est maintenant. Quand on voit qu’avec cette approche, les personnes qui arrivaient confuses et stressées, ressortaient avec un grand sourire en nommant à quel point cela les avait aidées, cela montre à quel point le cadre est crucial.
Jean-Félix Savary : Faut-il élargir l’accès aux psychédéliques pour les personnes qui veulent y avoir recours ? Si oui, dans quel cadre ? Et quels seraient vos souhaits pour les cadres réglementaires à venir ? Une potentielle légalisation ?
Svéa Nielsen : Je dirais que la première chose sur laquelle se focaliser est l’éducation dans les écoles, en fournissant de l’information de qualité. Je trouve qu’il y a un travail énorme à faire dans ce domaine. Concernant l’accès, je serais plutôt pour un accès dans un cadre thérapeutique, pas forcément limité aux psychologues ni aux psychiatres, car il y a différents types de thérapeutes qui font un travail incroyable. Même si cela reste une question difficile de savoir qui serait autorisé et d’imaginer qui serait en charge des contrôles. Une composante qui me semble indispensable est le contrôle par les pairs, au travers de l’intervision, la supervision et de l’expérience personnelle.
Jean-Félix Savary : En Suisse, les psychédéliques sont interdits. Qu’en est-il dans les autres pays ?
Svéa Nielsen : Pour l’iboga par exemple, il existe au Portugal des cliniques avec l’iboga, des centres de soins, et des cérémonies avec toutes sortes de médecines. Il est aussi légal aux Pays-Bas, en Allemagne et en Autriche. Il n’est en fait illégal que dans 8 pays, dont la Suisse, à cause d’un décès qui a eu lieu. En revanche, pour l’ayahuasca, c’est une zone grise dans plusieurs pays. Un autre point que je trouve important de questionner, est que dans le classement des drogues de la « Drug Enforcement Administration » aux États-Unis, le niveau un mentionne des substances psychédéliques comme le LSD, en considérant qu’il s’agit de substances « sans utilisation médicale actuellement acceptée et avec un potentiel élevé d’abus », ce qui est totalement faux pour le LSD.
Jean-Félix Savary : On a parlé ici de substances originaires d’Afrique ou d’Amérique du Sud, mais qu’en est-il des pratiques culturelles européennes et suisses ?
Svéa Nielsen : Ce sont des pratiques qui se sont beaucoup perdues, comme tous les rites liés à la nature. Ne serait-ce qu’avec le solstice d’été, il y a de nombreuses personnes qui ne savent plus ce que ça veut dire, et en cela on peut observer une perte de connexion avec les rythmes de la nature. Alors que si on les acceptait, par exemple qu’en hiver c’est une période plus calme, mais qu’après on retrouve l’énergie de l’été, on se porterait certainement mieux. En Suisse, il existe encore quelques pratiques, et la génération actuelle fait un certain mélange avec les anciens mythes, que l’on se réapproprie, qu’on peut appeler néo-chamanisme. Au fond, pour résumer, je dirais qu’une des dimensions qui peuvent limiter l’addiction, c’est l’importance d’avoir des rituels, et que les substances soient ancrées dans une quête spirituelle. Je trouve essentiel de rajouter du signifiant, du conscient et une reprise de pouvoir.
Jean-Félix Savary : Merci beaucoup.