septembre 2022
Quentin Ulveling (ELEUSIS)
« Ce dont nous avons besoin, c’est de coopération plus que de compétition » 1. Peter Gasser.
Depuis des temps immémoriaux, l’Humanité explore sa conscience en utilisant des psychédéliques 2. En ce début de XXIe siècle, ces outils suscitent beaucoup d’intérêt en Occident. Les psychothérapies assistées par les psychédéliques (PAP) et le nombre de publications scientifiques sur le sujet y explosent.
« Psychédélique » signifie « qui révèle l’âme ». Ces substances ouvrent certaines portes intérieures, révélant ainsi d’autres facettes de notre humanité. La psilocybine, l’iboga, la mescaline, le LSD notamment sont d’ores et déjà utilisés lors de thérapies médicales. Ces dernières années, certaines de ces substances deviennent de plus en plus populaires hors de ce cadre. C’est le cas de l’ayahuasca qui est une décoction composée de la liane ayahuasca, « Banisteriopsis caapi » et d’une plante surnommée chacruna « Psychotria viridis ». Parfois, d’autres plantes y sont ajoutées. Les psychédéliques sont utilisés dans l’exploration de la conscience, la spiritualité, le développement personnel « pour rendre plus humain ou pour trouver le vrai humain en soi » et la recherche du bien-être 3.
Cet usage « social » reste interdit en Suisse. Pourtant, le fait que les psychédéliques n’entraînent pas une dépendance et ne sont pas neurotoxiques est confirmé par les recherches des dernières décennies 4. Au contraire, ils aident parfois à soigner les troubles du comportement lié à l’utilisation de substances 5. L’engagement personnel nécessaire à une seule de ces expériences et leur intensité a plutôt tendance à freiner l’envie de les réitérer.
Eleusis (www.eleusis-society.ch), association psychédélique en Suisse, réunit des personnes s’intéressant aux mouvements psychédéliques dont des psychiatres, des artistes, mais aussi des personnes en quête de sens. Chacun enrichit de son expérience une masse de connaissances déjà conséquente.
La personne
L’âge, l’état de santé, les prédispositions psychiques, l’état psychologique, la préparation de la personne, ainsi que l’environnement sont à prendre en compte pour une expérience avec les psychédéliques, car chacun influencera le déroulé de l’expérience vécue. Ils sont contre-indiqués pour les femmes enceintes et les personnes souffrant de psychoses, de troubles bipolaires ou de schizophrénie 4. Il est déconseillé de vivre ces expériences seul.
La substance
Les psychédéliques ont une durée d’action, des effets et des dosages recommandés à considérer au cas par cas. La qualité des produits est primordiale. En Suisse, des « drug checking » renseignent régulièrement sur la qualité des produits du marché illégal. Pour la suite de notre écrit, nous porterons une attention particulière sur le breuvage sacré des Indiens d’Amazonie : l’ayahuasca. Les propos qui vont suivre ne peuvent pas être généralisés à tous les psychédéliques et n’en reflètent pas toutes les cultures. Avec cette décoction, qui est légale en Amérique du Sud, il peut y avoir de sérieux risques. L’anthropologue Jeremy Narby avertit qu’il ne faut pas combiner l’ayahuasca à d’autres substances telles que des antidépresseurs ou des amphétamines (dont la MDMA), car il y a un risque létal par le syndrome sérotoninergique 6.
Les états non ordinaires de conscience
Dans un état non ordinaire de conscience provoqué par un psychédélique, une qualité d’hypersuggestibilité s’installe. Il y a une perte de la notion de survie « combattre ou fuir » 7 qui laisse place à une expérience sensorielle hautement significative. Une grande vulnérabilité accompagne toute la durée de l’expérience et même directement après pour ensuite disparaître petit à petit. Les défenses tombent. Cet état de vulnérabilité ouvre la voie à des transformations 8.
Les effets inconfortables
L’ayahuasca n’implique pas uniquement des expériences visuelles 6. Elle produit en outre des effets physiques de purges tels que des vomissements ou des diarrhées. Des inconforts physiques et psychiques tels que douleurs, pleurs, labilité émotionnelle accrue, sensation de perdre la raison, impression de déstructuration ou que l’expérience ne s’arrêtera pas peuvent également survenir. Le psychiatre Olivier Chambon explique qu’avec les psychédéliques, il y a souvent un moment de nettoyage. Pénible et désagréable, il permet néanmoins de révéler certains bas-fonds du subconscient 9. Si ces expériences sont bien accompagnées, elles se révèlent souvent transformatrices.
Les risques importants
Une détresse, un sentiment d’être décomposé, des repères modifiés peuvent provoquer une « crise psychotique transitoire ». Une perte de conscience peut également survenir. Parfois, c’est lors du retour en Suisse après un voyage dans la forêt tropicale qu’il peut y avoir des complications 6. Des certitudes radicales, telles que celle de devoir démissionner de son travail ou mettre fin à une relation, peuvent s’imposer. Après une expérience psychédélique, mieux vaut attendre quelques semaines avant de prendre une décision importante.
Les « cérémonies », au cours desquelles se prend, en groupe, l’ayahuasca, doivent être encadrées par des personnes compétentes. On les appelle facilitateurs, accompagnants ou parfois chamans. Un cadre sécurisant et sécurisé est un point essentiel. Une diète alimentaire préalable est nécessaire afin de préparer la purge, diminuer les résistances et mieux accueillir l’expérience. Quelque temps avant, un des accompagnants devrait avoir rencontré individuellement les participants pour faire connaissance, comprendre leurs intentions et vérifier que l’expérience leur est bien appropriée.
L’infirmière Holly Harman explique l’importance d’un espace réservé qui inspire la confiance et donne le sentiment d’être sacré et protégé. Ce doit être un lieu où les personnes peuvent se mettre à l’aise, le bruit est permis et la discrétion assurée. C’est à travers les accompagnants et leur attention particulière aux détails que le cadre devient soutenant. Elle explique que la présence, le soutien et le non-jugement créent la sécurité en offrant un confort intérieur, une sensation de stabilité, de douceur et de gentillesse 10.
Lors des cérémonies avec l’ayahuasca, un temps de parole peut avoir lieu le lendemain matin. C’est durant ce moment de partage, quand la personne s’exprime ou qu’elle entend quelqu’un d’autre le faire que le processus de transformation prend parfois toute sa place. Des personnes expérimentées pour accompagner ce moment d’intégration permettent à la personne de mettre des mots et du sens sur son expérience, et d’être soutenue. Les accompagnants doivent également être disponibles les jours suivants, en cas de besoin.
Olivier Chambon explique que nos sociétés n’ont pas la « matrice » permettant à la personne d’être soutenue, encouragée et reconnue par son entourage pour accueillir ces expériences. L’incompréhension, les remontrances et les mises en garde sont davantage utilisées dans l’espoir de dissuader la personne de recommencer 9.
La médecin Lisa Marie Jones explique que les chamans d’Amérique du Sud ont démontré, au travers de générations, qu’il est possible que les accompagnants prennent la décoction en même temps que les participants tout en maintenant le cadre. Ces cultures devraient être prises en considération pour le développement de ces pratiques dans notre monde occidental. Elle explique qu’en prenant elle-même la substance, elle arrive à mieux comprendre l’intention et le sens des mots exprimés par les personnes accompagnées. Elle dit aussi mieux percevoir ce qu’il y a d’autre de présent dans la situation. L’effet miroir qu’apporte un facilitateur qui comprend l’accompagné de l’intérieur, peut être immensément bienfaisant. Cela fournit un support ou une main à laquelle se raccrocher lorsque la personne vit une expérience intense. Elle ajoute que les accompagnants doivent avoir suffisamment travaillé eux-mêmes avec ces substances pour avoir trouvé leur propre centre, pouvoir accompagner une personne dans de telles profondeurs et acquérir la qualité d’être réellement présent 10.
La présence et le soutien
La présence est un art. Elle inclut la présence physique au travers des mouvements conscients dans la salle, du langage du corps, des déplacements doux et des choix attentifs du langage. Mais Tav Sparks, ancien codirecteur du Grof Transpersonal Training (GTT) offrant des formations en respiration holotropique, décrit la présence comme ayant une profondeur qui va au-delà du physique, comme une atmosphère individuelle. Holly Harman explique que la présence est la capacité à nous montrer libre de tout programme autre que celui d’être ou d’être avec. La présence n’est pas quelque chose que l’accompagnant doit faire, c’est quelque chose qu’il doit incarner. C’est être présent et disponible pour un soutien psychologique, émotionnel et physique. Accompagner, c’est « être avec, à côté de ». Lorsque deux personnes se promènent, chacune accompagne l’autre. Avec la fluidité qui s’y installe, il n’y a pas de guide 7. L’accompagnant doit se défaire du besoin d’être le guérisseur, le réparateur ou le sauveur. Il doit se défaire de tout ce qu’il est possible de penser pouvoir ou devoir être afin que ses perceptions puissent être entièrement libres. Ceci permet de veiller à la sécurité de la personne et de la rencontrer là où elle se trouve 10.
L’intention
L’accompagnement adéquat repose sur l’intention qui la sous-tend. Il faut distinguer celui qui utilise ses mots ou sa voix pour aider une personne en difficulté et celui qui le fait pour son profit 7. Dans les traditions des Indiens d’Amérique du Sud, les chamans ou « ayahuasqueros » accompagnent les cérémonies avec des chants. Jeremy Narby décrit ces personnes comme des enchanteurs professionnels. Les indigènes d’Amazonie ont besoin d’eux pour être soignés, mais savent aussi qu’ils doivent garder un œil sur leurs agissements 6. Les « plantes de pouvoir » permettent au chaman d’acquérir des connaissances, mais elles ne garantissent nullement que son intention soit bienfaitrice. Une solide confiance en l’ayahuasquero est donc de mise pour participer à de tels voyages 6.
L’approche centrée sur la personne
La profession infirmière devrait investir le domaine afin d’accompagner ceux qui utilisent les psychédéliques. L’approche centrée sur la personne de McCormack & McCance, en sciences infirmières, qui veut que l’on « laisse la personne choisir ce qui est le mieux pour elle », y trouve toute sa place 11. Cette profession pourrait investir la prévention, la réduction des risques et l’accompagnement des personnes avant, pendant et après ces expériences psychédéliques plus « sociales ». La recherche se penche également sur l’utilisation des psychédéliques lors de détresses de fin de vie. Cette profession y aurait également une place. En partenariat avec les personnes expérimentées, elle pourrait générer des connaissances. La culture de « l’empowerment » des personnes favorise notamment une approche continue du développement des pratiques infirmières 11.
L’éthique
Les accompagnants, au travers de leur position et de leurs connaissances, disposent d’un pouvoir sur l’accompagné qui lui se trouve en situation de vulnérabilité et d’hyper-suggestibilité. Pour cette raison, les facilitateurs doivent respecter un cadre éthique encore à développer dont le non-respect peut être considéré comme un abus de confiance 7.
Notre société occidentale encourage la compétition et l’individualisme, générant au passage un grand besoin de reconnaissance et d’amour. Les psychédéliques facilitent au contraire une reconnaissance de l’autre. Ce terreau est potentiellement fertile pour des dérives dont accompagnant et accompagné devront savoir se prémunir. Comme le fait remarquer le médecin Fabrice Jordan au sujet de la figure du « gourou » : « On ne peut jamais se déclarer au-dessus de ce type de problème » 12. La dérive sectaire en est le point culminant de cette relation toxique. Des cas d’abus ont également été signalés.
Des règles déontologiques
Pour ces raisons, les accompagnants doivent mettre en place un cadre sécurisé à tous points de vue, avoir une présence soutenante toujours disponible et une posture éthique certaine. Ils doivent respecter des règles de déontologie telles que d’assurer le respect du libre choix, la compréhension des limites et ne jamais laisser une personne seule. À l’image du Code déontologique du Conseil international des infirmières (CII), les accompagnants doivent respecter l’individu en créant les conditions nécessaires pour que les droits humains, les valeurs, les coutumes et les croyances spirituelles de l’individu soient respectés. Lorsqu’une personne souhaite participer à une cérémonie, les accompagnants doivent donner suffisamment d’informations afin qu’elle puisse choisir d’y participer ou non en toute connaissance de cause. La confidentialité est de mise, autant pour les accompagnants que pour les participants.
Dans les soins, l’intention première est souvent de guérir dans les meilleures conditions et à terme ne plus avoir besoin d’aide 7. De même, à l’instar du soignant, l’accompagnant doit garder une posture qui ne favorise pas une dépendance à son égard. Les accompagnants doivent assumer une responsabilité personnelle dans leur pratique et pourraient être soutenus par des formations 13.
Selon Olivier Chambon, les psychédéliques peuvent augmenter l’amour, l’empathie, la compassion ou la tendresse. Ces expériences permettent de mieux discerner l’essence divine, spirituelle ou infinie en soi, de se comprendre soi-même et de s’aimer soi-même. La modification de la relation de l’individu avec lui-même se répercute sur ceux qui l’entourent et la nature parce que l’amour découvert en soi devient alors perceptible chez les autres. En provoquant une sensation de grand bonheur, de libération, de retour à la maison, de retour à l’essence, l’expérience offre à la personne une dimension supplémentaire pour mieux comprendre, interpréter et vivre sa vie.
À ce jour en Suisse, seul un patient atteint d’une pathologie potentiellement grave est autorisé à vivre une expérience psychédélique grâce au mécanisme d’usage compassionnel 3. L’autre option consiste à se rendre dans un pays où la démarche est légale. La Déclaration universelle des Droits de l’Homme souligne que chaque humain est doué d’une conscience. Mais qu’en est-il du droit de l’explorer ? Olivier Chambon est d’avis que le droit d’utiliser les psychédéliques devrait être respecté pour autant que la personne ne mette personne en danger 9. Avec les PAP, les personnes en parleront autour d’elles. Certaines voudront aussi vivre de telles expériences, mais ne le pourront pas, car ne souffrant d’aucune pathologie 9.
Selon Peter Gasser, il existe aujourd’hui un risque qu’un groupe tente d’accaparer le monopole psychédélique en brevetant une seule molécule liée à un seul protocole thérapeutique pour un prix exorbitant. À l’inverse, il explique qu’une pharmacie générale nationale pourrait être responsable de la qualité des psychédéliques. Avec Jeremy Narby, ils estiment qu’une « sorte de comité d’éthique qui ne soit pas juste un groupe de personnes » devrait accompagner cette vague psychédélique. De plus, un code éthique et déontologique fort devrait être porté par les facilitateurs, accompagnants ou chamans.
C’est en ouvrant certaines portes intérieures que les psychédéliques révèlent à la personne un potentiel préexistant en elle. Ce potentiel d’insight appartient à la personne seule. Durant l’accompagnement, l’intervention directe d’un facilitateur sur la personne devrait se limiter à la seule demande de cette dernière ou pour assurer un cadre sain. Les personnes ont en elles les ressources nécessaires à leur évolution. Concernant la « plante médecine » ayahuasca, il est dit qu’elle contient en elle-même l’intelligence et la sagesse pour accompagner la personne et que toute intervention tierce ne serait qu’interférence.
Grâce aux PAP, le grand public pressent le potentiel bénéfique physique, psychique, spirituel et de guérison des psychédéliques. La possibilité d’être en relation direct avec l’univers spirituel, la liberté de conscience, l’indépendance d’esprit, le sens critique et la résilience pour ceux qui les vivent seront mieux acceptés 9. La profession infirmière aura un rôle important à jouer dans cette émergence psychédélique au travers des valeurs de respect pour les personnes, du droit individuel à l’autodétermination et de la compréhension mutuelle 12.
Ne guérissant pas tout et n’étant pas un raccourci vers le bonheur 14, quelques mots sont à garder en tête concernant les psychédéliques : savoir, respect, présence, soutien, non-jugement, sécurité, éthique et prudence. Finalement, riche de ce qu’elle aura entrevu à travers ces portes nouvellement ouvertes, la lumière rayonnant à l’intérieur, la personne pourra avoir l’envie de continuer de s’en rapprocher au quotidien, mais cette fois sans substances.