mars 2018
Yves Dorogi, Stéphane Saillant, Laurent Michaud, (Unité urgences et crises, CHUV, Lausanne)
Le suicide figure parmi les vingt principales causes de décès à l’échelle mondiale, tous âges confondus. Chaque année, près d’un million de personnes décèdent en mettant fin à leurs jours, selon une estimation de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). En Suisse, le suicide constitue la quatrième cause de mort précoce (en termes d’années de vie potentielles perdues), après le cancer, les maladies cardio-vasculaires et les accidents.
Les tentatives de suicide (TS) représentent également un enjeu majeur de santé publique. Dans le monde, entre 10 et 20 millions de personnes tentent de se suicider chaque année selon l’OMS. Les TS sont 10 à 40 fois plus fréquentes que les suicides et représentent une charge économique importante 1. En Suisse, environ 10’000 personnes par an doivent être prises en charge médicalement à la suite d’une TS, selon l’Office fédérale de la santé publique (Plan d’action pour la prévention du suicide en Suisse, 2016). Ces chiffres sont certainement sous évalués, car bon nombre d’entre elles ne font pas l’objet d’une prise en soins et ne sont donc pas déclarées. L’estimation annuelle de leur nombre se situe entre 20’000 et 25’000. Les adolescents et les jeunes adultes présentent un taux nettement plus élevé de TS que les autres classes d’âge selon l’OMS.
La présence de TS antérieure(s) constitue le facteur de risque le plus important de suicide avéré. Le pourcentage de suicide se situe entre 0.5% et 2% dans l’année qui suit la tentative et au-dessus de 5% neuf ans plus tard. Parmi les patients suicidants, le risque de suicide est donc plusieurs centaines de fois plus élevé que dans la population générale. Ce facteur de risque est aussi le principal pour la population adolescente.
La TS constitue ainsi à la fois le plus important facteur de risque pour un suicide avéré et une opportunité cruciale d’entrée en soins pour les personnes en souffrance psychique. A ce titre, elle doit faire l’objet d’une évaluation soigneuse et déboucher, dans toute la mesure du possible, sur une prise en charge ambulatoire ou hospitalière 2.
Les suicidants (les personnes ayant fait une TS) sont en grande souffrance psychique et la majorité d’entre eux souffre de troubles mentaux. La présence de comorbidités psychiatriques et somatiques joue par ailleurs un rôle important dans la répétition des comportements suicidaires 3.
Nous considérons ici la TS dans son acception large selon la terminologie anglo-saxonne « self-harm » qui peut être définie par : « toute lésion auto-infligée n’ayant pas conduit au décès, sans considération du degré d’intentionnalité suicidaire du geste » 4. Cela permet de placer la TS sur un continuum prenant en compte les lésions auto-infligées avec des degrés d’intention suicidaire progressifs. La distinction entre les lésions auto-infligées avec ou sans intention suicidaire n’est pas appropriée. Il est relevé que ces lésions résultent de motivations à la fois multiples et simultanées. Il est donc difficile de savoir comment faire la part des choses et il y aurait un risque important pour les professionnels de négliger ceux qui sont perçus comme « sans intention » alors qu’ils sont en réalité également susceptibles de mourir par suicide 5. Comme le précise Pompili 6 les personnes ayant des comportements auto-dommageables peuvent avec le temps abandonner ce processus chronique pour s’engager dans des actions plus immédiates et plus graves, jusqu’au suicide, pour renforcer leur besoin « d’appel à l’aide » non encore entendu.
Aller à la rencontre d’une personne suicidaire ou suicidante est le premier pas indispensable pour tenter de comprendre la souffrance inhérente à cette problématique 2. Un individu en souffrance se livrera d’autant plus qu’il se sentira entendu et compris. L’accès à son processus suicidaire (pensées, comportements) est un enjeu important. Il passe par cette rencontre où l’alliance thérapeutique se tisse en accueillant la souffrance de la personne, tout en portant une grande attention à ses préoccupations suicidaires. Cette démarche doit être distinguée de celle de l’évaluation proprement dite.
La mise en mots de la pensée suicidaire, l’une des plus intimes qui soit, est un processus non dénué de difficultés et qui questionne la posture de l’intervenant face au suicide. L’identification et la mise en sens, en terme d’hypothèse, de son propre vécu émotionnel est sans doute incontournable pour offrir des soins les plus ajustés possibles aux besoins des patients. Mais travailler sur ses affects ne va pas de soi, cela nécessite un encadrement clair, sécurisant, respectueux et non-jugeant. Force est de constater que cette attention particulière n’est pas toujours intégrée dans l’organisation du travail. Un enjeu pourtant important pour la qualité des soins mais aussi pour la prévention de l’épuisement professionnel.
L’accès à un professionnel, dont le dénominateur commun est la relation d’aide (enseignant, socio-éducatif, prof. de la santé, …), est sans doute un enjeu important en termes de prévention. Celui-ci, de par sa proximité, a l’opportunité d’accueillir et d’identifier les premiers signes d’une suicidalité et ainsi engager le processus d’évaluation. Ces premiers instants sont potentiellement source d’ouverture pour un partage d’une préoccupation suicidaire souvent vécue comme honteuse et culpabilisante.
Le recours à un spécialiste de la santé mentale permet d’approfondir l’évaluation et de définir la prise en soins. Celui-ci a été identifié comme une mesure cruciale permettant de réduire les récidives 2. Le réseau secondaire constitué de l’ensemble des professionnels impliqués représente un facteur protecteur pour le patient. Il doit néanmoins être utilisé et mobilisé en tenant compte des enjeux de coordination et de relai. Le risque étant d’être trop pris par le sentiment d’isolement suscité par la personne suicidaire et de ne pas y recourir : Ne pas rester seul et s’appuyer sur les compétences du réseau et des professionnels de la psychiatrie d’urgence.
L’intervention auprès des proches (réseau primaire) représente également un enjeu important. De fait, ils sont concernés de près, voire très impliqués 2. Il est recommandé de les impliquer avec bien entendu l’accord de la personne. Les proches peuvent être particulièrement fragilisés avec des affects douloureux et un sentiment de perte de sécurité déstabilisant l’ensemble du système 2.
Dans une étude exploratoire, il a été démontré qu’il était difficile de mobiliser rapidement les réseaux primaire et secondaire suite à une TS nécessitant des soins somatiques 2. Cela souligne la nécessité de réfléchir aux moyens mis en œuvre afin d’améliorer aussi ces interventions.
S’occuper des personnes ayant un comportement suicidaire est l’une des tâches les plus difficiles, quel que soit son champ d’expertise. Bien que leur prise en soins suscite un intérêt croissant dans la littérature scientifique, il est relevé toute la complexité de répondre de manière la plus ajustée possible aux besoins de cette population. Les professionnels de la santé, en particulier les infirmières, jouent un rôle important dans les soins aux personnes ayant tenté de se suicider. Les compétences relationnelles et les connaissances sur cette problématique sont déterminantes dans la gestion de ces situations complexes. Elles sont susceptibles d’influencer de manière importante leur pratique clinique et donc les effets des soins et le vécu des bénéficiaires 6. Il est reconnu qu’une attitude positive des professionnels contribue à l’efficacité des soins 7.
Néanmoins, de nombreuses études identifient des attitudes globalement négatives à l’égard de cette population, en particulier lorsque la tentative est perçue comme « manipulatrice » et considérée comme ayant une faible intention suicidaire. Cependant, des données récentes 789 nuancent un peu ce constat. De leur côté, les utilisateurs signalent un mécontentement envers le système de soins et de mauvaises expériences 10. Les patients estiment que les attitudes négatives des professionnels peuvent susciter des réactions émotionnelles négatives et entrainer un mouvement de rejet envers les soins 11.
Le suicide et la TS sont susceptibles de provoquer un vécu émotionnel majeur auprès des professionnels : tristesse, colère, culpabilité, frustration, peur, impuissance, irritation, dégoût, anxiété, incompétence, soulagement, etc. Ces affects douloureux sont courants dans le vécu des soignants confrontés à cette problématique.
Aux prises avec une angoisse d’abandon d’une part, une peur de la proximité d’autre part, le patient suicidaire est susceptible de vivre des sentiments de haine dans le transfert, qui viendront heurter l’intervenant de plein fouet 12. Par ailleurs, du fait même de son projet autolytique, la suicidalité est une attaque frontale à la fonction soignante de l’intervenant 12. Ces mouvements sont à l’origine de ce que Maltsberger 12, à la suite de Winnicott, a décrit comme une haine dans le contre-transfert de l’intervenant. Elle se trouve renforcée par l’ambivalence plus ou moins prononcée de l’intervenant dans le regard qu’il porte sur sa fonction soignante et ses propres capacités professionnelles. Comment faire face à cette personne dont le comportement et les pensées suicidaires attaquent la fonction soignante?
Cette perspective où se jouent des réactions affectives entre l’intervenant et le patient, peut être complétée par un regard systémique. La relation est une expérience partagée intersubjective qui se co-construit dans la rencontre 13. Comme le précise Mony Elkaïm 14 au sujet du phénomène de résonnance « …un système humain n’est pas un système de personnes en relation mais un système [circulaire] de constructions du monde en relation ». De ce point de vue la difficulté de la rencontre où l’intervenant peut « sortir » de son rôle et de sa bienveillance peut être comprise comme une tentative de maintenir l’homéostasie des constructions du monde des membres du système (patient/professionnel). Ici, le mécanisme de résonnance désigne le mouvement à partir duquel le professionnel, par son vécu, vient renforcer et protéger les constructions du monde du système du patient intriqué au sien. Comment ne pas maintenir (voire conforter) la construction du monde de la personne qui se vit à répétition comme rejetée si, soi-même comme professionnel, on est amené à être ou se vivre rejetant ?
Le suicide vient également nous heurter dans nos représentations. Sujet toujours tabou, pour lequel perdurent des idées reçues, des mythes et des préjugés 2, qui peuvent « emprisonner » le professionnel dans des postures qui le mettent en décalage avec la personne suicidaire. Les risques sont multiples : renforcer la stigmatisation du suicide, renforcer les mouvements affectifs décrits plus haut, renforcer un mouvement de rejet envers le système de soins, ne pas réellement rencontrer la personne en souffrance, etc. Ces représentations peuvent également être partagées au sein des professionnels de même culture (représentation sociale) et faire écho au fonctionnement d’une unité ou d’un service, questionnant par exemple sa mission ou ses valeurs. Comment dans un centre d’urgence vitale peut-on considérer la TS ?
Les enjeux de la TS et du suicide sont multiples, des aspects de définitions aux caractéristiques du dispositif de soins, en passant par les mouvements affectifs dans la relation interpersonnelle. Ils questionnent le rapport qu’entretient le professionnel avec la personne suicidaire ainsi que ses propres représentations au sujet de la problématique suicidaire. L’acquisition de connaissance est importante mais pas suffisante. Le savoir-être et le savoir-faire ont également à être développés, la formation des professionnels constituant en ce sens un enjeu capital 2.