juillet 2014
Frank Zobel (Addiction Suisse, Lausanne)
On appelle cannabinoïdes les substances capables de se lier aux récepteurs de même nom qui se trouvent principalement dans notre système nerveux (CB1) et dans notre système immunitaire (CB2). S’ils se lient aux premiers, ils sont susceptibles d’induire des effets psychoactifs plus ou moins puissants. Il existe trois familles de cannabinoïdes : les phytocannabinoïdes que l’on retrouve dans la nature, dont le delta-9-tétrahydrocannabinol (THC) qui est l’un des plus de soixante cannabinoïdes que contient le cannabis (cannabis sativa) ; les endocannabinoïdes que nous produisons nous-mêmes ; et les cannabinoïdes de synthèse qui sont des produits de laboratoire. (NCPIC ; 2012)
Des découvertes relativement récentes
La structure du THC a été décrite vers le milieu des années 1960 mais il a fallu encore attendre pour comprendre que c’est un précurseur acide (THC-A) contenu dans le cannabis qui, lorsqu’il est chauffé par combustion (joint) ou cuisson (space cake), lui donne naissance. L’autre découverte importante, à la fin des années 80, est celle de notre système endocannabinoïde. Celui-ci contribue notamment à la régulation de l’appétit, des nausées, de l’humeur et de la douleur (Gurney et al ; 2014). Le système comprend les récepteurs CB1 et CB2 mentionnés ci-dessus mais aussi les molécules qui s’y lient (l’anandamide et le 2-AG), leurs systèmes de biosynthèse, de transport et de dégradation.
Cette découverte a encouragé le développement de cannabinoïdes de synthèse, dans un but de recherche fondamentale ou médicale (par exemple comme analgésique ou pour le contrôle de l’appétit). Certains composés ont été testés sur des humains mais souvent avec un succès limité en raison d’effets psychoactifs indésirables. Un des composés synthétiques les plus connus, le Nabilone (Cesamet®), a été autorisé aux États-Unis et dans quelques autres pays pour le traitement des nausées et vomissements associés à une chimiothérapie liée au cancer. En Suisse, le Dronabinol (THC de synthèse) peut être prescrit pour un nombre limité d’indications médicales liées, notamment à la sclérose en plaques 2.
Des substances nombreuses…
Les cannabinoïdes de synthèse peuvent avoir différentes structures chimiques qui ne sont pas forcément apparentées à celle du THC. Leur nombre n’est pas connu mais il y en a potentiellement des milliers. La principale équipe de recherche en a d’ailleurs développé, à elle seule, plus de 400 (Power ; 2013). Si vous souhaitez mieux comprendre leur structure, vous pouvez utiliser l’outil interactif développé par l’OEDT 3.
….avec de drôles de noms
HU-331, JWH-081, UR-144. Ces noms ne sont pas tirés d’un film de science-fiction mais sont ceux de quelques-uns des cannabinoïdes de synthèse identifiés en France en 2012 (OFDT ; 2013). HU signifie que le cannabinoïde a été créé à l’Université hébraïque de Jérusalem alors que JWH indique que c’est l’équipe de John W. Huffman qui en revendique la paternité. Mais, rassurez-vous, les choses ne sont pas si simples. D’autres composés se nomment APICA (une abréviation du nom chimique) (EMCDDA ; 2014/1) ou R-(+)-Méthanandamide (l’anandamide est un endocannabinoïde et une partie de son nom (Ánanda) signifie « béatitude » en sanscrit). Il faut aussi savoir que 2NE1, JWH-018 adamantyl carboxamide, SDB-001 et APICA renvoient tous à la même molécule. Bref, le non-spécialiste y perdra son latin mais il devra quand même rester attentif au fait que certains usagers font référence aux effets du CP47,497 ou que les autorités sanitaires ont lancé une alerte aux risques liés au XLR-11 (CDC ; 2013 et Eurotox ; 2013). Pas simple… .
En 2008, des cannabinoïdes de synthèse 4 ont été identifiés pour la première fois dans des mélanges d’herbes vendus d’abord sous le nom de Spice ou de K2, puis sous de nombreuses autres dénominations (Auwärter et al ; 2013). Ces produits sont offerts sur internet ou dans des magasins spécialisés comme mélange à fumer, encens ou autre. Les herbes qu’ils contiennent 5 sont généralement sprayées avec une solution contenant un ou plusieurs cannabinoïdes de synthèse et mélangées, par exemple, dans un robot mélangeur ou un malaxeur pour le béton. En raison des méthodes utilisées, la dose de substance active peut fortement varier d’un emballage à l’autre. Les mélanges sont ensuite séchés et conditionnés dans des emballages colorés qui ne mentionnent pas la présence des cannabinoïdes et portent parfois une indication « pas destiné à la consommation humaine » visant à protéger le vendeur d’éventuelles poursuites judiciaires ou à échapper à la législation sur les denrées alimentaires. Il est aussi possible d’acquérir directement des cannabinoïdes de synthèse, qui se présentent alors généralement sous la forme d’une poudre cristalline très pure, et qui sont vendus comme matériel de recherche (research chemicals) (Auwärter et al ; 2013).
Le nombre de cannabinoïdes de synthèse rapportés au système d’alerte européen sur les nouvelles drogues a atteint 102 à fin 2013, incluant 29 composés identifiés durant la dernière année (EMCDDA ; 2014/1). L’Observatoire Européen des drogues et des toxicomanies a aussi recensé en 2013 environ 650 commerces en ligne proposant diverses substances psychoactives aux internautes européens, y inclus des produits contenant des cannabinoïdes de synthèse (EMCDDA ; 2014/2) 6. Si de tels commerces ne sont pas recensés en Suisse – ce qui ne signifie pas forcément qu’il n’y en a pas – les internautes peuvent aussi se fournir auprès d’online shops allemands, néerlandais ou anglais. Cela a été confirmé par une enquête auprès de 120 internautes suisses usagers de « legal highs ». Environ la moitié d’entre eux avait déjà consommé des mélanges d’herbe pouvant contenir des cannabinoïdes de synthèse et vendus sous plus de vingt appellations différentes (Spice, Bonzai, Smoke, etc.). Les sources d’approvisionnement les plus souvent mentionnées étaient les sites internet étrangers (33 %), les commerces spécialisés « Headshops » (31 %) et les sites internet suisses (29 %) (Morgenstern et al, 2012).
Mieux que le cannabis ?
À l’origine, l’attrait principal des produits contenant des cannabinoïdes de synthèse était d’échapper à la loi sur les stupéfiants. Des emballages attractifs, contenant parfois des mises en garde, peuvent aussi donner une impression subjective de contrôle de la qualité et de la nocivité. Le dépistage de la consommation de cannabinoïdes de synthèse est aussi plus difficile que pour le cannabis 7, ce qui pourrait inciter des consommateurs à les préférer lorsqu’il est question de conduite d’un véhicule motorisé 8 ou pour raisons professionnelles. Cette caractéristique a pu jouer un rôle important dans certains pays, comme les États-Unis, où le testing est utilisé par divers employeurs. La curiosité, notamment de comparer l’effet de ces produits avec ceux du cannabis, a aussi été rapportée comme motif de consommation. Quant au prix, il semble être proche de celui du cannabis (Auwärter et al ; 2013). Finalement, même si cela ne semble être que rarement le cas, certains consommateurs apprécient l’effet spécifique de certains cannabinoïdes de synthèse 9.
Effets et conséquences
Les usagers rapportent des effets plus rapides mais aussi plus courts qu’avec le cannabis. La recherche a aussi montré que certains cannabinoïdes de synthèse ont une capacité (affinité) plus forte à se lier aux récepteurs CB1 que le THC, ce qui peut expliquer des effets psychoactifs plus puissants (Gurney et al, 2014). Les symptômes ressentis (effets euphorisant, relaxant et sédatif, mais aussi anxiété et confusion), physiologiques (hausse du rythme cardiaque, yeux rouges) ou comportementaux (déficits cognitifs et altération des performances psychomotrices) peuvent alors non seulement inclure ceux associés à l’usage du cannabis mais aussi être atypiques comme l’agitation, l’hypertension, les convulsions, les nausées et les vomissements. Cela a été observé chez des patients en milieu hospitalier mais aussi rapporté par les usagers sur internet. Le type de cannabinoïde(s) de synthèse consommé, le dosage ainsi que la co-intoxication avec d’autres drogues, y compris l’alcool, sont bien sûr importants.
Différentes conséquences, jusqu’ici principalement aigues, ont été rapportées en lien avec la consommation de cannabinoïdes de synthèse. Elles comprennent des dommages aux reins, des problèmes pulmonaires, des troubles cardiaques ou gastro-intestinaux, des convulsions et des psychoses (Gurney et al, 2014 / Hermanns-Clausen et al ; 2013). Si la causalité directe n’a souvent pas (encore ?) pu être établie, il semble bel et bien que l’usage de cannabinoïdes de synthèse puisse contribuer, parfois de manière significative, à de tels problèmes. Des effets de manque ont aussi été rapportés chez des usagers réguliers indiquant ainsi qu’une dépendance est possible (Auwärter et al ; 2013). Quant aux risques liés à la conduite de véhicule, ils sont similaires à ceux du cannabis.
Des substances légales ?
Initialement, les mélanges d’herbe du type de ceux contenant des cannabinoïdes de synthèse ont été définis en Suisse comme produits de remplacement du tabac et soumis à la législation sur les produits du tabac. Celle-ci requérait, pour la mise sur le marché, une notification à l’OFSP incluant la preuve que le produit ne contenait pas de psychotropes. Depuis 2011, la loi sur les stupéfiants est dotée d’un tableau (e) ciblant spécifiquement les produits qui ont un effet similaire à celui des stupéfiants connus. Son actualisation repose sur le travail de l’Institut forensique du canton et de la ville de Zürich qui analyse et répertorie les nouvelles substances psychoactives saisies par les douanes, principalement au travers du courrier postal. L’interdiction des substances peut ensuite être décidée de manière autonome par le Département fédéral de l’intérieur, ce qui permet de réagir rapidement à la détection de composés comme les cannabinoïdes de synthèse 10. Il est donc difficile en Suisse de proposer des « alternatives légales » au cannabis. Le jeu du chat et de la souris que se livrent les autorités et les producteurs a toutefois bel et bien lieu puisque de nouvelles molécules apparaissent régulièrement dans les saisies.
Que sait-on de leur consommation ?
Du fait de la multiplicité des noms (Spice, Yucatan Fire, Jamaican Gold, etc.) et des appellations génériques (cannabis synthétique, mélanges d’herbe à fumer, Legal Highs, etc.) il est difficile de mesurer la prévalence de la consommation de ces produits. Les données existantes suggèrent toutefois que cette prévalence se situe bien en dessous de celle du cannabis, renvoyant à un phénomène de curiosité plutôt qu’à une substitution du cannabis. Des études ont toutefois montré que la prévalence pouvait aussi atteindre des niveaux élevés. Ainsi, chez les étudiants américains âgés entre 17 et 18 ans, 11.3 % ont rapporté avoir consommé du « cannabis synthétique » durant la dernière année (Gurney et al ; 2014).
Les prévalences mesurées en Europe sont en général beaucoup plus basses. En Suisse, il n’existe que peu de données sur la consommation de ces produits. Parmi près de 6000 recrues interrogées, 0.5 % ont rapporté avoir consommé du « Spice » (appellation la plus connue) durant la dernière année contre plus de 30 % pour le cannabis (Biaggio et al, 2013). Sachant qu’il s’agit d’hommes âgés en moyenne de 20 ans, soit l’un des groupes chez qui la consommation de drogues est la plus élevée, cela suggère un marché limité.
Que faut-il en retenir ?
Tout d’abord que, en l’état actuel des connaissances, la consommation de produits contenant des cannabinoïdes de synthèse reste limitée en Suisse. Cela peut s’expliquer par une offre restreinte, la grande disponibilité du cannabis, les effets parfois très désagréables des produits ou d’autres motifs encore. Il reste toutefois que les cannabinoïdes de synthèse peuvent produire des effets plus puissants et diversifiés que le THC du cannabis, que le marché européen et international semble en plein essor et que la multitude de composés et produits saisis indique la volonté des fabricants de proposer des substances qui échappent aux interdictions et dont l’apparence et les effets plaisent aux usagers de cannabis. Pour illustrer cette tendance, on peut citer l’apparition de produits synthétiques ressemblant à de la résine de cannabis mais aussi la présence de cannabinoïdes de synthèse dans de l’herbe de cannabis ou dans des liquides pour e-cigarettes (EMCDDA, 2014/1). Dans un tel contexte, il faut au moins rester attentif aux évolutions du marché et de la consommation.
Ce qu’il faut retenir aussi c’est que le développement de ces produits est emblématique d’un changement de paradigme dans le domaine des substances psychoactives. Ce changement s’exprime notamment par un élargissement de la palette des produits ; par une nouvelle globalisation où les traditionnels pays cultivateurs d’opium, de coca ou de cannabis sont remplacés par des entreprises, jusqu’ici principalement asiatiques, offrant des composés chimiques sur mesure et à faible coût ; par un passage de la vente de rue vers la vente sur internet ; par une présentation des produits moderne et attrayante ; par une confusion croissante entre des organisations criminelles qui alimentent le marché noir et des commerçants qui tentent de développer des marchés tolérés en marge de celui-ci. Ni l’ampleur exacte ni l’avenir de ce changement de paradigme ne sont encore connus, mais il invite à se demander si les outils (législations, prévention, réduction des risques, lutte contre le trafic, etc.) dont nous disposons aujourd’hui restent adéquats.