juillet 2014
Didier Jayle (professeur d’addictolgie au CRAM, France)
Le cannabis est le produit illicite le plus consommé dans le monde. Dans nos sociétés européennes, il fait partie de l’environnement des jeunes. Il ne semble y avoir aucun lien entre la sévérité de la loi et le niveau de consommation dans un pays. Ainsi en France où la loi est une des plus sévères, punissant la consommation d’un an de prison et de 3’750 euros d’amende, le niveau de consommation des jeunes âgés de 15 à 25 ans est plus élevé qu’aux Pays-Bas où la consommation est partiellement légalisée, et à peu près identique à celui de la Suisse, où l’usage du cannabis est en partie dépénalisé.
Certes la loi n’est pas appliquée dans toute sa rigueur, heureusement pour l’administration pénitentiaire qui ne dispose que de 60’000 places (toutes occupées), alors que notre hexagone compte aujourd’hui 4 millions de consommateurs, 3 fois plus qu’en 1990. Néanmoins, le nombre d’interpellations ne cesse de croître, environ 120’000 par an pour le cannabis (avec éventuellement son cortège de mesures vexatoires, garde à vue et fouille au corps). Avec à la clef, 53’000 condamnations pour infraction à la législation des stupéfiants, dont 27’000 condamnations à l’emprisonnement, comprenant 9’000 condamnations pour usage simple, et 9’000 pour détention/acquisition. Ces sanctions sont appliquées très différemment d’une juridiction à l’autre.
Pourtant le trafic continue tranquillement. Enfin, pas si tranquillement pour les riverains des zones exposées, principalement dans les banlieues des grandes villes où sévit la loi du trafic, bien éloignée des lois de la République, pas si tranquillement non plus pour les jeunes impliqués dans les réseaux mafieux qui y laissent parfois leur vie, faisant les frais de la guerre des gangs. Mais le client peut se fournir, à des prix qui restent bas: environ 6 euros par gramme de résine. Les contrôles de qualité sont confiés aux dealers et aux usagers. La disponibilité est excellente, de jour comme de nuit. La répression augmente la délinquance et ne baisse pas le prix des drogues contrairement à ce qu’on cherche avec l’interdit. Quant aux consommateurs, en majorité des jeunes adultes, ils revendiquent une plus grande part de jugement sur ce qui est bon ou pas pour eux, et ne comprennent pas la répression dans ce contexte. Entre les institutions et la société, en particulier la jeunesse, un fossé se creuse.
Face à l’échec d’un système conçu il y a 40 ans, certains proposent de le modifier et faire qu’il soit mieux adapté à la situation. La dépénalisation a été plusieurs fois envisagée, sous des gouvernements de droite et de gauche, le dernier essai ayant eu lieu en 2003, sous le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre de Jacques Chirac. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’intérieur y était très favorable, y voyant sans doute un moyen de couper l’herbe sous les pieds de la gauche. Le 23 juin 2003, je suis chargé de préparer la réforme de la loi dans le sens d’une contraventionnalisation. Cela correspond à une dépénalisation, une amende forfaitaire de 45 (ou 90) euros remplace le délit. Je dois soumettre le projet à l’arbitrage du Premier ministre le 15 septembre. Malheureusement, entre ces deux dates, un tsunami de chaleur s’abat sur la France faisant 15’000 morts et change les priorités du gouvernement. Peu après, un remaniement exclut le ministre de la santé qui portait la loi et remplace Nicolas Sarkozy par Dominique de Villepin place Beauvau 1, qui prend le contrepied de son prédécesseur. Le projet de réforme est abandonné.
Il en sera peu question lors de la campagne présidentielle 2012, pas un mot à droite pour remettre en question la prohibition, quelques débats à gauche, les Verts étant les seuls à prôner la distribution contrôlée. Au Parti Socialiste (PS), la plupart des candidats à la primaire s’élèvent contre tout laxisme, notamment Manuel Valls, et François Hollande concède qu’il faudrait changer la loi sans plus de précisions. Tous se démarquent de l’ancien ministre de l’intérieur PS, Daniel Vaillant, qui venait de se prononcer pour la légalisation du cannabis 2.
Plus récemment, des voix s’élèvent pour demander qu’ait lieu un débat national sur la question : Cécile Duflot, ministre (verte) du logement, Vincent Peillon, ministre de l’Education Nationale, qui se font aussitôt rappeler à l’ordre. Le tabou est tel, que même le débat est impossible.
Avec une droite qui se droitise et une gauche qui a peur de paraître laxiste, la loi de 1970 a encore de beaux jours devant elle. Ce n’est pas de France que viendra le changement de paradigme !
La dernière communication de l’Académie de Médecine 3, qui s’est autosaisie du sujet, illustre sa difficulté à faire évoluer la réponse des médecins face à la consommation de cannabis. Certes l’Académie ne représente pas le monde médical, mais ses avis ont un certain écho dans les medias et peuvent avoir une influence sur les décideurs.
Le texte commence par une énumération exhaustive des effets adverses possibles du cannabis, du cancer du testicule à la schizophrénie, en passant par les accidents vasculaires, les troubles endocriniens, présentés sans nuance, comme une notice du Vidal, comme si tous ces effets allaient inexorablement s’abattre sur tous les fumeurs de cannabis, occasionnels ou non. En outre, le cannabis serait facilitateur de la consommation d’autres drogues, tabac, alcool, opiacés ou psychostimulants. Facilitateur aussi de comportements auto ou hétéro-agressifs. L’apparition des cannabinoïdes de synthèse encore plus puissants que le THC aggraverait encore les risques induits.
Devant ce constat, l’Académie demande que la lutte contre la consommation de cannabis soit érigée au rang de cause nationale. Elle propose aussi une série de mesures concrètes aux pouvoirs publics, qu’elle est censée éclairer, et qui vont principalement dans le sens du renforcement des interdictions et de la répression. Pour avoir été en charge de la politique publique entre 2002 et 2007, en tant que président de la MILDT, et avoir essayé d’impulser une dynamique forte pour une meilleure prise en compte du problème, le contenu du communiqué de l’Académie m’est apparue pour le moins inadaptée et je l’ai fait savoir sur un blog médical 4.
En ce qui concerne les mesures, seule la première est indiscutable: lancer des campagnes d’information sur les dangers du cannabis. La première (et la seule) campagne d’information sur le cannabis a été lancée, à mon initiative, en 2004 ! Elle ne parlait pas des risques d’ailleurs encore mal documentés sur les cancers broncho-pulmonaires et les accidents vasculaires cérébraux, ni sur la schizophrénie, parce que la perspective de tels risques n’a aucun impact préventif chez des adolescents. Nous avons choisi de nous appuyer sur des témoignages de consommateurs intensifs, (joués par des acteurs, loi de 1970 oblige !) qui parlent de « bad trip », de baisse de résultats scolaires, d’isolement des copains quand on sombre dans une consommation intensive et solitaire. Surtout, cette campagne était associée à un dispositif de prise en charge complet avec des millions de brochures pour les parents, les jeunes et aussi les consommateurs, un numéro vert dédié, des consultations « jeunes consommateurs » (CJC) dans chaque département, anonymes et gratuites. Une campagne isolée sur les risques coûte cher et ne sert à rien, c’est le dispositif global qui est important. Aujourd’hui les CJC ont été renforcées sous l’égide de la nouvelle MILDECA 5.
Les autres mesures me paraissent inappropriées ou utopiques :
Inciter les services psychiatriques à lutter contre le trafic « en leur sein » sous peine de désacréditation.
Comme si c’était le rôle des services hospitaliers et comme si le trafic avait lieu dans l’hôpital ! Ce n’est pas cela qui va réduire les consommations de produits psychoactifs chez les patients schizophrènes !
Empêcher la circulation des drogues en prison.
L’administration pénitentiaire a d’autres priorités que le cannabis sauf quand il entraîne des trafics organisés et violents ! La consommation en elle-même n’est pas un facteur d’agressivité des détenus.
Interdire par la loi l’achat de matériel et de semences sur internet.
C’est priver les consommateurs d’un moyen d’approvisionnement qui les garde loin du trafic. Ce serait donc une mesure qui ravirait les trafiquants en leur donnant le monopole de la distribution. En pratique, elle est de toute façon inapplicable.
Interdire de vendre du papier à cigarette « grand format ».
Cela aboutirait à avoir des joints plus petits (ou plus grands avec deux feuilles collées)! Quel progrès !
Mes réponses ont agacé au plus haut point un des cosignataires de l’Académie qui s’est lancé dans une violente attaque personnelle contre moi et contre mon prédécesseur à la MILDT, Nicole Maestracci. Je n’ai pas souhaité y répondre mais la violence de sa charge a incité des professionnels du champ à réagir 6.
Aux dernières nouvelles, je devrais être auditionné par l’Académie. J’espère que ce sera l’occasion de dépasser les querelles personnelles et réfléchir ensemble à une réponse pertinente de la médecine face à la consommation de cannabis, à défaut de faire avancer la loi.