juillet 2014
Interview d’Ethan Nadelmann (fondateur et directeur de la Drug Policy Alliance, New-York)
Pourriez-vous nous décrire la « Drug Policy Alliance » ?
La DPA est l’organisation leader aux États-Unis – et peut-être du monde – qui a comme vocation d’arrêter la « guerre à la drogue », cette dernière ayant démontré plusieurs fois son inefficacité. Nous voulons promouvoir des politiques alternatives fondées sur une approche orientée vers la science, la compassion, la santé et surtout les droits humains. Notre influence s’établit principalement aux États-Unis, mais elle se développe également à l’international, et plus spécifi-quement dans les pays d’Amérique latine et aux Caraïbes. À long terme, l’organisation vise la légalisation du cannabis sur tout le territoire américain.
Quels sont les principaux éléments de votre stratégie ?
Une justice rationnelle est le pilier de notre stratégie qui s’articule autour de plusieurs aspects fondamentaux :
La réduction du nombre d’arrestations concernant la violation de la loi sur les drogues. Aux États-Unis, il existe près d’1.5 millions d’arrestations par an et la moitié d’entre elles concernent uniquement les détenteurs de marijuana (env. 750’000 en 2012). Pour atteindre notre objectif, la décriminalisation est un aspect important. En effet, nous pensons que la sanction devrait être allégée, passant à une infraction mineure, puis à quelque chose de licite. En outre, nous soutenons également l’utilisation de marijuana à des fins médicales. Bien sûr, certains ajustements devront être consentis selon les États et leur législation. Néanmoins, à terme, l’objectif est de révoquer la prohibition des drogues aux États-Unis, en commençant par le cannabis.
Enrayer les emprisonnements de masse liés aux politiques répressives actuelles. Les États-Unis représentent 5 % de la population mondiale, mais près de 25 % de la population carcérale ! Les détentions pour des délits relatifs à la drogue se chiffraient à 50’000 en 1980, mais à 500’000 ces dernières années, soit une augmentation dramatique dix fois supérieure. Pourtant, la situation réelle est encore bien plus alarmante. Cette statistique ne prend pas en compte des délits indirectement liés aux drogues, comme des vols commis pour obtenir de quoi s’acheter sa propre consommation, des violences – bagarres, disputes, meurtres – résultant de l’approvisionnement en drogues dans des milieux illégaux et pas contrôlés, et/ou des personnes qui étaient en période probatoire – pour un délit non lié à la drogue – qui se font réincarcérer à cause d’un délit relatif à la drogue. Tous ces délits sont indirectement liés à cette problématique et devraient péjorer les résultats. La situation est alarmante. Ces dernières années, le nombre de personnes incarcérées aux États-Unis pour trafic de drogue est plus grand que le nombre de personnes incarcérées en Europe occidentale – pour toutes les infractions combinées – et ce, même si la population totale de l’Europe occidentale est supérieure de 50 millions de personnes. Il existe aujourd’hui une disproportion évidente entre les personnes visées, arrêtées, persécutées et délaissées. La DPA est véritablement engagée à révoquer ces délits mineurs, réformer ces procédures obsolètes – car sans impact positif sur la sécurité des personnes – et à développer de nouvelles alternatives en dehors du système judiciaire.
Adopter une approche basée sur les sciences, le pragmatisme et les droits humains pour traiter du domaine de la drogue. La majorité des consommateurs ne sont pas dépendants et n’engendrent aucun problème à la société. Cette consommation à des fins privées ne devrait pas être considérée par la justice et devrait être réglementée sur le modèle de l’alcool. De plus, il est également prouvé que les résultats sont meilleurs lorsque l’addiction est traitée comme un problème de santé et non pas par une approche criminelle, raison pour laquelle il est nécessaire de favoriser les solutions en dehors du système judiciaire. Toutefois, cela ne signifie pas la déresponsabilisation des actes commis par une personne sous l’influence d’une drogue. Une personne conduisant sa voiture sous influence d’une drogue et heurtant un piéton doit être tenue pour responsable de ses propres actes : la drogue ne peut pas servir d’excuse, surtout lorsque l’intégrité physique ou psychique d’un tiers est en jeu. Nous sommes pour la responsabilisation individuelle des personnes. Par contre, il est irresponsable de s’en tenir aujourd’hui à la lecture morale et punitive de la prohibition, alors que tous les éléments scientifiques à notre disposition s’accordent pour affirmer qu’il s’agit de la mauvaise méthode.
Pouvez-vous nous décrire l’influence des droits humains dans le mouvement anti-prohibitionniste aux États-Unis ?
L’engouement actuel des nouvelles organisations actives dans le domaine des drogues, avec une approche basée sur les droits humains, est véritablement important pour nous. Cette notion se développe, prend de l’ampleur et un nombre croissant d’organisations s’engage massivement à nos côtés. Prenons l’exemple de Human Right Watch qui propose aussi une approche basée sur les droits humains et qui défend l’idée que la criminalisation des personnes usagères de drogues est une violation des droits humains. Il est nécessaire de réduire les externalités négatives des politiques drogues sur les droits humains, comme le fait aussi par exemple l’Harm Reduction International (HRI) qui vise une réduction des risques associés aux drogues. Le travail de Damon Barrett, directeur-adjoint de l’HRI s’est révélé particulièrement efficace. Concrètement, la DPA n’est pas seule à percevoir ces problèmes avec une approche basée sur les droits humains, et elle ne le fait pas uniquement concernant la possession de drogues. En effet, il faut aussi adopter une large perspective : priver des personnes de l’accès à une médication, comme en Russie, pour des raisons idéologiques, est aussi considéré comme un problème de droits humains et doit retenir notre attention.
La DPA s’inscrit donc dans le mouvement plus large des droits humains, qui possèdent une longue histoire aux États-Unis (droits civiques, homosexualité, etc.) ?
Oui. En tant qu’organisation américaine, notre vision et notre manière de percevoir le monde sont fondées sur le principe des libertés civiques garanties aux États-Unis. Nous avons une approche libérale des plus classiques. Nous voyons le rôle du gouvernement comme une organisation subsidiaire, qui devrait agir comme un soutien pour le bien des concitoyens, et non comme un organisme répressif qui peut compromettre la qualité de vie de ses administrés. Le serment d’Hippocrate, répandu dans les professions médicales, devrait également s’appliquer au gouvernement lorsqu’il décide d’intervenir dans les politiques des drogues.
Vous dites que la DPA est une alliance entre ceux qui détestent la drogue, ceux qui l’aiment et ceux qui n’ont aucun avis à ce sujet. Pourquoi ?
Depuis des années, les victimes directes ou indirectes de la drogue étaient peu à l’aise dans les mouvements qui s’impliquaient pour la légalisation. Elles pensaient à tort que les personnes soutenant les réformes souhaitaient favoriser la consommation de drogues. En même temps, il existait également des personnes traumatisées par la drogue mais qui, à l’inverse, comprenaient que la guerre actuelle n’avait rien fait pour les protéger, eux et leurs parents, contre les dégâts de la drogue. Il existait même une dernière classe de personnes : ceux qui s’intéressaient à d’autres aspects, comme la fiscalité, la justice, l’égalité, la sécurité, etc. Indépendamment de nos diverses perceptions liées aux drogues, chacun de nous s’accorde sur le fait que la guerre contre la drogue n’est pas une solution viable. La criminalisation des personnes n’a jamais apporté de solution concrète. Pire, cette politique a même empiré la situation, obligeant les consommateurs à se fournir auprès des marchés illégaux ou en les mettant en prison, deux environnements très violents.
La relation qu’entretient l’individu avec la drogue n’est pas déterminante pour le soutien aux réformes. Notre mouvement doit donc à la fois regrouper ceux qui « aiment » les drogues (en premier lieu les consommateurs), ceux qui les « détestent » (comme toutes les personnes engagées contre l’addiction), et ceux qui ne s’intéressent pas aux drogues (les citoyens qui payent des impôts, les activistes pour les droits humains, etc.). Bien entendu, des zones de conflits existent mais elles nous permettent de comprendre toutes les dimensions d’un problème. Le challenge est de rester ouvert à de nouvelles façons de penser et de traiter les conflits dans le respect d’autrui. Il s’agit avant tout de créer un mouvement fort, associant des personnes aux perspectives différentes, afin d’avoir un véritable poids politique dans le débat sur la décriminalisation.
J’ai rencontré les parents de deux enfants dépendants, l’un à l’alcool et l’autre à l’héroïne. Le docteur leur a expliqué que si l’héroïne était accessible dans un marché légal contrôlé, elle serait moins néfaste pour le corps que l’alcool. Pourtant, cet héroïnomane était considéré comme un criminel, et ce, même s’il consommait ces substances à son domicile privé. En revanche, son frère était « simplement » décrit comme un alcoolique, alors qu’il conduisait souvent sa voiture sous influence de l’alcool. Cet exemple démontre bien l’absurdité et l’injustice de la politique actuelle. Nous devons tous nous unir pour y mettre fin.
On observe une évolution rapide de l’opinion publique aux États-Unis sur la question du cannabis, comme le montre les sondages de Gallup. Comment pouvez-vous expliquer ces changements si radicaux ?
Il est impossible d’expliquer précisément ces variations d’opinions. Néanmoins, nous nous réjouissons de l’évolution positive fournie par les sondages Gallup, institut leader de sondage d’opinions aux États-Unis, selon moi. En 2006, 36 % des sondés se déclaraient favorables à l’initiative. Ils sont aujourd’hui 58 % à la soutenir (2013). La moyenne du pourcentage des personnes favorables à la fin de la prohibition du cannabis – selon les différents instituts – se situe à près de 54-55 %. En comparaison avec d’autres sondages, comme l’amélioration de la qualité de l’énergie, nous remarquons que le soutien pour la légalisation de la marijuana a augmenté de manière plus abrupte.
Néanmoins, plusieurs hypothèses pourraient expliquer ce changement. Parmi celles-ci, l’expérience de la légalisation du cannabis pour des raisons médicales aux États-Unis est la plus crédible, et probablement la plus importante. La majorité des Américains croient que les gens devraient être libres d’utiliser la marijuana à des fins médicales. La première initiative en Californie de 1996, puis toutes les autres qui suivirent (Alaska, Oregon, Washington, Colorado, Delaware, Maine) et, plus récemment à New York, ont profondément modifié la couverture médiatique sur le cannabis. Le dialogue public autour de cette substance a changé de nature. Le cliché du jeune étudiant de 17 ans avec des dreadlocks, promis à un avenir de toxicomane, s’est estompé. On parle désormais plus de la réalité concrète et on s’éloigne des stéréotypes. Aujourd’hui, les réformateurs peuvent être des professeurs, un chef policier, voire un maire. L’image s’est largement modifiée : du jeune délinquant aux personnes plus âgées, fumant dans le cadre d’une thérapie. Après les témoignages des médecins et patients, même les Républicains les plus réticents se sont montrés ouverts à nos idées. La génération actuelle au pouvoir est bien plus ouverte que l’ancienne. Celle-ci a baigné dans un contexte plus favorable, ils ont pu faire leur expérience, voir leur entourage consommer, etc. Les trois derniers présidents des États-Unis ont déclarés avoir fumé de la marijuana. Cela a contribué à établir un dialogue plus honnête et plus ouvert.
Vous parlez souvent de ce « tipping point », point de basculement psychologique où le combat politique est gagné, pensez-vous que nous l’avons atteint ?
Je crois qu’aujourd’hui avec la légalisation du cannabis dans les États de Washington et du Colorado, signée en 2012, et avec l’Uruguay qui se lance à son tour, nous pouvons affirmer que nous avons atteint le tipping point (point d’inflexion). Je ne vois pas de retour en arrière possible. Les gens sont maintenant plus ouverts sur des façons alternatives de traiter les problèmes.
D’un point de vue constitutionnel, les États-Unis ressemblent à la Suisse, avec un pouvoir important laissé aux États. Comment avez-vous coordonné les actions de votre coalition et quelle a été l’importance des mouvements locaux ?
Il est vrai que la plupart des succès ont été réalisés au niveau local ou de l’État. Néanmoins, la chambre des représentants s’est engagée à soutenir le département de la santé concernant le sujet de la médicalisation de la marijuana dans les États où elle est autorisée. Suite à l’intervention de la Maison Blanche et celle du département de la Justice, le congrès a également procédé à des réformes pénales majeures. Certes, il s’agit souvent d’interventions locales, néanmoins le mouvement se propage dans tout le pays.
Le premier véritable succès a lieu au début des années 90, quand la légalisation de la marijuana est devenue un sujet politique. Nous nous sommes rapprochés de nombreuses organisations comme celles des docteurs, des patients, des infirmières, puis celles actives dans les droits civiques. Le partenariat avec l’organisation NORML nous a apporté une forte présence médiatique, puis la Marijuana Policy Project a joué un rôle important vers 2001-2002 en faveur de la légalisation. L’Americans for Safe Access s’est concentrée sur la problématique de la marijuana médicalisée, dans le but d’informer les consommateurs, ainsi que leurs fournisseurs. Finalement arrive la DPA, fusion de toutes les fondations actives dans le domaine des drogues, dans le but de légaliser la marijuana à des fins médicales. Au fil des années, cette coalition s’est donc élargie, puis est devenue bien plus robuste.
La légalisation de la marijuana dans l’État de Washington est probablement le succès le plus important de la campagne. En effet, celle-ci a obtenu un large soutien de la part des hauts niveaux décisionnels, y compris des Républicains les plus conservateurs, qui luttent pour les libertés individuelles et qui n’aiment pas que l’État dépense l’argent du contribuable pour rien. Le véritable défi est maintenant d’assurer une implémentation effective de cette légalisation au niveau de tous les acteurs et de la rendre efficace.
Comment voyez-vous les opportunités pour l’Europe de profiter de ce « momentum » aux USA, cette dynamique de la réussite ?
L’Europe a longtemps été un exemple pour les États-Unis pour ses politiques drogues : aux Pays-Bas, avec le système des coffee shops, en Suisse avec votre approche très innovante de l’héroïne, et en Espagne avec un système très coopératif. Mais désormais, d’autres États sont plus en avance, comme l’Uruguay, le Colorado et Washington. Ils proposent un modèle différent. Il existe des millions d’Américains avec une carte d’identifiant les autorisant à posséder de la marijuana. Il y a plus de dispensaires aux États-Unis que de coffee shops aux Pays-Bas.
Les choses évoluent et les réformes politiques aux États-Unis ont eu comme effet de réveiller l’Europe, qui s’était satisfaite un peu trop vite de sa politique et des progrès réalisés dans le domaine de la réduction des risques. Le mouvement de réforme s’est, en quelque sorte, endormi sur ses acquis et s’est satisfait de la situation actuelle, alors que de nombreux problèmes persistent. Il reste certaines difficultés politiques pour aller de l’avant : aux Pays-Bas, les leaders politiques de centre-droit n’ont pas l’air ouverts aux réformes. En Suisse, les mouvements locaux font face à un pouvoir hostile au niveau fédéral. Néanmoins je suis très optimiste des progrès réalisés en Europe, qui devrait aussi rejoindre le mouvement mondial. De plus, il est important de voir que le dialogue s’est élargi avec la problématique du Maroc, qui est le pays qui exporte (illégalement) le plus de cannabis en Europe.
Au vu de la dernière CND (Commission on Narcotic Drugs) et l’atmosphère qui y a régnée, il n’existe plus de consensus au niveau mondial et le système est bloqué. Assistons-nous à la fin du système multilatéral sur les drogues ? Est-ce une bonne chose ?
Cela peut paraître surprenant, mais c’est quelque chose de positif : même si l’on fait peut-être un pas en arrière, nous en faisons 5 en avant ! Il est très important que les gens prennent en considération le changement significatif des politiques aux États-Unis. Aujourd’hui, les États-Unis, ainsi que les représentants de la INCB (International Narcotics Control Board), proposent des interprétations plus flexibles, ce qui est un développement capital en comparaison à la vision très homogène et uniforme de la INCB ces dernières années. Il s’agit véritablement d’un développement positif. Il faut concevoir la réforme au niveau global. Pour cela, il faut privilégier cinq approches pour aller plus loin dans les réformes :
Profiter au maximum de la flexibilité offerte par les nouvelles conventions. Elles offriraient la souplesse nécessaire afin de trouver des interprétations flexibles, dans le cas, par exemple, où les USA ou l’Uruguay voudraient légaliser le cannabis, ou si la Suisse ou d’autres pays d’Europe voudraient légaliser l’héroïne ou offrir plus de sites d’injection.
Ignorer les conventions, spécialement celles interprétées par l’INCB qui a une vision dépassée de la question, tout en remettant les droits humains au cœur de leurs interprétations futures. Heureusement, il y a eu des changements à l’interne qui devraient améliorer la situation future.
Assouplir l’application des conventions en se laissant la flexibilité nécessaire pour certains ajustements (par exemple, comme la Bolivie l’a fait, en quittant le traité pour adhérer à nouveau, mais avec une réserve).
S’engager en faveur des réformes des conventions et proposer des réformes, comme par exemple retirer des conventions les substances comme le cannabis ou proposer des lieux sécurisés pour les injections, etc. Il faut lutter contre certains interdits de la INCB.
Réajuster de manière profonde le système global des conventions sur le contrôle des drogues avec une nouvelle vision plus actuelle.
Il faut véritablement pousser ces 5 leviers simultanément pour avoir de meilleures opportunités de faire évoluer le dialogue et proposer nos réformes.
Pourquoi le cannabis prend-il une place si importante aujourd’hui ? Pourquoi se focaliser uniquement sur le cannabis dans le débat sur la prohibition des drogues ?
Certaines personnes pensaient que la légalisation du cannabis engendrerait des impacts encore plus négatifs pour les consommateurs d’autres drogues. Je crois que ces propos ne sont pas justifiés et justifiables. Au contraire, la réforme a apporté un élan d’optimisme, qui a eu l’effet d’enterrer définitivement cette volonté de guerre contre la drogue. Cela a montré aux gens que les changements sont possibles. Aux États-Unis, le cannabis est perçu différemment des autres drogues. Sans exagérer leur différence, il faut voir les substances dans une perspective globale. Du coup, la légalisation du cannabis pourrait faciliter, en effet, la légalisation des autres drogues. Même si le cannabis est l’objectif principal de la DPA, le but est également de décriminaliser les consommateurs des autres drogues. Les synergies existent entre la réforme de la législation sur le cannabis et les réformes concernant les autres drogues. Le travail en communauté avec des organisations civiques nous aide à développer des relations qui pourraient servir dans d’autres domaines, également dans le futur.