juillet 2014
Olivier Guéniat (police judiciaire neuchâteloise) et Jakob Huber (Fondation Réseau Contact)
Alors que la Suisse est à nouveau en train de réfléchir à faire évoluer ses politiques drogues, la visite de notre petite délégation en Uruguay visait à soutenir nos réflexions en la matière, dans un pays qui fait aujourd’hui figure de pionnier, comme nous avons su l’être au tournant des années 80-90. Elle s’inscrivait dans la perspective de mieux appréhender les raisons du projet uruguayen, de découvrir les mécanismes mis en place, d’en tirer les éventuels enseignements pour la Suisse, voire de participer au suivi scientifique (monitoring) de la mise en œuvre de ce projet totalement novateur. En effet, même s’il n’y aura peut-être pas de projet législatif au niveau national en matière de contrôle et de régulation du marché du cannabis en Suisse ces trois prochaines années, il est certain que des villes et les cantons suisses sont en train de prendre les choses en main afin de trouver de nouvelles solutions propres à mieux contrôler ce marché. On pense ici à Berne, Zurich, Winterthur, Bâle ou Genève. On ne peut pas nier que les choses sont amenées à évoluer en Suisse. Il s’agit donc de s’y préparer avec intelligence et discernement, et, dans ce domaine, il n’y a certainement rien de mieux que d’observer les expériences novatrices qui sont en cours de réalisation ailleurs, que ce soit au Colorado, à Washington ou en Uruguay.
Concernant l’Uruguay spécifiquement, il faut savoir que cet État a dépénalisé la consommation de tous les stupéfiants depuis 1974 déjà. En effet, il est écrit dans la Constitution uruguayenne, notamment dans son article 10, que les citoyens ne peuvent être judiciarisés pour des actes privés tant qu’ils n’empiètent pas sur les droits des tiers. Ainsi, la consommation de produits stupéfiants en tant que telle est dès lors un acte purement privé. Il va de soi que le trafic de stupéfiants, en vertu de cet article, reste totalement illicite. Soulignons ici que, même si la consommation du cannabis est licite en Uruguay depuis 40 ans, le tourisme du cannabis ne s’est jamais développé et la prévalence de la consommation n’y est pas plus forte que dans les pays dont l’attitude est prohibitive face à la consommation, loin s’en faut.
La Suisse est à peu près 4.2 fois plus petite, en superficie, que l’Uruguay, mais compte 2.3 fois plus de population. Montevideo est la capitale de l’Uruguay, avec un peu plus de 1’300’000 habitants, soit presque la grandeur de Zurich si l’on tient compte de son agglomération. Mais l’Uruguay se distingue de la Suisse par le nombre de morts liés au marché illicite des drogues, soit 235 en 2010, dont aucune mort pour consommation de cannabis. Une étude menée en 2012 a montré qu’il y avait environ 128’000 personnes qui avaient consommé du cannabis dans les 12 derniers mois, dont 21’000 connaissaient une consommation problématique. Cette même étude a montré que l’alcool et la cigarette, avec des prévalences (12 derniers mois) de 74 % et de 33.9 %, sont les produits les plus consommés, loin devant le cannabis dont la prévalence est d’environ 8 %. Une autre étude a montré que la consommation d’alcool, de cigarettes et de cannabis a augmenté de manière significative entre 2006 et 2011, mais que si la consommation d’alcool semble bien répartie en fonction des couches sociales, il n’en va pas de même avec la cigarette, la marijuana ou la cocaïne (basuco = cocaïne-base dégradée résultant du processus de fabrication de la cocaïne). La prévalence de la consommation dans les groupes vulnérables y est beaucoup plus forte que dans les autres groupes de comparaison (tabac : 64.7 % de consommation chez les enfants de la rue et 35.1 % chez les étudiants / cannabis : 31.6 % chez les enfants de la rue et 9.4 % chez les étudiants / cocaïne : 10.5 % chez les enfants de la rue et 0.6 % chez les étudiants).
C’est vraisemblablement face à ces chiffres et la crainte que le modèle prohibitif ne condamne l’Uruguay, à moyen terme, à ressembler petit à petit au Honduras, à la Colombie ou au Mexique, mais au final à tant d’autres pays où les barons de la drogue exercent un réel pouvoir anti-démocratique et hautement corruptif, engendrant des morts à l’envie, que le Parlement uruguayen a accepté le projet de changement législatif de contrôle et de régulation du cannabis. Rien que l’année dernière, l’Uruguay a connu plus de 80 morts inhérentes au marché concurrentiel des gangs des drogues. Et l’Uruguay a osé poser la question visant à savoir ce qui est pire : la drogue ou le marché de la drogue ? Et y répondre ! L’Uruguay fait ainsi le pari qu’un contrôle de l’État est le seul moyen susceptible de lutter efficacement contre les acteurs illicites du trafic, en prenant le contrôle et en tentant de reléguer les barons de la drogue en arrière plan, avant qu’il ne soit trop tard. L’Uruguay a décidé de réagir, en tentant de changer de modèle, et en abandonnant le modèle prohibitif, pour ne pas voir la situation du pays s’aggraver de manière linéaire comme il l’a constaté dans les pays voisins ou d’Amérique latine. L’État, face à ce constat, admet que la consommation de drogues est étroitement liée aux ressources financières, cognitives, affectives et relationnelles et que les familles pauvres sont, dans un système prohibitif, beaucoup plus exposées que les autres. Il y a donc clairement une forme d’injustice dans la société uruguayenne. L’État a donc choisi de changer de paradigme en matière de politique des drogues, de changer de modèle en espérant que celui du contrôle et de la régulation du cannabis contribuera à réduire les inégalités dues à la pauvreté et accentuées par le marché illicite des drogues. Il y a donc là une réelle responsabilité de l’État à vouloir assumer son rôle protecteur en matière de santé publique, de criminalité, d’éducation et de prévention.
La stratégie poursuivie par l’Uruguay dans le cadre du contrôle et de la régulation du marché du cannabis se décline en quatre axes :
Le renforcement du système de santé en matière de traitement et de réduction des risques des consommateurs de drogues.
La promotion de l’État en tant que promoteur de la paix et de réduction des violences.
Le renforcement de la lutte contre le trafic illicite de drogues, d’armes et le blanchiment d’argent.
La mise en œuvre d’un nouveau règlement d’une substance psychoactive, le cannabis, dans un modèle sociétal intégré.
Avec la majorité au Parlement, le parti Frente Amplio du Président Mujica a posé sur l’échiquier politique la volonté de trouver des solutions en réponse aux dangers de l’émergence des cartels de la drogue, notamment dans le domaine du cannabis en provenance du Paraguay et dans les quartiers les plus pauvres. Parallèlement, la société civile s’est organisée en un vaste mouvement en faveur de la légalisation du cannabis. Ainsi, un large dialogue politique s’est instauré avec la population à travers tout le pays et a permis d’adopter un amendement parlementaire visant à réglementer le marché du cannabis avec une très courte majorité de 51 voix contre 49, le 20 décembre 2013. Le projet parlementaire a abouti à la création d’une loi cadre sur la régulation et le contrôle du cannabis et à la rédaction d’un règlement d’exécution gouvernemental publié le 4 mai 2014. La culture individuelle pour un usage personnel, avec 6 plants par foyer et une production de 480 grammes annuellement, est autorisée, mais conditionnée à l’obtention d’une licence et à l’inscription dans un Registre national. Il en va de même de la création de Clubs, réunissant entre 15 et 45 membres, pour une autorisation de culture d’au maximum 99 plants de cannabis, et la vente en pharmacie à raison de 10 grammes par semaine et par personne. Enfin, des agriculteurs ou des horticulteurs, toujours dans le cadre du régime des autorisations, pourront cultiver du cannabis à plus grande échelle (sous serres) pour assurer le ravitaillement des pharmacies. Le contrôle administratif du régime des autorisations est effectué par l’Institut de régulation et du contrôle du cannabis (IRCCA), organe de l’État, qui gère le Registre national.
Il est intéressant de constater qu’il y a eu un clivage, ces dix dernières années, entre les partisans et adversaires au projet de régulation et de contrôle des drogues. Pour pouvoir avancer, le gouvernement a trouvé un compromis entre ce que réclamaient les organisations de la société civile favorables à la légalisation des drogues et les opposants, en introduisant la notion de contrôle étatique de la chaîne de culture jusqu’à la distribution et la consommation du cannabis. Lorsque le Parlement a adopté la nouvelle loi, il faut relever qu’un sondage avait montré que la population refusait cette Loi à raison de 70 %. Quelques semaines après l’adoption de la loi, la population a à nouveau été sondée en posant la question : « Voulez-vous que la loi reste en vigueur et lui donner une chance ou est-ce que vous êtes contre ce projet ? ». Et, à cette question, 55 % de la population s’est déclarée favorable à donner une chance à cette loi novatrice. Il faut dire à ce sujet que le contexte politique uruguayen est différent de celui de la Suisse, dans la mesure où il ne connaît pas le droit référendaire aboutissant à une votation populaire visant à contester une décision parlementaire. Il est dès lors impossible de contredire une décision parlementaire en Uruguay, sauf si le Parlement opère un nouveau virage à 180 degrés.
Après plusieurs dictatures militaires, il existe également en Uruguay un lien de confiance particulièrement fort entre les citoyens et l’État, notamment avec l’administration actuelle. Il devrait d’ailleurs y avoir une certaine stabilité politique dans les années à venir, dans la mesure où toutes les analyses politiques estiment que le parti Frente Amplio actuellement au pouvoir, emmené par le très charismatique Mujica, devrait gagner les élections présidentielles d’automne 2014.
De manière générale, la compétence de l’administration gouvernementale en matière de politique des drogues est très élevée, alors même que la bureaucratie est très minime. L’accessibilité aux ministres et au niveau ministériel est très simple et facile. Autre caractéristique uruguayenne, les responsables ministériels les plus élevés dans la hiérarchie de l’État sont des personnes qui connaissent les réalités sociales des pauvres et connaissent donc très bien les problématiques liées à la toxicomanie et aux drogues. Les compétences des Ministres et des hauts fonctionnaires sur les drogues sont d’ailleurs impressionnantes.
L’Uruguay a choisi le chemin du contrôle et de la régulation du cannabis malgré le fait qu’il avait signé les Conventions Internationales sur les Stupéfiants onusiennes. Elle postule simplement que les deux pactes sur les Droits Humains sont supérieurs aux trois conventions sur les drogues. L’Uruguay a ainsi interprété de manière originale les textes des conventions internationales en postulant que le fait de ne pas proposer une solution ou une alternative aux consommateurs de cannabis autre que de commettre un délit en achetant le cannabis sur le marché noir, de les exposer aux violences des gangs, de les exposer dans leur santé et leur intégrité, plaçait la responsabilité de l’État au premier plan par rapport à l’engagement pris dans les pactes sur les Droits Humains. Même s’il y a eu des critiques à ce sujet à Vienne, à l’OICS, l’Uruguay n’a pas accepté ces critiques et n’a pas dévié de sa trajectoire. Au contraire, il a démontré à Vienne comment le régime de la prohibition nuit à la santé de millions de personnes et comment les États prohibitifs engagent leur responsabilité dans le cadres des crimes et des meurtres liés à la drogue, mais aussi face à la santé et à l’intégration sociale des consommateurs. L’Uruguay s’est appuyé juridiquement sur le Traité des traités pour réaliser son interprétation plaçant les Droit de l’Homme au tout premier plan. Si la peine de mort est encore en vigueur dans certains pays ayant signé la Convention des Droits Humains, c’est bel et bien que le principe de l’interprétation des textes existe et est accepté sur un plan international ; il ne doit donc pas en être différent pour le contrôle et la régulation par l’État du marché du cannabis. Finalement, il n’y a pas eu d’unanimité à Vienne contre l’Uruguay et on peut considérer que le projet novateur uruguayen n’est pas contesté. Il est en quelque sorte valide sur les plans juridique et politique.
L’Uruguay est ainsi devenu un « laboratoire » extraordinaire pour la plupart des pays d’Amérique latine qui connaissent tous des problèmes extrêmement sévères en lien avec le trafic et la consommation de produits stupéfiants, mais aussi pour l’Europe et, plus proche de nous, pour la Suisse.
Nous avons eu la chance de rencontrer un Homme d’État hors pair, Julio Calzada, actuel Secrétaire général du Conseil National des Drogues (http://www.infodrogas.gub.uy/), un organisme créé par la nouvelle Loi. Un homme hors pair parce qu’il se distingue des autres par son humanisme extraordinaire, sa simplicité, sa modestie et sa générosité, son engagement indéfectible dans l’avenir de son pays et sa détermination à vouloir suivre une voie novatrice en matière de politique des drogues. Il nous a livré un entretien exclusif 1 sur le projet uruguayen de régulation du marché du cannabis, nous permettant de mieux comprendre ses spécificités et ses enjeux. Et nous devons dire qu’il nous a convaincus.
Il n’y a aucun doute sur le fait qu’il y aura encore des morts et des problématiques graves liées au trafic illicite des drogues en Uruguay dans les 5 prochaines années. Mais en considérant que la nouvelle Loi oblige l’État à la création de l’Institut de la Régulation et du Contrôle du Cannabis (IRCCA) et le rend responsable de l’élaboration de stratégies visant à retarder l’âge de la première consommation de cannabis, à augmenter la perception des risques de consommation abusive, à diminuer le nombre de consommateurs problématiques, on peut se dire que ces obligations deviennent des tâches essentielles de l’État, de nouvelles responsabilités qu’il faudra honorer. Aussi, l’IRCCA est responsable de gérer la coordination des offres de coopération technique réalisées dans le pays en la matière et d’apporter la preuve scientifique, par l’investigation et l’évaluation, de l’évolution des stratégies mises en place dans le cadre des politiques publiques du cannabis. Cela signifie, comme nous l’avons d’ailleurs constaté, que l’État va mettre en œuvre un suivi scientifique extrêmement sérieux, auquel, nous l’espérons, nous pourrons participer, mais qui permettra, à n’en pas douter, de savoir les effets sociétaux et d’avenir d’un tel projet, au niveau de la santé, de la criminalité et de la violence, mais aussi de la dynamique des marchés illicites, de leur adaptabilité, ou encore au niveau de l’agriculture et de l’économie, mais aussi et surtout de la prévention et de son effet sur la consommation.
En effet, la Loi oblige le Conseil National des Drogues à réaliser des campagnes éducatives, publicitaires et de conscientisation à l’attention de la population visant à informer des risques, des effets et des potentiels dommages dus à l’usage des drogues. La Loi oblige aussi à la mise en place de programmes de prévention inclus dans les plans d’étude de l’école primaire, secondaire et professionnelle relatifs à la réduction des risques et des dommages dus à la consommation des drogues, dont le cannabis. L’Administration nationale de l’éducation publique sera chargée de mettre en place ce dispositif.
Gageons que l’Uruguay, avec le nouveau chemin qu’il a choisi, réussira à réduire la consommation de même qu’il gagnera la bataille contre l’offre illicite de cannabis. Nous le saurons dans les cinq prochaines années. Mais un premier sondage réalisé en mai 2014 montre déjà que plus de 80 % des consommateurs et des cultivateurs s’inscriront au Registre national, l’élan essentiel vers une première victoire…