juillet 2014
Christian Schneider (Office fédéral de la police fedpol, Berne)
L’Uruguay et les deux États nord-américains du Colorado et de Washington ont récemment décidé d’assouplir l’interdiction du cannabis 1. En Suisse aussi, cette décision a réalimenté le débat autour d’une réforme de la législation sur le cannabis. Une commission a présenté à Genève une première série de suggestions pour une régulation alternative du marché du cannabis. D’autres villes suisses réfléchissent aussi à des changements.
Que l’on considère cette évolution comme souhaitable ou non, de nombreux éléments semblent indiquer que la question restera d’actualité pendant longtemps encore. Pour cette raison, il nous faut accorder une attention particulière aux défis que poserait une nouvelle régulation du marché.
Il est judicieux d’intervenir sur les marchés lorsqu’on veut encourager une modification du comportement auprès des acteurs de ces marchés et si les coûts matériels et sociaux de l’intervention ne dépassent pas les avantages escomptés. Mais connaissons-nous suffisamment bien les marchés du cannabis en Suisse pour pouvoir juger que tel est le cas ?
Deux études récemment publiées concernant le comportement des consommateurs de cannabis dans sept États européens 2 et dans l’État fédéré de Washington 3 semblent indiquer que tel n’est pas le cas. Les enquêtes effectuées auprès des consommateurs ont révélé que dans les huit territoires examinés, les consommateurs se répartissent en quatre catégories : consommateurs exceptionnels (moins de 11 jours de consommation par an), consommateurs occasionnels (de 11 à 50 jours par an), consommateurs fréquents (de 50 à 250 jours par an) et consommateurs intensifs (plus de 250 jours par an). Il a également été constaté dans tous les pays examinés que plus l’intensité de la consommation (calculée en jours de consommation par an) est élevée, plus la quantité consommée par jour augmente 4.
Néanmoins, la quantité consommée annuellement par personne varie considérablement selon les pays, notamment dans la catégorie des consommateurs intensifs. Selon ces enquêtes, la consommation annuelle d’un consommateur intensif au Portugal s’élève en moyenne à 200 grammes, alors que la consommation annuelle d’un consommateur intensif en Angleterre/Pays de Galles est estimée en moyenne à 440 grammes 5. La place occupée par chacune des quatre catégories varie aussi fortement d’un pays à l’autre. En Suède par exemple, 66 % des amateurs consomment moins de 11 jours par an et 5 % 250 jours ou plus par an. Au Portugal, par contre, la part des consommateurs exceptionnels est de 37 % et la part des consommateurs intensifs de 25 % 6.
L’étude concernant l’État de Washington souligne encore un autre aspect : les consommateurs se concentrent dans un nombre relativement restreint de zones géographiques 7 : 50 % de l’ensemble du cannabis consommé l’est dans les trois régions (sur 39) les plus peuplées 8. Cela indique sans équivoque qu’une répartition judicieuse des licences commerciales (si le commerce légal est destiné, dans toute la mesure du possible, à remplacer le marché noir) requiert un maximum de renseignements sur la consommation et sa répartition géographique. Si ces aspects ne sont pas pris en compte, certains secteurs seront insuffisamment « ravitaillés », augmentant le risque que des producteurs et des vendeurs non autorisés comblent les lacunes ainsi générées.
Les deux études soulignent la nécessité de disposer d’informations détaillées sur la demande 9 et la quasi-impossibilité de reprendre directement les données concernant d’autres pays, d’autres époques et d’autres marchés (noirs) 10. En l’absence de ce type d’informations, le législateur potentiel ou le responsable potentiel de l’application des lois évoluent à l’aveugle dans un projet de cadres régulateurs. Sans données sur la demande, il est impossible de savoir quelle mesure ou combinaison de mesures permettra d’atteindre de manière efficace les objectifs politiques. Dans ces circonstances, il semble tout aussi difficile d’estimer les répercussions indésirables des mesures prises.
Cela ne signifie pas pour autant qu’une réforme comporte toujours des risques élevés. Des essais de nouvelles réglementations ont été menés avec succès dans la politique relative aux stupéfiants 11. La clé du succès à cet égard semble être une définition claire des objectifs à atteindre et du cadre temporel, et la garantie que les effets seront évalués conformément à des normes scientifiques. Mais cela nécessite aussi la capacité de recueillir de manière systématique les données adéquates, de les analyser et de diffuser les résultats.
La question de savoir comment modifier de manière pertinente le comportement sur le marché n’est toutefois qu’un aspect du problème. Il faut aussi répondre à diverses questions pratiques. Comment organiser la production (production étatique, commerciale ou non commerciale, dans le cadre des « clubs sociaux cannabiques » 12) ? Quelles restrictions appliquer à la vente et aux vendeurs ? À quels endroits de la chaîne de valeur la taxation doit-elle intervenir et à quel niveau ? Quelles normes de qualité faut-il établir ? Comment et par qui le respect de ces normes doit-il être contrôlé ? Comment le non-respect des dispositions doit-il être sanctionné ? Comment et par qui la prévention doit-elle être pratiquée ?
Chacune de ces questions peut en principe trouver réponse. Dans sa loi sur la vente légale de nouvelles substances psychoactives, la Nouvelle-Zélande a traité un grand nombre de ces problèmes administratifs 13. Le Colorado a mis sur pied une autorité, la Marijuana Enforcement Division, qui surveille le commerce de la marijuana. Cette agence étatique a établi des dispositions d’exécution réglementant tous les aspects du marché 14. Dans l’État de Washington, le commerce de la marijuana sera surveillé par le State Liquor Control Board, qui contrôle déjà le marché de l’alcool 15.
Il est fort probable qu’une nouvelle réglementation ne pourra pas fonctionner d’emblée sans friction ni effets secondaires. Les marchés sont des systèmes sociaux complexes qui peuvent réagir de manière inattendue aux interventions. Le modèle actuel de régulation du marché par l’interdiction a eu des répercussions auxquelles nul ne pensait lorsqu’il a été mis en place 16.
La question décisive est donc de savoir si le législateur est en mesure de créer un système administratif, d’une part, suffisamment rigide et détaillé afin d’interdire les pratiques commerciales dangereuses aisément identifiables et d’empêcher les abus prévisibles, mais, d’autre part, suffisamment flexible pour permettre de déceler à temps les répercussions inattendues et réagir en conséquence. Étant donné la fragmentation des compétences politiques en Suisse, une autre question assez fréquente se pose, du reste, ici : qui va en assumer les coûts matériels et sociaux, et dans quelles proportions ? On ne sait si la fragmentation politique est une bénédiction ou une malédiction pour une réforme : les différences locales dans la mise en œuvre des réglementations peuvent modifier le comportement sur le marché. Une large palette de solutions possibles peut aider à mieux discerner ce qui fonctionnerait dans la nouvelle régulation du marché du cannabis et ce qui ne fonctionnerait pas. Mais la coordination serait dans ce cas une nécessité beaucoup plus grande.
Ici aussi, comme à propos des défis techniques, il nous faut examiner les enseignements pratiques tirés d’autres contextes. Les médicaments, l’alcool et le tabac présentent des problématiques et des solutions de régulation comparables. L’expérience acquise dans les domaines de la fabrication des produits alimentaires, de la réglementation des ventes d’armes ou de la lutte contre le blanchiment d’argent pourrait fournir des indications sur les possibilités et les dangers que comporte la limitation d’activités risquées ou socialement peu souhaitables (celles des consommateurs et/ou des fournisseurs).
Prudence est de mise face aux expériences rassemblées dans d’autres environnements réglementaires. Une fois admise l’impossibilité de les reprendre telles quelles, il n’en demeure pas moins qu’elles fournissent des réponses plausibles aux problèmes techniques et pratiques que pose une régulation du marché.
Afin de passer d’un modèle de régulation plausible à un modèle de réglementation réaliste, il est une question politique qui a absolument besoin de trouver réponse. Et cette réponse contiendra inévitablement des jugements de valeurs. En effet, il est impossible de répondre objectivement à la question des buts premiers d’une intervention sur le marché et des situations à éviter.
L’amende d’ordre sanctionnant la consommation de cannabis, introduite le 1er octobre 2013, montre la difficulté de répondre à cette question. L’objet principal de cette modification de loi reste obscur. Selon leur arrière-plan organisationnel ou politique, les spécialistes interrogés expriment des positions différentes : l’uniformisation de la situation juridique et par là la réduction de l’arbitraire à l’égard du consommateur, la décharge administrative pour la police, les économies de coûts pour la justice et la proportionnalité de la punition en parallèle à la protection de la jeunesse sont souvent mises en avant comme objectifs principaux de ce modèle d’amende d’ordre 17.
En premier lieu, il est difficile d’identifier les priorités et de les synchroniser. Pourtant, la problématique est relativement « légère » par rapport à celle d’une refonte totale des règles concernant le cannabis. La liste des objectifs possibles d’une nouvelle régulation du marché est longue : prévalence à vie la plus réduite possible au sein de la population totale, consommation à risque la plus réduite possible, parcours de consommation le plus cours possible, meilleure protection de la jeunesse, accès le plus facile possible aux conseils et aux thérapies, augmentation de l’âge de la première consommation, décriminalisation des consommateurs, diminution du contact entre les consommateurs et les milieux criminels, séparation du marché du cannabis des marchés des autres substances (plus nocives), diminution du volume illégal du marché, réduction des ventes dans la rue, amélioration du contrôle de l’État quant à la qualité et à la teneur en substances actives, augmentation des recettes fiscales, renforcement de la légitimité de la police et de la justice, poursuite pénale moins onéreuse et enfin, et non des moindres, plus grande liberté individuelle. Telles sont quelques-unes des attentes possibles.
Les conflits entre objectifs sont d’ores et déjà programmés. Les décisions techniques et pratiques ne peuvent remplacer le débat politique et l’on ne peut simplement repousser à plus tard les processus de négociation.
Le débat politique autour du cannabis est marqué certes par l’incertitude régnant à propos des répercussions qu’auront les modifications du modèle actuel basé sur l’interdiction. Mais il est aussi l’expression d’un clivage idéologique. Il ne sera pas facile de sortir de cette impasse. On souhaiterait clarifier toutes les questions pertinentes et mettre en place une gestion réelle des attentes au niveau national. Mais cela semble invraisemblable. Les expériences rassemblées au niveau local seraient certes de nature à donner des réponses aux questions encore en suspens selon la méthode essai-erreur. Mais eu égard au droit en vigueur, elles soulèvent beaucoup de questions. Adopter une politique du laisser-faire dans le domaine du cannabis s’est déjà avérée non viable au début de la décennie écoulée.
La Suisse a déjà montré dans les années 90 qu’elle savait trouver des solutions pratiques aux problèmes de drogues. Le courage d’expérimenter et la volonté politique de coopérer et de coordonner les actions entre Confédération, cantons et villes étaient alors les conditions du succès des solutions choisies. Tout modèle de réglementation renferme des risques, recèle des lacunes et crée les circonstances incitant à en profiter. Nulle réglementation n’est parfaite, surtout dans un environnement politique complexe. Il semble donc illusoire de vouloir résoudre la problématique du cannabis uniquement par un modèle de régulation. Mais il est tout aussi illusoire de viser un consensus politique sur les objectifs d’une régulation qui ne reposerait pas sur des expériences rassemblées en Suisse. Par contre, il serait salutaire que tous les participants fassent preuve de pragmatisme.