juillet 2014
Aurelio Restellini, Gabriel Thorens, Daniele Zullino (Faculté de Médecine, Université de Genève)
Si un certain nombre d’hypothèses donne encore lieu à des controverses au sein du monde scientifique, d’autres peuvent être considérées comme suffisamment corroborées par des études scientifiques pour ne plus être mises en question. Malheureusement, à cause d’une argumentation faussée, l’interprétation de ces données peut parfois mener à des conclusions erronées. Voici quelques évidences incontestées concernant la discussion du lien entre la consommation de cannabis et la psychose chronique.
Le cannabis induit des psychoses aiguës toxiques
Que le cannabis puisse induire des états de psychose aigue et limités dans le temps, est une observation faite depuis des siècles et déjà décrite par Moreau de Tours en 1845 1. Il s’agit en partie d’effets recherchés par le consommateur, comme p.ex. un relâchement des associations et des altérations au niveau des perceptions 23. Lorsqu’il est question du lien causal entre cannabis et psychose chronique, l’une des argumentations fréquemment retrouvées prend appui sur la similarité entre les effets aigus du cannabis et les symptômes positifs et cognitifs de la schizophrénie (troubles formels de la pensée, hallucinations, idées de délire).
Le cannabis induit un syndrome amotivationnel
Une autre certitude quant à l’effet du cannabis est qu’il peut induire un syndrome amotivationnel. Ce syndrome est caractérisé par une perte importante de motivations pour de nombreuses activités hormis la consommation de cannabis. Dans ce cas aussi, ce syndrome ressemble à la psychopathologie de la schizophrénie. En effet, les symptômes négatifs de la schizophrénie, caractérisés par un ralentissement psychomoteur, une aboulie, un émoussement affectif et un retrait social correspondent aux symptômes observés dans le syndrome amotivationnel. Comme pour les effets aigus du cannabis, cette ressemblance phénoménologique entre ces deux syndromes (syndrome amotivationnel, syndrome négatif) a conduit à l’hypothèse du lien causal suivant : le cannabis cause un syndrome amotivationnel qui persiste et devient ainsi le syndrome négatif d’une psychose chronique 4.
Les corrélations entre le cannabis et la psychose chronique
Finalement, une des évidences les mieux validées est celle de la corrélation entre la consommation de cannabis et l’apparition de psychoses. On peut considérer comme formellement établi que la consommation de cannabis, surtout durant l’adolescence, représente un facteur de risque. Il s’agit même d’un des facteurs de risque les mieux étudiés et confirmés par la recherche 56. Le début de la consommation de cannabis précède par ailleurs le plus souvent le diagnostic de schizophrénie 56, et la corrélation est d’autant plus forte que la consommation est importante 6. Par ailleurs, une consommation actuelle a régulièrement été corrélée positivement avec des symptômes positifs et cognitifs de la schizophrénie (hallucinations, idées délirantes, troubles formels de la pensée) 78.
L’implication du système des endocannabinoïdes dans les fonctions cognitives
La fonction physiologique du système des endocannabinoïdes commence à être progressivement élucidée. Les résultats d’études animales ont suggéré une implication de ce système dans le développement et/ou dans l’expression de troubles psychotiques 9.
Les « neurological soft signs » (signes doux) comme la rigidité, une démarche déséquilibrée ou des tremblements ont systématiquement été associés à la schizophrénie, et représentent un des facteurs de risque les mieux validés dans le développement de cette dernière. Plusieurs études, utilisant des méthodologies variées, ont conclu que des patients souffrant de psychose (notamment de psychose débutante) et qui consommaient du cannabis présentaient moins de signes doux 10. Différentes hypothèses sont formulées pour expliquer cette observation : 1 Les psychoses développées par des patients consommateurs suivraient une autre voie physiopathologique incluant moins d’altérations neurodéveloppementales, 11 des signes neurologiques plus importants seraient associés à d’autres caractéristiques cliniques qui limiteraient l’accès du patient au cannabis, 3 le cannabis aurait un effet protecteur sur l’apparition des psychoses ; cet effet, dans le cas d’une psychose manifeste, aurait été insuffisant 12.
Le lien entre les autres substances addictives et la psychose
L’addiction au cannabis est considérée comme un phénomène bien établi, en atteste l’inclusion du diagnostic dans les manuels diagnostics majeurs (DSM, CIM). Les recherches neurobiologiques récentes ont pu amplement dégager des mécanismes responsables de cette addiction 13. Il devient de plus en plus évident par ailleurs que la consommation de nombreuses autres substances, à potentiel addictif, peut être corrélée avec un risque de psychose chronique. Ainsi, des résultats similaires à ceux concernant le cannabis ont été publiés pour l’alcool 1415, le tabac 1416171819 et les amphétamines 1520.
La consommation de nicotine est par ailleurs corrélée de la même manière que le cannabis à l’apparition de symptômes positifs 21. De plus, la prévalence de symptômes positifs chez des patients avec un diagnostic de schizophrénie et la consommation de cannabis a pu en partie être expliquée par des addictions comorbides 7. À l’inverse, la consommation de cannabis (et d’autres substances addictives), chez les patients schizophrènes, est généralement corrélée avec des niveaux de symptômes négatifs moins importants que chez les patients non-consommateurs 22.
Si les études se sont principalement focalisées sur la causalité entre cannabis et psychose, il apparaît progressivement que toutes les substances addictives seraient potentiellement associées au même risque. Se pose donc la question du pourquoi de cette obstination sur les effets du cannabis au détriment d’autres substances. Évoquons deux hypothèses possibles : 1 La similitude entre les symptômes de l’intoxication au cannabis et de la psychose entraîne une erreur de logique basée sur un raisonnement instinctif (celui de l’analogie), donc involontaire (« ils ne le font pas exprès »). 23 À l’inverse, le raisonnement fallacieux est délibérément adopté pour des raisons idéologiques (« ils le font exprès »).
Une des hypothèses du lien de causalité entre cannabis et psychose chronique prend la forme suivante : 1 Le cannabis cause des épisodes psychotiques aigus (prémisse incontestée), donc 24 le cannabis cause des psychoses chroniques (conclusion). Le problème de cette argumentation est le manque d’une deuxième prémisse du type « la présence d’une psychose aigue entraîne l’apparition d’une psychose chronique ». Or, cette deuxième prémisse n’est soutenue par aucune évidence. On a donc affaire à un argument fallacieux du type « conclusion hâtive ».
Pour illustrer cette erreur, on peut prendre l’exemple du somnifère : un somnifère cause l’endormissement « aigu ». De ce fait ne découle pas que le somnifère cause une maladie du sommeil « chronique ». La prise répétée de somnifères cause au contraire (par un effet de tolérance) des insomnies. Si nous revenons aux effets du cannabis, on pourrait même formuler l’hypothèse que la consommation de cannabis régulière, par induction d’une tolérance aux effets psychotogènes, devienne un facteur protecteur. Dans ce cas, le cannabis pourrait être consommé chez des sujets à risque, pour prévenir l’apparition d’une psychose chronique. Les sujets qui développent une psychose chronique malgré une consommation de cannabis, seraient ceux chez lesquels l’effet protecteur du cannabis n’aurait pas été suffisant face au processus naturel de la maladie. Parmi les arguments qui soutiendraient cette hypothèse, rappelons l’effet antipsychotique du cannabidiol 25 et l’effet bénéfique du cannabis sur les symptômes négatifs.
Un des problèmes principaux dans la discussion autour du lien entre la consommation de cannabis et la psychose chronique est la confusion entre la notion de corrélation et celle de causalité. Deux événements peuvent être reliés (corrélés) sans nécessairement avoir des rapports de cause à effet. C’est ainsi que l’arrivée des cigognes au printemps peut être corrélée avec l’augmentation des naissances humaines, mais ce n’est pas pour autant que les deux événements sont liés de façon causale. Les cigognes n’apportent pas les bébés, mais le printemps (troisième facteur) est corrélé (cette fois-ci de façon causale) avec l’arrivée des cigognes et le pic saisonnier de naissances ! Cette confusion entre corrélation et causalité est malheureusement favorisée par le caractère polysémique du terme « risque ». Celui-ci peut dénoter au moins deux choses :
Un facteur de risque, dans le sens que le phénomène observé (dans notre cas la consommation de cannabis) « met à risque » le deuxième phénomène (ici la schizophrénie). Dans ce sens, le facteur risque cannabis serait à comprendre comme causalement contributif pour le développement d’une schizophrénie.
Un indicateur de risque : il indique qu’il y a un risque, mais ne dit pas, en soi, quelle en serait la cause. Ainsi, une aiguille d’un tachymètre de voiture qui indique 300 km/h indique bien qu’il y a un certain type de risque, mais ce n’est pas la position de l’aiguille (l’indicateur) qui met le conducteur à risque, mais la pression de son pied sur l’accélérateur (un facteur causal). Enlever le tachymètre de la voiture ne va ainsi pas réduire le risque, mais juste la capacité de prédiction du risque.
Or le terme « risque » utilisé en relation aux données issues des études épidémiologiques ne peut que prendre la signification d’indicateur de probabilité. L’indicateur consommation de cannabis permet de prédire avec une certaine précision le risque de développer une psychose, mais il n’en devient pas automatiquement la cause.
L’efficacité des mesures préventives
Au cas où le lien entre la consommation de cannabis et la psychose chronique, voire entre l’addiction et la psychose, devrait effectivement exister, la question de l’efficacité de mesures préventives et thérapeutiques pourrait alors se poser. Cependant, il existe un certain nombre d’études thérapeutiques dont le résultat est simplement décevant 2627. Si le traitement des symptômes par antipsychotiques peut être efficace, les études sur des thérapies (pharmacologiques et/ou psychothérapeutiques), qui visent l’abstinence au cannabis afin d’améliorer la symptomatologie psychotique, ont jusqu’à présent donné des résultats négatifs. Si les résultats pour l’amélioration des troubles psychotiques par l’arrêt du cannabis sont peu prometteurs, qu’en est-il de la prévention (empêcher la consommation de cannabis pour prévenir théoriquement l’apparition d’une psychose chronique) ? Il a été calculé qu’il faudrait empêcher jusqu’à 10’000 personnes de consommer du cannabis pour prévenir un cas de schizophrénie 28, toujours en partant de l’hypothèse (contestable) que le cannabis serait une cause de schizophrénie.
De ce qui précède on peut conclure :