juillet 2014
Frank Zobel (Addiction Suisse), Marc Marthaler (Addiction Suisse) et Barbara Broers (Hôpitaux Universitaires de Genève)
Les Cannabis Social Clubs (CSC) se présentent comme des organisations à but non lucratif dont l’objectif est de cultiver du cannabis pour le seul usage de leurs membres adultes. Comme ces organisations se sont développées au travers d’une zone grise de la législation (voir ci-dessous) et qu’elles ne sont donc pas régulées par l’état, les règles de fonctionnement ont été développées par certains acteurs eux-mêmes: la fédération espagnole des associations du cannabis (FAC) (Barriuso Alonso ; 2011) qui a défini des lignes directrices et l’ONG Belge ENCOD qui a défini un code de conduite 1. Il est difficile de savoir dans quelle mesure ces recommandations sont mises en œuvre.
Pour devenir membre d’un CSC, il faut déclarer être déjà consommateur de cannabis ou disposer d’une prescription de cannabis à des fins médicales. Dans certains cas, seule une recommandation par un membre existant permet d’adhérer au CSC. L’âge usuel pour pouvoir adhérer est de 18 ans (majorité civile), mais dans certains cas il a été porté à 21 ans. Le lieu de résidence peut être un autre critère pour pouvoir adhérer au club. Selon ENCOD, l’adhésion devrait inclure une discussion sur la quantité de cannabis consommée pouvant permettre aux clubs d’identifier les consommateurs problématiques et ainsi mettre en place des mesures de prévention ou de réduction des risques. La consommation de chaque membre, dans le cadre du CSC, est enregistrée et sa contribution financière est proportionnelle à sa consommation. Le prix du cannabis est apparemment bien inférieur à celui du marché noir.
La production de cannabis pour un CSC donné devrait être basée sur l’estimation des besoins individuels de ses membres auquel viendrait s’ajouter une réserve (ENCOD). La culture est réalisée par des membres de l’association ou encore confiée à des tiers. Les différentes étapes de la culture du chanvre doivent en théorie être enregistrées et, idéalement, soumises à des inspections aléatoires pour vérifier l’adéquation des informations ainsi que les mesures de sécurité. L’organisation suggère aussi que les normes de l’agriculture biologique et du développement durable soient appliquées pour la culture du cannabis.
Le cannabis est souvent consommé sur place, c’est-à-dire dans le lieu privé (club) où il est distribué. Pour éviter le trafic de cannabis entre les membres, les quantités distribuées devraient toujours être limitées, normalement pas plus de 2-3 grammes par jour et par individu (Barriuso Alonso; 2011). Le cannabis peut aussi être proposé sous la forme de comestibles ou de liquides vaporisables dans le but d’offrir des alternatives à la fumée.
La possession pour usage personnel et l’usage de cannabis ne sont pas considérés comme des crimes en Espagne et ne sont poursuivis administrativement (amendes) que lorsque la consommation a lieu dans des espaces publics, comme c’est le cas pour l’alcool. La culture du cannabis pour usage personnel n’est pas non plus un crime mais il n’y a pas de règles concernant le nombre de plantes et il est, le cas échéant, de la responsabilité de leur propriétaire de prouver que celles-ci ne sont pas destinées au trafic de drogues. Un autre élément de la jurisprudence espagnole est que la consommation partagée pour motifs compassionnels et l’achat en commun de drogues par des usagers dépendants ne constituent pas non plus des crimes.
C’est dans ce contexte que s’est développé un mouvement en faveur de la culture du cannabis au sein de groupes d’adultes. Le raisonnement suivi par ses promoteurs est que, si ce n’est pas un crime de cultiver soi-même une ou plusieurs plantes pour son usage personnel et si l’achat en commun et la consommation partagée ne sont pas non plus des crimes, alors cultiver, distribuer et consommer du cannabis dans un cercle privé ne peuvent pas non plus être des crimes (Kilmer et al; 2013). La première association de ce type a vu le jour en 1993 en Catalogne et on en compterait plusieurs centaines aujourd’hui en Espagne, avec certaines revendiquant plusieurs milliers de membres. La Catalogne et le Pays Basque sont les deux principales régions dont est issu ce mouvement et ce sont elles qui compteraient le plus grand nombre de clubs.
Une poignée d’autres clubs existent en Belgique où une directive de 2005 du Ministère de la Justice et du Collège des Procureurs attribue le niveau de priorité le plus bas à la poursuite de la possession de cannabis pour usage personnel, à condition qu’il n’y ait pas de circonstances aggravantes (Kilmer et al; 2013). En pratique, cela signifie qu’un adulte interpellé en possession d’une plante de cannabis peut faire l’objet d’un procès-verbal simplifié avec ou sans amende, sans enregistrement dans le casier judiciaire, et que le cannabis pourra ne pas être confisqué par les forces de l’ordre. Un Cannabis Social Club nommé Trekt Uw Plant (Tire ton plant) a été créé sur le principe de la mutualisation de cette tolérance d’une plante pour usage privé. Aujourd’hui, l’association revendique quelques 370 membres 2 avec des succursales dans différentes villes.
Les CSC espagnols ne sont pas reconnus par l’état et leur développement a connu de nombreux rebondissements allant de l’emprisonnement de certains membres et de la saisie des récoltes jusqu’à la restitution de celles-ci par la justice (Barriuso Alonso ; 2011). La situation actuelle n’est pas plus claire: il existe une tolérance relative des autorités régionales avec des débats en cours sur la régulation des clubs en Catalogne et au Pays Basque ainsi qu’une rapide expansion de leur nombre. Cependant, les autorités nationales ont réitéré que la production de cannabis restait un crime et développé un nouveau projet de loi sur la sécurité publique qui pourrait fortement augmenter les amendes liées à la consommation de cannabis.
En Belgique, l’Etat maintient que cette forme de production collective reste illégale et ne peut se prévaloir du contenu de la directive de 2005. Trekt Uw Plant a organisé en 2006 et 2008 des manifestations qui ont conduit à la saisie de récoltes de cannabis et à l’inculpation de certains de ses membres pour appartenance à une organisation criminelle. Les affaires judicaires se sont terminées sur de très faibles condamnations ou un non-lieu. Les informations disponibles suggèrent que, après 2010, Trekt Uw Plant ainsi que trois autres CSC belges plus récents ont cultivé du cannabis sans interférences des forces de l’ordre (Kilmer et al ; 2013). Toutefois, des informations plus récentes publiées par les CSC belges font état d’une saisie policière en décembre 2013 3.
Le modèle des CSC est promu par différentes organisations en Europe avec des fortunes diverses. Ainsi, en France, le principal promoteur du modèle est régulièrement incarcéré (et les CSC sont dissous) 4, alors que son équivalent en Allemagne a gagné au jeu « Qui veut gagner des millions » et a déclaré vouloir utiliser cet argent pour la promotion de la légalisation du cannabis 5. Hormis l’Espagne et la Belgique, le pays le plus avancé dans la promotion du modèle est la Hollande, qui compte déjà depuis près de quarante ans un autre modèle de distribution, celui des coffee shops. La ville d’Utrecht a développé un projet de CSC en 2011, notamment dans le but de répondre à la problématique de la production du cannabis des coffee shops 6. Ce projet a été gelé en grande partie à la suite d’un changement de gouvernement au niveau national même si la municipalité a procédé à l’enregistrement du CSC (Domstad) au registre du commerce 7. Il n’a toutefois pas obtenu une exemption de la loi sur les stupéfiants (Opium Act) pour commencer la culture de cannabis pour ses membres car le Ministre de la Sécurité et de la Justice s’est toujours opposé à fournir une telle exemption. En septembre 2013, une demande faite au Ministre de la Santé de pouvoir cultiver du cannabis de façon contrôlée a également été rejetée et le bureau de Domstad a été fermé. En janvier 2014, les maires de 35 villes, provenant de tous les partis politiques, ont signé un manifeste « Joint Regulation » proposant une régulation de la production de cannabis dans tout le pays. Ils considèrent « scandaleux de devoir laisser l’espace libre à des réseaux criminels qui mettent en danger les citoyens » 8.
La première application légale et reconnue du modèle aura sans doute lieu hors d’Europe, en Uruguay, où tout citoyen âgé de 18 ans ou plus pourra cultiver soi-même du cannabis, acheter du cannabis dans certaines pharmacies autorisées ou encore faire partie d’un « club de consommateurs » comprenant 15 à 45 membres et autorisé à cultiver des plantes collectivement (Crick et al; 2013). Quel que soit son choix, il devra s’enregistrer auprès du nouvel Institut de Régulation et de Contrôle du Cannabis (IRCCA) tout comme devront le faire aussi tous les producteurs de cannabis ainsi que les pharmacies qui le vendent. Le modèle uruguayen définit précisément les quantités de cannabis qui pourront être vendues ou cultivées. Ainsi, les citoyens enregistrés pourront acheter jusqu’à 40g par mois dans les pharmacies autorisées ou cultiver jusqu’à six plantes par an pour leur usage personnel. Quant aux clubs de consommateurs, ils pourront cultiver jusqu’à 99 plantes par année en fonction du nombre de leurs membres.
Les CSC permettent à l’utilisateur d’éviter l’achat du cannabis sur le marché noir et d’obtenir un produit dont la qualité peut être contrôlée à un prix (plus) bas et fixe. Du point de vue de l’usager, le CSC permet aussi la socialisation avec d’autres membres, et l’usage récréatif ou médical dans un cadre privé compatible avec certaines dispositions concernant la fumée du tabac. Une production légale de cannabis permet aussi de standardiser les produits, d’avoir un contrôle facilité des autorités, et de créer des emplois et des revenus fiscaux. Les principales faiblesses actuelles du modèle sont de nécessiter un cadre législatif spécifique, les risques de détournement d’une partie de la production vers le marché noir, et l’absence d’évaluations concernant leur impact sur les habitudes de consommation et la santé des membres.
Il existe un projet genevois (Groupe de réflexion interpartis du Canton de Genève ; 2013) de mise en place de CSC dans le but notamment de réduire le marché noir ainsi que le trafic de rue. Le modèle reprend les principales caractéristiques des CSC que l’on trouve ailleurs en Europe. Il s’agit d’associations à but non lucratif, non accessibles au public, qui produisent et distribuent du cannabis à l’usage exclusif de leurs membres. Le groupe de travail genevois voit aussi dans ces associations une opportunité pour aborder la consommation problématique et pour réguler la qualité et la nocivité des produits consommés, notamment leur taux de THC. Dans un complément publié en 2014 (Groupe de réflexion interpartis du Canton de Genève ; 2014), le groupe a précisé son projet sur différents aspects, notamment le financement du modèle de régulation au travers d’une taxe sur le cannabis ou d’une cotisation des membres des associations. Les modalités de la production, qui devrait être centralisée et indoor, et de la consommation de cannabis, qui devrait avoir lieu uniquement au domicile privé, ont aussi été précisées. S’agissant des mineurs, qui ne pourront être membres des associations, le groupe prévoit la mise en place de commissions spécialisées, calquées sur le modèle portugais, permettant une meilleure identification des jeunes ayant des problèmes liés au cannabis. Le groupe interpartis souhaite maintenant la mise en place d’une étude de faisabilité permettant de donner un contenu plus concret à ce projet et veut coordonner ses efforts avec ceux du canton de Bâle-Ville et de villes comme Zürich, Berne ou Winterthur qui ont aussi fait état d’un intérêt pour un nouveau modèle de régulation pour le cannabis.
La proposition genevoise, comme celle d’Utrecht aux Pays-Bas ou le modèle uruguayen, se distingue des expériences des CSC espagnols et belges en ce qu’elle est top-down plutôt que bottom-up. C’est-à-dire que ce ne sont pas les consommateurs de cannabis qui font la promotion du modèle, mais des décideurs qui y voient une possibilité de réguler la production et la vente de cannabis en échappant à la création d’un véritable marché comme pour l’alcool et le tabac. En Suisse comme aux Pays-Bas, ce sont les décideurs locaux qui souhaitent mettre en œuvre ce modèle alors que les autorités nationales s’y opposent ou restent encore à l’écart du débat.