septembre 2006
Frank Zobel, Sophie Arnaud et Françoise Dubois-Arber, Institut universitaire de médecine sociale et préventive, IUMSP, Lausanne
Le renouvellement du programme fédéral en matière de drogues illégales (ProMeDro) a conduit à différentes réflexions concernant l’opportunité de développer une politique globale en matière de dépendances, c’est-à-dire portant sur la consommation de substances légales et illégales ainsi que sur d’autres comportements addictifs. Le rapport de M. Spinatsch 1 a en particulier mis l’emphase sur la nécessité de considérer les problématiques liées aux dépendances dans leur ensemble, et ce afin d’améliorer la cohérence des messages de prévention et d’estimer la charge de problèmes sociaux et sanitaires liée à chaque substance ou comportement pour pouvoir réaliser une meilleure répartition des ressources à disposition. Le rapport de la CFLD 2, de son côté, insiste sur l’emploi de concepts transversaux aux problèmes de dépendance (niveaux de consommation, domaines d’intervention) pour assurer la cohérence et l’efficacité de la politique suisse dans ce domaine.
La convergence des opinions en faveur d’une politique globale des dépendances semble donc relativement importante. Reste toutefois à se demander comment réaliser concrètement un rapprochement des politiques consacrées aux drogues illégales, au tabac, à l’alcool, au jeu et à d’autres comportements pouvant engendrer la dépendance. L’étude présentée ici a été mandatée par l’OFSP et réalisée en 2003-2004 3. Son objectif était d’investiguer l’évolution des politiques en matière de dépendances au niveau international et d’identifier des processus de progression d’approches sectorielles (drogues illégales, alcool, etc.) vers une approche globale (dépendances/addictions).
La situation de dix-neuf pays 4 a été examinée à travers une analyse de documents. Pour chaque État, le programme, la stratégie et/ou le plan d’action portant sur la drogue (drug) et/ou les dépendances (addiction) a été examiné sous l’angle de l’objet ciblé (substances et/ou comportements), de l’organisation/coordination mise en place, des concepts utilisés et des mesures planifiées. Ensuite, une analyse transversale, c’est-à-dire au travers des différents pays, a été réalisée pour identifier des contenus et des processus communs de passage d’une approche sectorielle à une approche globale des dépendances.
A) Au niveau stratégique
Les pays examinés disposent tous d’une planification dans le domaine des drogues et/ou des dépendances qui prend le plus souvent la forme d’une stratégie nationale complétée par un plan d’action. Tous ces pays ont cependant aussi en parallèle une stratégie particulière pour l’alcool et/ou pour le tabac. L’intégration des stratégies sectorielles est donc généralement très limitée. Aucun cas d’intégration complète, c’est-à-dire de développement d’une base conceptuelle, d’une stratégie et d’un programme unique en matière de dépendances n’a pu être observé. Différents modèles de liaison et d’intégration progressive sont néanmoins apparus:
Une extension opérationnelle du domaine de la prévention dans les stratégies ciblant les drogues illégales, par le développement de mesures ciblant aussi les problèmes liés à l’alcool, au tabac et à d’autres substances ou comportements (UE, Autriche, Danemark, Finlande, Grèce, Irlande, Italie, Pays-Bas, Portugal, Royaume-Uni, Suède, États-Unis).
Une extension de l’objet de la stratégie en matière de drogues illégales qui porte alors de plus en plus sur l’abus de substances et les dépendances en général. Cette transformation n’implique toutefois pas une intégration des différentes stratégies ciblant l’alcool, le tabac ainsi que d’autres substances ou comportements engendrant la dépendance. C’est la stratégie drogues illégales qui tend à empiéter sur les autres secteurs (Allemagne, France, Espagne, Belgique).
Une intégration des concepts et stratégies ciblant les drogues illégales et l’alcool, ainsi que d’autres substances ou comportements engendrant la dépendance, à l’exception du tabac. Ce dernier garde une stratégie particulière se justifiant par l’importance du problème de santé publique. Ce modèle constitue une première tentative concrète d’intégration, au niveau conceptuel et organisationnel, de différents éléments des politiques en matière de dépendance (Norvège, Canada).
Le développement d’un cadre conceptuel et stratégique commun, pour l’ensemble des stratégies sectorielles. Ces dernières, qui existent toujours les unes à côté des autres, ont donc un ensemble de références et d’objectifs communs qui sont spécifiés pour l’ensemble du secteur des dépendances (Australie).
Ces quatre modèles font apparaître un continuum de la liaison et de l’intégration des stratégies sectorielles par substances ou comportements: la liaison se réalise tout d’abord au niveau de l’élargissement des projets de prévention qui ciblent de multiples substances et comportements. Le pas suivant concerne un élargissement des bases conceptuelles et des actions dans d’autres domaines, comme les traitements ou la réduction des risques, où la prise en charge des polydépendances est fréquente. L’étape suivante concerne les concepts et stratégies qui doivent guider l’action publique en matière de lutte contre l’abus de substances et les dépendances. Il s’agit alors de développer un cadre de référence commun pour quelques programmes, particulièrement ceux ciblant les drogues illégales et l’alcool. Le tabac peut être traité à part notamment parce qu’il fait l’objet de mesures législatives particulières. Finalement, la définition de concepts et de stratégies intégrées pour l’ensemble du champ des dépendances constitue la dernière étape du continuum. Il s’agit cette fois de préciser une approche globale que les pouvoirs publics, et donc aussi la santé publique, ont vis-à-vis de toutes les substances et comportements pouvant engendrer la dépendance, et ce indépendamment de leur statut légal.
Il faut aussi noter qu’il n’y pas d’approche claire concernant la liaison et l’intégration des différents éléments de l’intervention publique en matière de dépendances. Ainsi, dans chacun des pays, les concepts, les objectifs, les moyens et les mesures sont particuliers et il n’existe pas une approche unifiée, comme une définition commune des problèmes, des populations ou des niveaux d’usage qui guident les différentes stratégies et programmes ciblant les dépendances.
B) Au niveau des mesures
Tous les pays sélectionnés pour cette étude indiquent, dans leur planification, une volonté de lier ou d’intégrer plus avant certaines mesures qui concernent la lutte contre les problèmes liés à l’abus de substances et à la dépendance. L’origine de cette volonté est le plus souvent liée à l’observation de l’évolution de la consommation et de la polyconsommation de substances dans la société et, plus particulièrement, chez les jeunes.
L’inventaire des mesures contenues dans les planifications nationales en matière de drogue et/ou de dépendance fait apparaître que c’est dans le domaine de la prévention/promotion de la santé que la liaison ou l’intégration de mesures ciblant l’abus de substances et les dépendances au sens large est la plus fréquente. Dans les autres domaines examinés (traitements, réduction des risques, application de la loi), cette dynamique est beaucoup plus rare et le seul fait de pays ayant développé un programme qui cible non seulement les drogues illégales mais aussi différentes autres substances/comportements pouvant engendrer la dépendance. Au plan des substances, les liaisons et intégrations de mesures ciblant les drogues illégales et l’alcool sont les plus fréquentes (services hospitaliers, centres spécialisés). Cette observation renvoie sans doute à une grande proximité de contenu, hormis au niveau du statut légal, des mesures qui ciblent ces deux familles de substances. Finalement, en matière d’application de la loi, quelques mesures ciblant les marchés légaux et illégaux de substances, ainsi que la conduite de véhicule en état d’ébriété, sont mentionnées par le pays ayant adopté une planification ciblant la dépendance.
Deux limites importantes sont liées à cette étude. La première est que ce sont les programmes drogue et dépendances qui ont été examinés en priorité et que les programmes alcool, tabac ou autres ne l’ont été que de manière plus superficielle. Toutefois, nos observations tendent à confirmer l’hypothèse que l’élargissement de l’approche se fait le plus souvent, comme en Suisse, à partir des drogues illégales plutôt que des drogues légales ou des problématiques comme le jeu ou l’alimentation excessive. La seconde limite concerne le fait que cette étude est basée sur des écrits et non sur des réalités. Les données utilisées reflètent donc avant tout des intentions et non des faits vérifiés.
L’étude des planifications nationales en matière de drogue et/ou de dépendances fait apparaître que le modèle dominant reste celui d’une multiplicité de stratégies sectorielles parallèles. Néanmoins, tous les pays mentionnent une volonté de changement pour mieux articuler le contenu de ces différentes approches sectorielles. Cette volonté est justifiée par différentes observations: l’évolution de la consommation chez les jeunes; la fréquence des polydépendances; les problèmes de cohérence (notamment alcool versus cannabis); la multiplication des substances; les problèmes connexes (alimentation, jeu); le coût et l’efficience. Mais il existe peu d’expériences de changement et aucun cas d’intégration complète n’a pu être observée. En revanche, différents modèles de liaison et d’intégration progressive apparaissent: une intégration limitée à la prévention et à la promotion de la santé, une politique drogues illégales «expansionniste», une stratégie unique excepté pour le tabac et une (macro-)stratégie générale en matière de dépendance.
Ces observations renvoient à deux constats. Le premier est que l’intégration des approches sectorielles en une approche globale ne se décrète sans doute pas et qu’elle doit faire l’objet d’une réflexion approfondie qui ne se limite pas à énoncer deux ou trois vérités sur les similarités des problèmes de dépendances. Le second est qu’un cadre conceptuel et stratégique général en matière de dépendance doit encore être inventé. Le travail de la CFLD constitue sans doute une bonne base pour un tel cadre.