septembre 2006
François van der Linde, président de la Commission fédérale pour les questions liées aux drogues, CFLD, Berne
Le 14 juin 2004, le Conseil national a décidé de ne pas entrer en matière sur la révision de la loi sur les stupéfiants. La raison principale tenait aux changements prévus concernant le cannabis: la consommation de produits du cannabis, de même que la culture et la possession de cannabis pour un usage personnel auraient en effet été dépénalisées. Cette décision du Conseil national a créé la surprise dans la mesure où le Conseil des Etats avait approuvé la révision en décembre 2001 déjà et souligné une nouvelle fois la nécessité de cette révision en mars 2004.
Dans un premier temps, on a expliqué la décision du Conseil national par la proximité des élections à venir. De nombreux politiciens – appartenant essentiellement au camp bourgeois – voulaient à l’évidence éviter de se brûler les doigts. De plus, on a l’impression que la relative ouverture de la population vis-à-vis des questions liées aux drogues constatée à la fin des années 1990 n’existe plus, même si l’on manque malheureusement de données à ce propos. Cette ouverture était-elle conditionnée à l’époque par le poids des souffrances rendues visibles par les scènes ouvertes de la drogue apparues essentiellement dans les villes alémaniques? En tout cas, les souvenirs de ce temps-là se sont maintenant effacés.
Les informations portant sur la teneur de plus en plus élevée des produits du cannabis en substance active ont-elles suscité de nouvelles craintes? Nous n’en savons rien. Quoi qu’il en soit, le débat sur les drogues est redevenu plus émotionnel, ce qui fait obstacle à des solutions rationnelles. Cette évolution n’est objectivement pas justifiée. Il est vrai que les problèmes d’héroïne ont diminué un peu, mais ce n’est pas le cas des autres drogues, dont la consommation a simplement pris d’autres formes. La consommation de cocaïne est très répandue et notamment dans des milieux très éloignés des scènes de la drogue traditionnelles. Les drogues dites récréatives, dont on connaît encore très mal la dangerosité potentielle, circulent partout. Très souvent, la consommation de drogues ne s’accompagne pas véritablement du sentiment de faire quelque chose d’illégal. La politique actuelle de la Suisse en matière de drogue n’est pas en mesure de faire face à cette situation.
Les spécialistes qui s’occupent des divers aspects de la consommation de substances psychoactives sont largement d’accord entre eux pour considérer que la paralysie actuelle de la politique suisse de la drogue ne devrait pas persister trop longtemps. Ils bénéficient aussi du soutien de nombreuses personnalités politiques, qui ne constituent cependant pas encore une majorité. Une projection vers l’avenir ne permet pas de se faire une idée précise de l’évolution future de la consommation de drogues. On peut néanmoins partir de l’hypothèse assez probable que la consommation de substances psychoactives et la recherche des modifications de la conscience continueront à faire partie de la réalité sociale dans l’avenir. Dans le passé déjà, la manière dont elles se manifestent a changé constamment et des substances et des habitudes de consommation nouvelles vont encore faire leur apparition dans le futur. Avec ce que l’on nomme les « cognitive enhancers », de nouvelles substances psychoactives s’adressant à d’autres catégories de la population seront en outre disponibles et rendront la distinction entre consommation légale et illégale de plus en plus inappropriée. Dans une telle situation, il semble pertinent de prendre un peu de hauteur par rapport à la consommation de cannabis et de chercher à savoir comment il conviendra de gérer à l’avenir la consommation de toutes les substances psychoactives dans notre société, y compris celles de l’alcool, du tabac et des médicaments psychoactifs.
La Commission fédérale pour les questions liées aux drogues (CFLD), au titre d’organe consultatif pour le Conseil fédéral 1, a déposé un rapport dans lequel sont formulés les principes devant régir une future politique des dépendances 2. Ce rapport ne propose pas de solutions applicables à court terme, mais une perspective à moyen et à long terme. L’idée de base est que, compte tenu du pluralisme culturel de la Suisse et de sa « société à options multiples » 3, il n’est plus possible de parvenir à un consensus social concernant la « bonne » manière de gérer les substances psychoactives. Il n’existe donc aucune alternative à une politique des dépendances qui s’efforce de trouver des solutions pragmatiques en faisant abstraction de tout jugement moral. Le seul objectif est alors de trouver des manières de gérer les substances psychoactives qui, en prenant acte des raisons qui incitent aux diverses formes de consommation, visent à en réduire les effets négatifs tant pour l’individu que pour la société.
Le rapport de la CFLD contient une série de recommandations. Elles ont pour pivot central l’établissement de lignes directrices d’une politique des dépendances sur lesquelles s’appuierait la législation future et un nouveau modèle régissant l’organisation et l’évaluation continue de cette politique.
Les lignes directrices devraient reposer sur les résultats de la recherche scientifique, les principes de protection de la santé, les réalités sociales en Suisse et la nécessaire cohérence des mesures étatiques. La CFLD recommande notamment d’abandonner une politique axée exclusivement sur les drogues illégales. L’objectif doit être de définir une politique réaliste, cohérente, efficace et crédible portant sur l’ensemble des substances psychoactives. Sa réalisation nécessiterait la mise en place d’un marché réglementé, dans le cadre duquel l’Etat disposerait d’un large éventail de dispositions permettant de le réguler. Ces dispositions peuvent inclure des taxes d’incitation et s’étendent de l’interdiction de vente à la vente libre.
Le nouveau modèle s’appuie sur le modèle des quatre piliers qui a fait ses preuves (prévention, traitement, réduction des risques et répression) pour s’enrichir de deux dimensions supplémentaires: le type de substance consommée et le mode de consommation. A la place des quatre piliers, on obtient ainsi un modèle tridimensionnel (voir figure ci-dessus). En ce qui concerne le type de substance consommée, les substances psychoactives telles que l’alcool, le tabac et les médicaments psychotropes viennent s’ajouter aux drogues illégales; s’agissant des modes de consommation, on en décrit globalement trois: la consommation peu problématique, la consommation problématique et la dépendance. Ce nouveau modèle permet de considérer et d’apprécier chacun des éléments partiels qui le constituent. Par exemple: dans le pilier « thérapie », on peut vérifier si, pour le groupe de substances « cannabis », des mesures portant sur le mode de consommation « consommation problématique » existent déjà ou doivent être planifiées.
Les quatre piliers, qui sont conservés, sont conçus de manière plus large que jusqu’à présent. Dans le nouveau modèle, ils sont décrits comme suit (voir figure):
La réorientation demandée de la politique peut à première vue paraître irréaliste. Dans le secteur des drogues aujourd’hui illégales, un modèle prévoyant un système réglementé contrevient aux conventions internationales en vigueur. Par ailleurs, les nombreux intérêts économiques liés aux substances légales font qu’il semble encore impensable d’arriver à un point de vue commun sur l’alcool et le cannabis par exemple. Il serait par conséquent contreproductif de faire appliquer les recommandations par la force; pour modifier la politique de la drogue, la société doit y être prête, ce qui risque de prendre beaucoup de temps. Les changements qui ont lieu en maints endroits, y compris en Suisse depuis peu, dans le domaine des produits du tabac montrent toutefois que de telles évolutions sont possibles. Dans l’immédiat, il s’agit pour la politique suisse de réaliser ce qui est possible en matière de politique de la drogue et d’élaborer, en collaboration avec d’autres pays qui envisagent eux aussi de réorienter leur politique des dépendances, des stratégies communes.