septembre 2006
Cyrill Gerber, conseiller et thérapeute, Santé Bernoise, Bienne
Le rapport «psychoaktiv.ch» propose dans l’essentiel une politique cohérente et unifiée des drogues quelles qu’elles soient. Travaillant depuis onze ans dans un service de consultation ambulatoire dédié aux drogues légales, ainsi qu’aux comportements de dépendance non liés à une substance, je ne peux que soutenir cette orientation. En effet, les comportements de dépendance ont de plus en plus tendance à se mélanger, voire à se substituer les uns aux autres. Dans le canton de Berne, les services ambulatoires sont pour l’instant encore clairement séparés entre consommateurs de drogues illégales et consommateurs de produits licites. Il n’est pas rare par exemple de rencontrer des clients qui consomment à la fois de l’alcool, des cigarettes et des joints, ou alors d’anciens consommateurs d’héroïne qui ont développé une dépendance à l’alcool. La prise en charge et la manière de travailler avec ces personnes s’est unifiée, principalement à cause de la démocratisation du cannabis ainsi que de la dépénalisation officieuse de la consommation d’héroïne et de cocaïne. Sans parler des substances chimiques comme l’ecstasy ou les amphétamines, dont les consommateurs n’ont quasi pas affaire à la justice.
Dans un autre registre, je constate que la consultation et la thérapie des personnes dépendantes s’adaptent de plus en plus aux besoins de l’individu et de ses proches, en opposition aux prises en charge du passé parfois musclées découlant d’une réaction de la société face à des phénomènes qui font peur: scènes ouvertes de la drogue, prise d’antabus sous contrainte, etc. Dans la foulée apparaissent de nouvelles méthodes de traitement qui tiennent plus compte des besoins, des capacités, des compétences et des objectifs du client, comme par exemple du programme de consommation contrôlée, et les méthodes thérapeutiques orientées sur les ressources (thérapie brève). Cette évolution me semble plus éthique que la dichotomie qui prône l’abstinence comme seul moyen, même si je reste persuadé que l’abstinence est le chemin le plus simple pour se sortir d’une dépendance, quelle qu’elle soit.
Je regrette un peu que le rapport «psychoaktiv.ch» n’ait pas également inclus les comportements de dépendance non liée à une substance, comme par exemple le jeu excessif, les troubles alimentaires, la codépendance, les achats compulsifs, entre autres. Ces comportements sont en effet très semblables et se substituent souvent à la consommation de produits. Pour illustrer cette affirmation, je vais vous parler de Ludovic, un client suffisamment fictif pour qu’il ne puisse pas être reconnu, mais suffisamment proche de personnes que j’ai rencontrées dans la pratique.
Ludovic, la trentaine, s’est annoncé chez nous dans une grande phase de crise liée à son activité de jeu sur les machines à sous. Il était passablement endetté, son amie menaçait de le quitter, son entreprise chancelait. Dans un premier temps, avec les méthodes cognitivo-comportementales, il a pu éviter toute activité de jeu et par conséquent toute perte d’argent supplémentaire. Mais il n’était pas au bout de ses difficultés: pour se remettre à flot financièrement, il s’est investi à fond dans son entreprise, accumulant les heures de travail et ne se permettant plus aucun loisir, bref, il devenait «workaholic». Dans les entretiens que j’ai eus avec lui, j’avais déjà repéré sa propension à s’investir jusqu’à l’excès dans différentes activités et comportements: sport de pointe, cannabis à l’adolescence, hobby poussé à l’extrême et nécessitant un premier désendettement, problème de surpoids suivi d’un régime drastique proche de comportements anorexiques, sans oublier une période de consommation d’alcool qui lui a coûté un poste de travail.
Vous devez penser que j’exagère… malheureusement non. Des situations aussi évidentes de passage d’un comportement de dépendance à l’autre sont peu fréquentes, mais pas uniques.
Cela fait quelques années que je demande plus systématiquement à mes clients de décrire les activités qu’ils ont pratiquées avec passion, en plus de l’anamnèse classique concernant la consommation de psychotropes, et je rencontre assez souvent des phases de vie dans l’histoire des personnes qui sont comparables à une dépendance. J’ai constaté en particulier une forte proportion de sportifs de pointe qui ont dû abandonner leur carrière pour des raisons médicales par exemple, et qui développent par la suite une dépendance. J’ai également pu observer qu’un nombre important de joueurs excessifs ont par le passé eu des phases d’alcoolisations massives ou de consommation de cannabis dès le matin, ainsi que des consommations régulières ou occasionnelles de cocaïne. A l’inverse, j’ai eu affaire dernièrement à quelques conducteurs ayant perdu leur permis pour conduite en état d’ébriété, qui m’ont informé de difficultés avec les jeux de hasard par le passé.
Ces constatations m’ont amené à adapter mes interventions surtout au niveau de la prévention des rechutes, mais également dans la recherche d’alternatives aux comportements ayant amené la personne à rechercher de l’aide.
Autre exemple pour illustrer ces changements; je vous présente Pina, fictive bien entendu. Pina est une femme approchant la quarantaine qui dans sa jeunesse a pris de l’héroïne. Suite à un programme de méthadone, elle a pu se libérer complètement des drogues et construire une famille. Aujourd’hui, elle cherche de l’aide parce que la consommation d’alcool domine sa vie. Les deux derniers amis avec qui elle a vécu un certain temps étaient eux-mêmes confrontés à de grosses difficultés de consommation.
Et, en l’entendant décrire les liens qui l’unissaient avec ces deux hommes, il m’apparaît évident que ses attitudes de codépendance n’ont pas amélioré la situation, ni pour elle, ni pour ses compagnons. Elle-même a commencé à consommer massivement de l’alcool depuis qu’elle vit seule.
Après une première phase de travail cognitivo-comportemental, qui lui a permis de se libérer de l’alcool, il était important dans une deuxième phase de trouver des moyens d’éviter une rechute et de trouver des alternatives qui lui permettent de se retrouver elle-même, de se concentrer sur ses propres besoins et surtout de se permettre de ressentir et de vivre les émotions qu’elle a refoulées une bonne partie de sa vie. Cette deuxième phase n’a plus rien à voir avec la consommation d’alcool, ni avec les autres comportements de dépendance, mais représente cependant un élément central dans la thérapie.
Il est bien évident que seuls certains clients bien motivés sont prêts à ce travail profond sur eux-mêmes. D’autres n’en sont simplement pas capables, ne sont pas encore prêts, ou alors compensent d’une autre manière, si possible moins dommageable, leur besoin de sécurité et de comportements habituels, qui servent souvent à lutter contre l’angoisse.
Ces deux exemples montrent bien que la problématique du développement d’une dépendance est rarement liée au comportement lui-même ou au produit, mais que la structure de personnalité, les compétences personnelles et sociales, les conséquences du développement dans l’enfance liées à d’éventuels traumatismes, les comorbidités influencent de manière prépondérante le développement d’une addiction, d’où l’importance du pilier «prévention». Cette prévention n’a aujourd’hui plus de sens si elle n’est pas appliquée dans un contexte de promotion de santé plus large. Pour le pilier «thérapie», il s’agit aujourd’hui de prendre en compte les risques de polytoxicomanies («de polycomportements»), au vu de l’accessibilité quasi illimitée de produits engendrant la dépendance, et par conséquent sortir de la dualité consommation-abstinence autant que de la dualité légal-illégal. Par ailleurs, les recherches balbutiantes dans le domaine neurologique montrent que le développement d’une dépendance est lié aux dysfonctionnements du système de récompense et de frustration dans le cerveau. Une étude a par exemple montré que le joueur excessif, piégé devant sa machine, se trouve dans un état très proche du cocaïnomane sans aucune prise d’un produit psychotrope quelconque. On sait également que la personne boulimique, suite à un vomissement, a un taux d’endorphines nettement augmenté.
Un autre constat, compris depuis longtemps par le milieu médical, montre qu’une personne dépendante à l’alcool diminue massivement sa consommation dès le moment où elle prend des médicaments psychotropes, ce qui permet souvent de stabiliser une situation sociale chaotique mais comporte aussi le risque d’une dépendance médicamenteuse avec nécessité d’augmenter les doses. Dans le domaine de cette drogue légale, la pratique dans ces cas-là est finalement bien proche de la stabilisation d’un héroïnomane par la méthadone ou la prescription d’héroïne. Des fumeurs invétérés ont également recours sous contrôle médical à un substitut chimique pendant un certain temps (Zyban).
En conséquence, le pilier «thérapie» doit aujourd’hui tenir compte des aspects médicaux (travail en réseau) comme le fait déjà le troisième pilier «réduction des risques».
Le pilier «répression» a déjà subi une profonde mutation et si vous demandez à un policier, il vous confirmera que ses interventions sur le terrain ne sont pas différentes entre «toxicos» et «alcoolos», s’agissant de troubles sur la voie publique. On assiste d’ailleurs au développement de nouvelles scènes ouvertes concernant des personnes dépendantes à l’alcool, qui représentent un défi pour les autorités. La ville de Bienne a mis en place une tente spécifiquement pour ces personnes. Les juges des mineurs ont aujourd’hui moins de dénonciations pour consommation de cannabis à traiter, mais plus de situations de violence, et pourtant la consommation de ce produit illégal n’a certainement pas baissé chez les mineurs. Même si le cube du rapport «psychoaktiv.ch» semble un peu compliqué de prime abord, il a le grand mérite de rendre compte de la complexité du phénomène de la dépendance. La différence légal-illégal n’a aujourd’hui plus de sens. Dans les quatre piliers, le produit joue certainement un rôle, mais les interventions de promotion de la santé, dans les services ambulatoires ou les institutions stationnaires, sur le terrain ou dans les palais de justice se sont largement égalisées.
Une autre richesse de ce cube est de montrer que la dépendance est précédée d’une consommation plus ou moins problématique. La pratique montre que l’individu peut passer du léger au pire, mais qu’un retour en arrière est possible. Il se peut également qu’un produit soit consommé de manière dépendante, pendant que d’autres produits le sont sans excès, en attendant éventuellement de prendre le relais d’une dépendance qui aura été sevrée. Les intervenants en prévention l’ont compris depuis longtemps et tiennent un discours explicatif sur les produits, non moralisant pour une consommation modérée mais informant sur les risques réels d’une consommation abusive dépendante. Ils insistent bien plus sur les facteurs de risque et les facteurs protecteurs dans leurs interventions, indépendamment du produit.
Le domaine de la thérapie, ambulatoire du moins, répond également à la nécessité pour le client de trouver un moyen de répondre à ses angoisses, à son besoin de lutter contre le stress ou la douleur en appliquant des méthodes novatrices comme la consommation contrôlée par exemple, qui se donne pour objectif de passer d’une consommation problématique à une consommation peu problématique, donc de «reculer d’un cran». Les institutions stationnaires ont également évolué dans le sens d’une ouverture aux substitutions (méthadone, médicaments) qui permettent une prise de produits psychotropes moins problématique.
Le domaine de la réduction des risques a probablement le mieux intégré les trois niveaux de consommation en permettant aux personnes clairement dépendantes dans le sens médical du terme de se réintégrer dans la société, d’améliorer les conditions d’hygiène et de vie et par conséquent de réduire massivement les conséquences néfastes de l’addiction.
Le domaine de la répression est peut-être le domaine où les stades de la dépendance ont le moins d’influence. En effet, vu l’abandon de la dénonciation systématique pour consommation, la justice ne s’occupe que peu de l’état de la personne, déléguant par exemple cet aspect aux experts. Elle s’est dotée depuis longtemps de la possibilité de réprimer en obligeant à un traitement les personnes dépendantes, donc de les pousser vers le deuxième pilier. Son rôle essentiel aujourd’hui est de s’occuper des corollaires de la consommation (violence, troubles de l’ordre public, trafic) sans tenir compte du degré de dépendance de l’individu.
En conclusion, j’ai tenté de donner mon regard de praticien rencontrant quotidiennement des individus dans la souffrance sur la nouvelle politique des substances psychoactives. Ces individus, membres à part entière de notre société, ont un droit à une prise en charge cohérente et éthiquement équivalente, qu’ils soient toxicomanes ou alcooliques. La réalité du terrain s’est déjà bien adaptée, et le modèle du cube clarifie à mon avis la complexité et la palette des interventions nécessaires pour aborder la question des drogues.