septembre 2006
Baptiste Cohen, psychologue, directeur de Drogues Info ServiceAlain Morel, psychiatre, Secrétaire Général de la Fédération française d'addictologiePhilippe Batel, médecin alcoologue, chef du service d'alcoologie à l'hôpital Beaujon
Corine Kibora: Le rapport psychoaktiv.ch propose dans sa 10e recommandation de regrouper les commissions drogues, alcool, tabac en une seule commission faîtière, et en ce sens rejoint la politique de la MILDT qui depuis 1999 propose une approche globale de l’ensemble des consommations à risque de dépendance. Qu’est-ce qui a favorisé cette évolution?
Alain Morel: A la lecture de ce rapport, j’ai été frappé par sa cohérence avec ce qui a été entamé en France, dans l’analyse des raisons de la nécessité d’aborder l’ensemble des conduites de consommation quel que soit le type de substance, et notamment avec l’analyse de la société telle qu’elle évolue en profondeur. A mon avis, ce n’est pas seulement un rapprochement de dispositifs ou de professionnels ni seulement les conséquences de découvertes neurobiologiques qui nous amènent à réfléchir ensemble. C’est aussi parce que dans la société il y a des mouvements qui poussent fortement l’individu à devoir se débrouiller avec un certain nombre de techniques pharmacologiques et à trouver les moyens d’en réguler la bonne utilisation. La psychopharmacologie, depuis 50 ans, ne cesse d’en introduire de nouvelles. Le problème n’est plus tellement l’alcool, l’opium, etc, ce sont plutôt des milliers de molécules qui se renouvellent sans cesse, qui sont toujours plus puissantes, qui sont utiles pour une part mais qui comportent aussi certains risques. Ce double mouvement est très bien analysé dans le texte: un mouvement sociétal fort qui donne à l’individu une place et une responsabilité sur lui-même croissante, et le développement d’outils pharmacologiques à côté, quel que soit leur statut légal d’ailleurs, qui sont disponibles pour toute une série d’améliorations du quotidien. Avec les questions qui se posent à chacun: jusqu’où, combien de fois, est-ce que j’en prends, est-ce que j’arrête, combien de temps?, etc. Ce sont des questions auxquelles on était beaucoup moins confrontés il y a quelques décennies. Ensuite, il y a aussi des dimensions très évidentes pour tous les praticiens: des usagers qui n’utilisent qu’une substance et tout le temps, c’est non seulement pas la règle mais plutôt l’exception, ça n’existe plus. Les barrières légales ne jouent plus un grand rôle, même s’il existe encore des dimensions identificatoires rattachées à telle pratique plutôt qu’à telle autre (quelqu’un qui reste adepte de l’alcool a une certaine identité que n’a pas celui qui va se shooter ou fumer du crack dans la rue par exemple). Mais ce sont des frontières extrêmement ténues et très mouvantes qui ne définissent plus des catégories aussi fermées que ce qu’on a cru auparavant.
Philippe Batel: Une raison c’est le sens de l’histoire, pratique et pragmatique. La scission, en particulier des dispositifs de soins, n’a aucun sens. Sur le plan clinique d’abord, Alain Morel l’a dit, car les patients sont des polydépendants, et parce qu’une approche ciblée sur les produits est une double erreur: d’abord en raison du clivage entre produits licites versus produits illicites qui a mené à surévaluer le risque des produits illicites avec un raisonnement théorique qui s’est avéré faux (si le produit est illicite, c’est qu’il est dangereux et ceux qui sont licites ne le sont pas), et ensuite parce que si on aide un alcoolodépendant à arrêter de boire et qu’on ne s’occupe pas de sa consommation de tabac, il mourra de son tabagisme et pas de son alcoolodépendance. C’est une évidence qui s’impose à nous. De manière plus pratique encore, il n’y a pas de pays au monde qui soit capable de mettre en place des réseaux de soins spécifiques non seulement aux produits mais aux types de comportements: il y a une nécessité de concentration des moyens pas simplement économique mais pour augmenter leur performance: quand on va utiliser des techniques particulières, (par exemple cognitivo-comportementale), on peut les utiliser pour la cocaïne, l’alcool, le tabac, l’héroïne, dans certaines pratiques addictives sans produits et il est assez rare et difficile que des petites structures aient les moyens d’engager une psychologue très pointue sur ce sujet. Il est beaucoup plus normal qu’il y ait une concentration des moyens et que les structures aient différentes approches.
CK: Est-ce que la concentration des moyens ne risque pas pour l’Etat d’être un prétexte pour diminuer les ressources pour les dispositifs en place?
AM: Oui, c’est ce qu’on a pu craindre initialement en France mais ça ne s’est pas vraiment vérifié. Le problème c’est plutôt qu’il y a nécessité de rééquilibrer, en ce sens que l’histoire, aussi pour des raisons politiques, a mis en exergue tel ou tel phénomène de consommation plutôt qu’un autre. Cela a été le cas, à une période, pour les consommations de substances illicites qui ont suscité une grande effervescence dans la population et dans les médias, et les politiques ont répondu en développant des structures spécialisées, mais en laissant en grande partie à l’abandon des questions comme celle de l’alcool ou encore plus celle du tabac. Il existe donc des nécessités de rééquilibrage des politiques en fonction des données épidémiologiques et des besoins: il y a évidemment beaucoup plus de problèmes d’alcool dans notre société que de problèmes liés à l’héroïne par exemple. Cela étant, c’est aussi une synergie qui se dégage à plusieurs niveaux: les intervenants qui ont travaillé depuis toujours avec des personnes qui consomment des substances légales ont accumulé une expérience que n’ont pas ceux qui ont travaillé avec les substances illégales et inversement. Le fait de pouvoir partager ces savoirs, de rentrer en contact avec des populations très différentes à une période donnée permet des échanges extrêmement utiles. À présent, les dispositifs devraient pouvoir s’ouvrir à des patients nécessitant telle ou telle prise en charge à un moment donné de leur trajectoire, sans que les filières de soins soient basées seulement sur le type de produit consommé. Ce qui n’est pas encore le cas en France: les structures de soins restent, parfois totalement, parfois partiellement, fermées à des publics qui sont réputés ne pas correspondre au projet initial de l’institution pour des raisons qui sont, de mon point de vue, totalement dépassées aujourd’hui.
Baptiste Cohen: Effectivement, l’élargissement «addictologique» des politiques publiques, depuis 1999, a fait considérablement évoluer tout un ensemble de réflexions, de partenariats et d’actions. Et il a fait sortir la communauté de spécialistes et la société de l’aveuglement consistant à ne voir aucun lien entre des comportements pourtant si proches. Cependant, l’approche globale du «risque d’addiction» ne doit pas sous-estimer les risques spécifiques aux différentes consommations. Car si le produit n’est pas le seul déterminant des dangers, ses effets et son génie biologique propre peuvent être très spécifiques. De plus, il y a une sociologie des comportements de consommation qui détermine, pour une part, leur environnement. Or, cet environnement peut être très différent selon les produits. C’est pour cette raison, par exemple, qu’il reste pertinent de s’intéresser particulièrement aux consommations de cannabis, même si elles sont indissociables de celles de tabac et d’alcool. A cela il faut ajouter que l’addictologie comporte aussi un risque de surmédicalisation de la réponse sociétale à la question des drogues, licites ou non. La dépendance n’est pas le seul risque; il y aussi des risques comportementaux, cognitifs, relationnels, sans parler des facteurs de risque que constituent un certain nombre de problèmes sociaux. Sur ce point, par exemple, les psychologues, notamment de l’adolescence, ne veulent pas réduire la problématique des drogues, du plaisir, des risques, de l’ennui, des conflits intra-familiaux, etc. à une science des dépendances.
CK: Je pense aux avancées dans le domaine de la neurobiologie, la recherche d’un vaccin contre la cocaïne. Il y a effectivement le danger d’une médicalisation à outrance.
AM: C’est l’enjeu futur dont on ne doit pas avoir peur. C’est une nécessité car la recherche médicale, en particulier en neurobiologie, est en train d’apporter toute une série d’éléments nouveaux et importants sur lesquels des pratiques vont se développer, notamment pharmacologiques, qu’on le veuille ou non. L’important c’est de savoir comment cela va s’inscrire dans quelque chose de plus large, parce que depuis quelques décennies, de par le monde, les personnes sérieuses qui travaillent dans ce champ savent que c’est un problème qui s’articule en trois dimensions: un sujet, le produit, l’environnement. C’est un modèle médico-psycho-social qu’il ne faudrait pas perdre. Cela dit, la puissance de la science dans notre société est telle qu’il faut s’attendre à ce que ce soit difficile de réinjecter ces connaissances dans un modèle intégratif et global qui permette aux dimensions sociales ou psychosociales des problèmes d’addiction, qui sont essentielles, de ne pas être minimisées et de continuer à servir d’appui à un certain nombre de pratiques.
PB: La question du progrès scientisé ne peut pas être complètement opposé à la prise en charge plus globale, car elle permet parfois cette prise en charge: par exemple, les traitements de substitution représentent un progrès important parce qu’on a permis à des équipes d’avoir des moyens de faire un autre travail ô combien plus important que de bloquer des récepteurs.
BC: L’addictologie s’intéresse aux dépendances, mais elle s’intéresse aussi au plaisir, aux dangers, à la vie sociale et à son organisation et à ses évolutions. Elle représente donc un point de vue indispensable sur l’ensemble des consommations de produits psychoactifs. Mais l’addictologie n’est pas uniquement le soin aux personnes toxicodépendantes. Elle a aussi pour objet la prévention, l’entrée en consommation, les consommations adolescentes. Dans ces situations, il y a beaucoup d’autres éléments de fragilité que ceux générés par les produits addictifs. Si l’addictologie devient une nouvelle spécialité médicale, on devra adresser les jeunes fumeurs chez ces nouveaux spécialistes, les addictologues, pour leur consommation de cannabis, alors qu’ils ont surtout besoin d’un bon généraliste qui prenne en compte aussi bien leur environnement familial, leur vie sentimentale, relationnelle et amoureuse, leur intégration scolaire, leurs passions comme leurs ennuis, leurs projets comme leurs manques de projets.
CK: Qu’est-ce que ça a changé au niveau des représentations de dire «l’alcool est une drogue»?
PB: Difficile de faire un constat global. Il y a des résistances, même au plus haut niveau, on a quand même eu un ministre de la santé il y a à peine trois ans qui a dit dans sa première apparition publique qu’on avait vraiment exagéré en disant que l’alcool est une drogue. Il suffit d’ouvrir un dictionnaire pour voir la définition d’une drogue: c’est un produit psychoactif dont on peut devenir dépendant. Si l’alcool n’est pas une drogue, il faut que je change de définition ou de métier. La question c’est est-ce une drogue dont tout le monde devient dépendant? Evidemment non, c’est toute la subtilité mais aussi la difficulté du métier d’alcoologue. Je crois que ça a permis de mettre de l’air dans les représentations qu’on avait de l’alcool. Et, finalement, le concept de maladie addictive a permis aux alcoolodépendants de se représenter autre chose. Cela imposait aux alcoologues de s’intéresser à autre chose que seulement la consommation d’alcool qui ne résume pas le devenir du patient ni le traitement qu’on peut lui proposer. Ensuite, ça a permis un rééquilibrage aussi dans un premier temps du budget ou des moyens attribués à l’alcoologie. Je trouve qu’on y a énormément gagné.
AM: Ne penses-tu pas aussi que ça a participé à une débanalisation de l’alcool, ce qui était quand même l’enjeu le plus compliqué pour les alcoologues dans les années 60-70. Il faut se rappeler que pour pouvoir parler du risque alcool on a dû, à l’époque, créer des centres d’hygiène alimentaire! On ne pouvait pas parler d’alcool que sous couvert d’alimentation pour faire de la prévention. Depuis, on a avancé et l’addictologie y contribue largement, y compris en sens inverse: on s’aperçoit que la notion d’interdit n’est pas forcément centrale dans un comportement de consommation, que ce n’est pas là-dessus que la prise de risque d’un adolescent va pouvoir être comprise par exemple, alors qu’on a beaucoup dit dans la conception clinique du toxicomane des années 70-80 que c’était la notion de transgression et d’ordalie qui était fondatrice. S’apercevoir qu’avec l’alcool, qui est légal, il se passe des choses assez similaires malgré tout et qui n’ont pas forcément de rapport avec la transgression de la loi sociale mais plus avec des questions vis-à-vis de soi-même, de mise en danger de soi mais aussi de recherche d’autres façons de voir le monde, tout ça a contribué sur le plan clinique à ce qu’on approfondisse sur des voies un peu plus fécondes, et que l’on sorte d’un certain nombre d’impasses.
CK: Je pense que ça explique aussi certaines résistances, car ce concept de transgression de l’interdit a fondé plusieurs approches thérapeutiques dans le domaine de la toxicomanie et il faut un certain temps pour dépasser cette conception.
PB: Oui, c’est très intéressant, car en alcoologie, nous avons pu bénéficier du travail qui avait été fait notamment par le concept de réduction des risques avec les drogues illicites. Jamais on n’aurait pu le faire si on n’était pas rentré par le truchement de l’addictologie.
BC: C’est aussi grâce à l’alcoologie qu’on parle aujourd’hui de «gestion» de consommation en matière de cannabis, notamment en distinguant les consommations selon leur proximité avec le risque. Par exemple, traiter du risque spécifique de la consommation de celui qui conduit sous-entend une échelle de risque où celui qui ne conduit pas ne se situe pas au même niveau de risque. Avec l’alcool, il est largement admis qu’il faut (et que l’on peut) distinguer une consommation modérée d’une consommation excessive. Cette approche vient aujourd’hui appuyer une nouvelle pédagogie de la prévention des risques liés à l’usage de cannabis.
AM: Lors de nos premières discussions avec des alcoologues, à la fin des années 90, on s’était aperçu qu’il y avait deux grands points de différenciation entre nous. D’abord, c’était la notion d’abstinence: elle était très centrale pour les alcoologues alors que nous étions de moins en moins accaparés par cette notion-là dans le champ des toxicomanies. Ensuite, il y avait la notion de groupe, et notamment de groupe d’entraide, très présente en alcoologie mais qui nous était totalement inconnue. Même s’il y a quelques groupes d’usagers et d’autosupport, ils n’ont ni la puissance ni la même fonction que ces grands mouvements d’entraide que connaît l’alcoologie. Ce sont des choses comme ça qui ont été perçues comme des différenciations.
Il faut rappeler que l’alcoologie et l’intervention en toxicomanie se sont créées en France sur des ruptures différentes 1. Il y avait de la stigmatisation des usagers dans les deux cas, mais de façon différente. Dans le sens où celui qui devient alcoolodépendant est perçu comme responsable d’un mauvais usage car l’alcool est un bien de consommation ordinaire, tandis que les «drogues» sont d’emblée mauvaises et les usagers en étaient quelque part victimes. Il a fallu, pour ce qui est de l’alcoologie, débanaliser, en tout cas faire de l’alcool un objet qui n’est pas anodin, qui n’est pas sans poser de problèmes dans ses conséquences au quotidien. C’est exactement l’inverse qui a dû être fait par rapport aux drogues illicites qui étaient un objet de diabolisation culturelle et qu’on s’est efforcé sinon de «banaliser», en tout cas de faire en sorte qu’elles ne soient pas vécues comme des substances totalement hors du monde et totalement différentes des autres. Maintenant, il semble qu’on ait pu se rencontrer dans ce mouvement inverse des institutions et des professionnels, et qu’effectivement de cette rencontre naissent pas mal de choses nouvelles : c’est pas seulement l’addition de nos différences, c’est vraiment quelque chose de nouveau. Par exemple, une grande évolution qui émerge à mon avis, c’est l’éclatement de la notion de dépendance: la clinique de la dépendance est de moins en moins un monolithe, il y a des dépendances et, sur le plan thérapeutique, sans doute devrons-nous inventer des réponses différentes selon le type de dépendance. Nous ne sommes vraisemblablement qu’au pas de porte de quelque chose qui va transformer fondamentalement nos manières de voir.
CK: Oui, certainement, je repense au cube, il y a des cases auxquelles on n’a jamais réfléchi: consommation peu problématique de tabac, ou d’héroïne, etc.
AM: Ce sont des choses qui sont difficiles à penser parce que pas politiquement correctes.
CK: Politiquement peu correctes, mais aussi législativement! Il est difficile de parler de consommation non problématique d’héroïne alors que c’est un produit interdit pour sa dangerosité!
AM: C’est pourquoi il faut également une nouvelle réflexion sur les législations, ce que fait d’ailleurs psychoaktiv, pour pouvoir réfléchir sur un socle commun de principes du droit sur lequel puissent être adaptées ensuite des réglementations en partie propres à chaque substance. Alors que la démarche suivie jusqu’ici a été de construire d’abord une législation prohibitrice vis-à-vis des substances réputées les plus dangereuses («les drogues»), puis de tenter ensuite de rééquilibrer au fur et à mesure de l’évolution de l’opinion publique sur les dangers des drogues d’un côté et des substances licites d’autre part. Le résultat c’est une grande incohérence. Je suis convaincu qu’on va être amené à remettre à plat la législation avec des principes communs pour l’ensemble des substances afin de donner une cohérence. Ce mot revient beaucoup dans ce rapport et il est effectivement essentiel. On a besoin de l’addictologie pour reconstruire une conceptualisation, un mode d’intervention qui soit cohérent avec les réalités d’aujourd’hui.
BC: Evidemment, il faut avoir une approche complètement modernisée. Parce qu’on voit très bien qu’il y a des dépendances qui s’inscrivent dans la vie des jeunes bien plus tôt que les consommations de produits psychoactifs et que ces dépendances peuvent être extrêmement dangereuses pour leur liberté. On parle facilement aujourd’hui de la dépendance à Internet alors que ça fait des dizaines d’années qu’on observe le phénomène de la dépendance à la télévision, dont on ne parle quasiment plus. Au bout de 3 à 4 heures par jour, la télé peut capter l’attention d’un gamin et le conduire absolument n’importe où. Moi je dis oui à l’addictologie, à condition qu’elle reste «écologique», c’est-à-dire centrée sur les rapports que l’individu entretient avec son environnement. Car quel que soit son environnement, l’individu a toujours un risque d’être sous l’emprise de quelque chose ou de quelqu’un; et c’est ce combat contre l’emprise qui est au centre de nos préoccupations, avant de savoir si c’est le génie biologique des produits qui est le premier risque de l’emprise.
AM: Tu as raison, mais c’est précisément l’enjeu. Pour écrire la définition d’addictologie qu’on a travaillée notamment pour le dictionnaire des drogues et des toxicomanies 2, je me suis basé sur la définition de l’alcoologie telle qu’elle a été formulée par Pierre Fouquet, qui disait justement que ce n’est pas une spécialité médicale ni un simple regard médical sur la consommation d’alcool mais un champ d’investigation multidisciplinaire sur des comportements de consommation. On peut l’étendre à l’ensemble des stimulations des sources de plaisir qu’on peut avoir dans la vie et qui peuvent devenir à un moment ou à un autre des comportements autoaliénants.
L’approche qui introduit la notion de plaisir, qui est un moteur commun de nos existences et de ces comportements qualifiés d’addictions, peut précisément éviter le pire que tu viens de décrire. C’est là la vraie bataille: que l’addictologie ne soit pas à un moment donné avalée subrepticement par la médecine pour en faire une spécialité médicale.
BC: Mais à la condition qu’on aborde également la question de la capacité de résistance des personnes, de ce qui construit la personne dans sa dignité, dans son humanité. L’addictologie est aussi une science éducative, une pédagogie de l’apprentissage à la résistance avant d’être une science médicale. L’apprentissage de la liberté est un enjeu absolument majeur dans l’éducation et la prévention 3.
CK: Plus largement, je reviens aux mouvements de fond de la société où on a de plus en plus de différents produits à disposition pour gérer le quotidien, etc. C’est vrai qu’on est dans une société de consommation qui pousse à l’addiction, il est donc nécessaire d’utiliser le concept d’addictologie, de l’avoir comme option.
AM: Comme réflexion sur nous et notre temps. Je pense d’ailleurs qu’il y a de grandes proximités avec la question de l’obésité, un phénomène mondial qui commence à être abordé sous un angle de santé publique, avec aussi des abus du côté médical, qui va chercher le gène de l’obésité alors que tout le monde sait bien que c’est dans nos comportements alimentaires que se trouve l’essentiel des facteurs qui donnent une telle échelle au problème. Il y a là un ensemble de comportements qui confrontent les sociétés à des questions de mise en place de systèmes de régulation, de limitations, de freins et de repères pour savoir quand ««c’est trop» et quand «c’est pas trop», etc.
CK: C’est une réflexion sur notre société, un questionnement sur ses valeurs.
AM: C’est pourquoi ça ne doit pas être uniquement une discipline médicale.
BC: Cet élargissement à l’ensemble des produits a permis à l’action publique de se tourner vers des consommateurs dont les problèmes et les besoins étaient peu ou mal connus des centres de soins spécialisés, que ce soit en alcoologie ou en toxicomanie; je veux notamment parler des jeunes consommateurs. C’est une petite révolution qui est en marche. A tel point que ce recentrage actuel sur les produits, le cannabis en particulier, propose enfin un dispositif centré sur les consommations des jeunes et plus seulement sur celles des adultes toxicomanes ou alcoolodépendants. Même si, au final, il reste à préciser ce que l’on pourra proposer à ces jeunes dont la consommation est juste en train de devenir problématique. Il n’est pas facile aujourd’hui de repérer les concepts les plus structurants d’une clinique de la consommation des jeunes. Parce que la dépendance, les consommations, les symptômes ne sont pas les mêmes que chez les adultes après des années de consommation. Et on voit combien l’élargissement addictologique, après avoir concerné l’ensemble des produits psychoactifs, doit concerner l’ensemble des âges de la vie. Je suis d’ailleurs convaincu qu’il faut une législation qui fasse la différence entre les âges (le tabac ou le cannabis à 13 ans ne posent pas les mêmes problèmes qu’à 50).
AM: Absolument, et on n’est pas suffisamment au clair aujourd’hui sur la question de la responsabilité individuelle selon l’âge. Ce n’est pas pareil dans cette société d’être majeur ou mineur. Et la consommation massive de toutes sortes de substances par des mineurs, souvent très jeunes, est traitée avec tant de légèreté! C’est totalement irresponsable, ce qui ne veut pas dire qu’il faut les harceler et créer un ordre moral pour les mineurs, mais je pense qu’il y a vraiment une énorme question à traiter et qui n’est quasiment pas abordée.
BC: Et qui touche aussi la responsabilité des adultes vis-à-vis des jeunes. Rappelons, par exemple, que malgré tout ce que l’on sait du risque majeur que représente une consommation précoce de tabac, il est autorisé de donner du tabac à un mineur.
AM: Et encore fois, pour moi, l’approche addictologique ça a été une grande aide pour pouvoir penser librement: ce qui vient en premier, chez les adolescents, c’est très majoritairement la consommation de tabac, qui anticipe quasi systématiquement la consommation de cannabis, quand elle a lieu, de deux ans en moyenne. Ce n’est pas un retour vers la théorie de l’escalade, c’est une réflexion sur le fait que le licite entraîne vers l’illicite, que certains types de comportements ouvrent à d’autres, et qu’on aurait quand même intérêt à réfléchir à ça aussi et pas à simplement isoler le problème du tabac, le problème du cannabis, etc.
CK: Le climat politique a changé, on assiste à un retour à en arrière depuis quelques années en France. Qu’est-ce que ça augure, est-ce que malgré tout les acteurs de terrain pourront avancer dans toutes ces synergies qui se sont mises en place?
AM: Pour ma part, j’ai vécu 2002 comme un coup d’arrêt. Il y avait une volonté, comme à chaque fois, de montrer la différence avec la période précédente, donc on est parti dans un retour en arrière vers une approche produit qui était revendiquée à ce moment-là sous le ministère de Mattei, y compris par la MILDT actuelle et son président. Mais depuis 2004, je perçois que les choses reprennent leur route, tout doucement, parce qu’il y a une prise de conscience sur le fond, avec des professionnels qui sont assez unanimes sur cette approche-là et qui ont la volonté de poursuivre, alors les politiques sont obligés de suivre.
PB: Oui, c’est ce que j’appelle le sens de l’histoire, quel que soit ce que la politique peut dire et essayer d’imposer, il y a quelque chose qui est en route, et on ne peut pas revenir en arrière parce que c’est pertinent, tout le monde y trouve de l’intérêt. C’est quand même dramatique de revenir en arrière, parce que ça a été tellement difficile d’acquérir cette vision, et d’aller faire sauter un après l’autre les verrous de la résistance! De voir qu’on met au plus haut niveau de l’Etat la démarche inverse, et là, 6 mois avant la fin du quinquennat, le président de la république découvre que l’addictologie existe, et le raccroche au plan cancer… Tant mieux pour nous, au final ça fait un peu rire puisqu’on avait commencé le quinquennat en nous disant que tout ce qui avait été fait c’était des dangereux gauchistes banalisant les produits, le cannabis en particulier et maintenant on ouvre à nouveau la discussion.
AM: La suite on verra, parce que ça peut aussi être freiné de nouveau. On se retrouve dans un an.